Notre époque, elle plie sous le poids de ses pensées. Les pensées de tout un chacun exprimées en toutes circonstances et sans aucune forme de retenue ou de filtre sur les réseaux. Quelque part, cette phrase, la précédente, la précédente précédant celle-là et ses X suivantes en font partie aussi. Je suis donc indéfendable. On aura le loisir de nous juger bien salement, dans un demi-siècle ou un, ou deux, ou huit, à supposer qu’il y ait encore qui que ce soit sur cette terre pour nous juger, et qu’ils et elles soient en mesure technologiquement de le faire, et tout simplement qu’ils n’en aient pas rien à cirer de nos vies : n’est-ce pas la première fois dans l’histoire de la civilisation que quiconque aura accès ainsi massivement aux pensées personnelles ? On a tort de parler de données. Ce sont avant tout des pensées. Mais le poids de ces pensées connectées ou non entre elles pèsent sur notre énergie à tous : les fameux serveurs à faire tourner et à alimenter en électricité. Mais qui est-on pour décréter que le silence vaut mieux qu’aucune de ces pensées ? Si je perds le lien avec le silence, je ne suis pas bien. C’est que je pense trop. Je ploie moi aussi sous elles, du moins leur poids, ces pensées. Elles me minent, quand bien même elles ne sont pas nécessairement tristes, ou plombantes. Elles sont. C’est déjà tant. Quel genre d’architecture intérieure faut-il pour supporter le poids d’autant de couloirs, de continuums, de galaxies ? Ne me secouez pas, je suis plein de pensées. Je pensais justement (pensée !) : renouer avec le chœur, dans LS, me servir de ces demi-personnages, ces esquisses d’êtres désincarnés, pour faire passer un message constant. Ce message pourrait être : rien n’est réel, là. Ou, pour le dire plus précisément encore : nous vivons dans une putain de parodie et non seulement on en a consicence, mais on l’accepte. Comment ne pas l’accepter ? Refuser de faire partie de ce monde et monter un genre d’hermitage ; mes pensées sont simplistes et elles n’aideront en rien quiconque à s’extraire de quoi que ce soit, à commencer par moi. Je me disais : l’un de ces personnages pourrait être un enfant de douze ans sur une trotinette en libre service, cherchant à revendre quelque chose, en vain, pour se payer de la kétamine ou de la MDMA (mais ce n’est déjà plus la même chose) et dont l’idéal de vie future serait d’aller miner des bitcoins en Asie et de revenir blindé de pétro dollars et de pétro roubles. Voilà qui serait symptomatique de notre époque, je trouve. Une bêtise. Une illusion. J’y pense j’y pense. Pendant que j’y pense j’y pense, et que j’essaye d’avancer sur ce projet de plan mainstream, ce qui en soit est rébarbatif, je me dis tout de même qu’on a un problème avec les récits tenus sur la longueur. On ne parvient plus à le faire, on s’éparpille alors. LS est très épars, justement, bien que pour l’heure, à proprement parler, LS ne soit encore rien. Ce n’est sans doute pas une volonté de ma part (issue déjà d’une de mes pensées vieilles d’un an ou de six mois), c’est aussi dicté par mon incapacité à mener une narrration longue et unitaire. Linéaire dirait-on. Fort heureusement, je ne suis pas le seul. Fresán n’a, à ma connaissance, jamais écrit (du moins, publié) de roman linéaire. Des trucs comme The Vorrh ou même Telluria voire Vernon Subutex, pour ne parler que de trucs qui fonctionnent, sont des récits construits en une multitude de débuts de livres compilés ensemble. C’est précisément le forme des Détectives sauvages. Que dire encore des entrevoûtes et des narrats postexotiques ? Fragmentation des pensées. Je repense à ce que disait Matthew Weiner : faire de chaque épisode (de Mad Men) un season final. Ici, on a le sentiment que chaque page ou chapitre doit être un incipit. Impossibilité d’écrire encore le grand roman américain, ou français, ou que sais-je, qui prend racines dans l’encre du Bildungsroman, ou dans le corps du roman balzacien. Est-ce encore écrivable en 2050 ou en 2070 ? Il faut se projeter plus loin que nos pensées ne peuvent le faire. Il faut se dire : je n’écris pas pour mon contemporain. Je n’écris que pour des avenirs insondables. Si eux ne savent plus lire le fragmentaire, qu’avons-nous à leur donner ? Si eux ne savent plus lire du tout, à quoi sert-il de continuer à dire, à crire ou à crier, plutôt que de produire, comme tous nos contemporains, des cycles et des cycles et des cycles de ça, des pensées ?


jeudi 13 août 2020 - samedi 18 mai 2024


Tiré de Tales from the Loop



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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

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