Chère Madame, Cher Monsieur,

Je vous écris pour vous faire part de mon insatisfaction. N’est-ce pas tout ce qui nous reste en ce monde ? Quelque chose qui soit réellement nôtre, et pas issu d’emprunts comme inconscients à d’autres ? Ne faudrait-il pas la chérir plutôt que de s’en débarrasser dans une enveloppe, puis cette enveloppe dans une boîte aux lettres, avant l’interminable cheminement huilé de la distribution du courrier dans les couloirs des grandes entreprises ? Peut-être. Je n’en sais rien. Je ne demande qu’à y croire. Je joue le jeu. C’est faux : en réalité, je ne joue plus. Je ne joue presque plus à rien depuis des mois et des mois. Quel était le dernier jeu que j’ai fini ? Ça devait être Final Fantasy 5. Sur un téléphone portable. Ça doit dater de 2017. C’était bien. Mais depuis ? Pire encore, quel est le dernier jeu actuel que j’ai fini ? Impossible de m’en souvenir. Et vous en êtes responsables. Vous, et d’autres studios encore auxquels je m’empresserai d’écrire également. Les torts sont partagés. Je ne suis pas dupe. Mais c’est une tendance généralisée pour parler comme parlent les requins du monde de l’entreprise. Vous donc. Je ne date pas de la dernière pluie : je sais à quel point le marché du jeu vidéo s’est métamorphosé depuis mon enfance ou mon adolescence. À présent, un jeu triple AAA coûte aussi cher sinon plus à produire qu’un blockbuster au cinéma 1. Et il rapporte tant. Raison pour laquelle les jeux sont désormais de plus en plus standardisés ? Mais vous ne dites pas standardisés dans votre communication, non. Vous dites monde ouvert. La plupart du temps, bien sûr, c’est faux. On ne peut pas aller où on veut. Il y a des barrières invisibles. C’est une tromperie sur la marchandise. Parfois, c’est effectivement le cas, le monde est ouvert. Et plus le monde est ouvert, dans vos jeux, quels qu’ils soient, plus on s’y ennuie. Sur le papier, bien sûr, il y a du désir. Moi aussi j’aimerais pouvoir faire dans un jeu ce que je ne sais pas ou n’ose pas faire dans la réalité. Mais dans les faits, c’est le contraire. Et tu finis toujours par te retrouver à faire dans le jeu ce que tu fais piteusement dans ta propre vie. Tu cherches des portes de sortie. Des moyens de subsistance. Des fois tu trouves des petits boulots. Tu tues parfois des gens, mais pas toujours. Tu remplis des sous-quêtes avec des objectifs dérisoires. Mais ça, c’est déjà la vie. Ai-je besoin dans le jeu d’aller faire renouveler une ordonnance chez un toubib, poster un courrier recommandé ou acheter des tomates au supermarché ? L’ennui vient de là. Du fait qu’au lieu d’insuffler la vie du jeu dans la vie tout court, nous avons fait entrer la vie grise de notre quotidien dans nos RPG, jeux d’action, d’aventure, FPS, et même de sport (car le story telling est partout). Nous sommes cernés. Cela provient d’un mythe, qui est celui que la technologie pourrait tout nous permettre. C’est une erreur. On ne parvient pas à dépasser la vie. À faire mieux qu’elle. C’est peine perdue. Par exemple, si on regarde attentivement les premières vidéos d’un blockbuster annoncé tel que Ghost of Tsushima, on en prend plein la vue. C’est tellement beau. Ces lumières, ce cadrage cinématographique (ce qui, en soit, est un problème ; passons). Et puis surtout, quel mouvement ! Le vent dans les arbres. Les hautes herbes. Un orage couve, c’est sûr. On n’a jamais vu ça. Mais quand on regarde plus attentivement ces images, qu’est-ce qu’on voit, une fois passé le premier effet de sidération, si on peut appeler ça comme ça ? Je vais vous le dire. Ce sont des boucles récursives. Tous les mouvements y sont soumis. Les branches des arbres. Les hautes herbes. Les fleurs. Le vent les fait rouler et, quoi qu’il arrive, le roulement est timé. Qu’ils soient simples ou complexes, ces mouvements finissent toujours par revenir au premier frame de leur animation. Et alors ils repartent à l’identique. Si bien qu’à force de vouloir y croire et d’emprunter les codes d’un réalisme toujours plus absolu, arrive un moment où, non, on n’y croit plus. Car tous les fils sont apparents. Et on en revient aux schémas de vie qu’on pouvait constater dans les premiers pseudo mondes ouverts du genre, je pense à des trucs comme GTA ou Driver. Dans ces jeux, il y a quelque chose que j’aimais particulièrement faire : c’était suivre des gens dans la rue. La plupart du temps, suivre des voitures dans la ville. Aller à une vitesse modérée. Voir où telle berline ou tel 4x4 irait aller. Très vite, on découvrait le pot-aux-roses. C’était des boucles récursives encore. Telle voiture ne faisait que tourner autour d’un point imaginaire indéfiniment. C’était, en soi, une déception. Preuve que la vie du jeu tournait en vase clos, littéralement. Sauf qu’il y a quinze ou vingt ans, tout était différent. Il fallait jouer avec les contraintes du support. C’est comme ça qu’on avance quand on crée. La liberté, c’est soporifique. La contrainte, c’est la vie. Par exemple, je n’ai jamais autant aimé un jeu en simili monde ouvert que Driver 1, justement. Dans Driver 1, le monde n’est pas ouvert, c’est une ville (trois ou quatre villes, dans mon souvenir) fermée, dans laquelle on peut librement se diriger. Et c’est tout. On est une voiture, et c’est tout. C’est un jeu de voiture. Il n’y a pas besoin de sortir de son véhicule pour tuer des gens ou se payer une pute, dealer de la drogue, faire le taxi pour des quidams. On est cette voiture. Ça suffit. Une fois la voiture ruinée (t’as ruiné la caisse !), c’est game over. Il n’y a plus qu’à recommencer. À présent, tu peux faire du deltaplane ou chasser le grizzlie. Cueillir des mûres, préparer des recettes. Mourir de froid la nuit. Où est le fun là-dedans ? Il n’y a même plus de pixels. De moins en moins de cliping. J’ai envie de voir le monde se construire au coup par coup autour de moi à mesure que je fends l’autoroute dans une berline aux vitres teintées et à la carrosserie aliasée as fuck, moi. Moi, j’avais besoin d’aller contre le jeu pour jouer. De détourner le jeu (son univers, ses règles, son scénario, ses codes, son gameplay) pour en faire autre chose. Le plus intéressant, dans une partie de L’entraineur ou de PES, ce ne sont pas les matchs, ce ne sont pas les transferts, ce ne sont pas les heures passées dans des tableurs à croiser les statistiques des mecs et leurs courbes de progression ; c’est ce qu’on se raconte à soi, entre deux écrans, pour combler les vides. C’est le mystère. C’est la fiction. Je joue à des jeux de foot pour motiver mon cerveau à me raconter des histoires de foot. Je joue à Driver 1 pour tisser à mon corps défendant des récits de gangster, ou de non-gangster. De mecs qui conduisent pour conduire dans la vie. Dans la ville. Qui font leurs trucs. Des trucs qui ne me seront jamais dits, ni jamais montrés. Des trucs qui seront, nécessairement, dans le blanc du hors champ, certes, mais à moi. À cause de vous, ça n’est plus possible, sauf à rejouer à l’infini à des jeux de jadis. Peut-être suis-je condamné à ça, finalement, ne rejouer qu’à des jeux du passé. En soi, ce n’est pas un problème. Même ne plus jouer à rien n’est pas un problème. Mais je voulais que vous sachiez que vous avez perdu un client fidèle. Vous avez tué tant de si belles licences. Il n’y a qu’à regarder ce qu’est devenu Final Fantasy ou Metal Gear. Votre argument, c’est que tout soit possible. Voilà d’où viennent (et où vont) les mondes ouverts. La liberté absolue de tout faire. Or donc de ne rien faire du tout. Car, lorsque tout est donné, que reste-t-il à prendre ? Comment puis-je jouer moi aux dépends du jeu même ? Je me souviens avoir fait d’F-Zéro un autre jeu que ce qu’il était. Destrega, qui est un jeu anecdotique, avait été repensé pour devenir autre chose. Et je courais des Tours de France sur Fuel. Que voulez-vous que je fasse d’un GTA VI ou d’un Death Stranding ? Est-ce que tout ça vous parle ? D’ailleurs, était-il indispensable de faire parler tout le monde ? Final Fantasy a commencé sa lente descente aux enfers à partir du moment où, à ces personnages qui n’étaient pas seulement les vôtres mais également à nous, vous leur avez conféré la parole. Le 9 est le dernier grand jeu de la licence. Les suivants ne seront plus que des gesticulations en HD tout au plus. Lorsqu’un personnage ne s’exprime que sous forme textuelle, c’est un peu de nos voix (c’est-à-dire de nos âmes) qu’on leur prête. Pourtant, ça avait si bien commencé ! Quelle émotion c’était lorsqu’on en est venu à découvrir, en 1994 les premiers mots digitalisés sur une cartouche SNES. Du moins ceux que moi j’ai entendus pour la première fois. Voici ce qu’ils disaient. The last Metroid is in captivity. The galaxy is at peace. Derrière, au-delà de quelques écrans de narration qui suivent l’introduction, il n’y aura plus le moindre mot prononcé durant tout le jeu. Pas seulement aucun mot dit à voix haute, mais aucun dialogue non plus. L’ensemble du jeu, c’est le gameplay qui le dit. Qui le raconte. C’est le labyrinthe cosmique d’un personnage sans voix, sans visage mais pas sans rayonnement. Voilà le genre de trucs que j’ai envie de vivre. Êtes-vous encore seulement capable de concevoir un jeu pareil ?

Bien à vous,

GV


lundi 2 septembre 2019 - dimanche 19 mai 2024




↑ 1 Le jeu le plus cher à produire de l’histoire, Red Dead Redemption 2, a coûté 800M$ soit plus de deux fois le budget du dernier Avengers, j’ai dû vérifier plusieurs fois pour le croire.

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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

Livres : Vers Velvet (Pou, Histoires pédées, 2020). Accident de personne (Othello, réédition 2018) · Le Chien du mariage (traduction du recueil d'Amy Hempel, Cambourakis, 2018) · Mondeling (avec Junkuu Nishimura, publie.net, 2015) · Coup de tête (publie.net, 2013, réédité en 2017) · Accident de personne (publie.net, 2011) · Livre des peurs primaires (publie.net, 2010) · Qu'est-ce qu'un logement (publie.net, 2010)