Il y a quelques jours l’entrée dans le domaine publique de l’Œuvre d’Albert Camus. J’en ai profité pour relire L’étranger, merci à Œuvres ouvertes. J’avais seize ans quand je l’ai lu la première fois. Je me souviens très bien du contexte et de la gueule du bouquin, emprunté à ma mère. Je me disais puisque je vais en L, peut-être se mettre à lire un peu ? L’idée peut paraître amusante, mais j’ai croisé pas mal de personnes, au lycée et même en fac, qui n’aimaient pas lire. Je ne sais pas trop ce qu’ils foutaient là. C’était en juin.

L’étranger n’a pas été ma porte d’accès à la littérature. Je l’ai lu sans trop prêter attention, plus tard j’ai lu La peste, c’était déjà autre chose. Quelques semaines plus tard je lisais Cent ans de solitude, dont la lecture de la première phrase par mon prof de français de l’époque, à voix haute, en cours, quelques mois plus tôt, m’avait marqué au fer rouge : « Bien des années plus tard, face au peloton d’exécution, le colonel Aureliano Buendia devait se rappeler ce lointain après-midi au cours duquel son père l’emmena faire connaissance avec la glace. » Pour moi la littérature commence avec cette phrase. La relire, justement, bien des années plus tard me donne encore des frissons. Depuis ce jour, chaque fois que je dois écrire ces mots bien des années plus tard je les écris en italique. Derrière cette phrase j’ai lu Cent ans de solitude, le reste du livre. J’ai rencontré H. J’ai lu ensuite quelques uns des Pennac. Puis La trilogie new-yorkaise. Puis tout le reste.

Avant L’étranger : quasiment rien. Quelques années avant, Le Seigneur des Anneaux : un périple qui m’avait pris toute une année scolaire. Désormais Tolkien est dans mon iPad, en anglais, mais ça ne change pas grand chose. Maintenant que j’y repense, j’ai surtout aimé lecture du premier tome, celui où il ne se passe presque rien, et la toute fin du dernier, c’est à dire ce qu’il adviendra des personnages mais au-delà de l’intrigue. Un peu plus tard, mais après les Camus, Dans la ville des chasseurs solitaires, un autre fer rouge, qui continue encore de brûler. Voilà toutes les lectures les plus importantes puisque adolescentes. Depuis, j’ai lu des textes à la fois mémorables et importants. Mais aucun pour porter en eux la même intensité.

Peu après, le patron m’a fait appeler et sur le moment
j’ai été ennuyé parce que j’ai pensé qu’il allait me dire de
moins téléphoner et de mieux travailler. Ce n’était pas cela
du tout. Il m’a déclaré qu’il allait me parler d’un projet
encore très vague. Il voulait seulement avoir mon avis sur
la question. Il avait l’intention d’installer un bureau à Paris
qui traiterait ses affaires sur la place, et directement, avec
les grandes compagnies et il voulait savoir si j’étais disposé
à y aller. Cela me permettrait de vivre à Paris et aussi de
voyager une partie de l’année. « Vous êtes jeune, et il me
semble que c’est une vie qui doit vous plaire. » J’ai dit que
oui mais que dans le fond cela m’était égal. Il m’a demandé
alors si je n’étais pas intéressé par un changement de vie.
J’ai répondu qu’on ne changeait jamais de vie, qu’en tout
cas toutes se valaient et que la mienne ici ne me déplaisait
pas du tout. Il a eu l’air mécontent, m’a dit que je
répondais toujours à côté, que je n’avais pas d’ambition et
que cela était désastreux dans les affaires. Je suis retourné
travailler alors. J’aurais préféré ne pas le mécontenter, mais
je ne voyais pas de raison pour changer ma vie. En y
réfléchissant bien, je n’étais pas malheureux. Quand j’étais
étudiant, j’avais beaucoup d’ambitions de ce genre. Mais
quand j’ai dû abandonner mes études, j’ai très vite compris
que tout cela était sans importance réelle.

Albert Camus, L’étranger


mardi 8 février 2011 - dimanche 19 mai 2024


L’image qui sert à illustrer cette note est tirée du film L’homme qui venait d’ailleurs. David Bowie est cet homme. Une autre de mes idoles adolescentes.



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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

Livres : Vers Velvet (Pou, Histoires pédées, 2020). Accident de personne (Othello, réédition 2018) · Le Chien du mariage (traduction du recueil d'Amy Hempel, Cambourakis, 2018) · Mondeling (avec Junkuu Nishimura, publie.net, 2015) · Coup de tête (publie.net, 2013, réédité en 2017) · Accident de personne (publie.net, 2011) · Livre des peurs primaires (publie.net, 2010) · Qu'est-ce qu'un logement (publie.net, 2010)