Lui, c’est un photographe qui travaille l’envers de ses photos : au verso, il dessine ceux dont il a tiré le portrait sous les traits de personnages de la Bande à Picsou. Moi, je suis englué dans des histoires d’orthographe, d’accords, d’adjectifs qui sont, des fois, des adverbes. Et pourquoi la langue française est-elle aussi complexe ? Dans ces circonstances, il convient d’écrire xxxxx mais devant un adjectif féminin au pluriel et s’il a plu dans les dernières quarante-huit heures, il faut écrire xxxxy. Et bien entendu les auteurs auxquels on se réfère ont toujours cru bon d’écrire des trucs à leur sauce alors on ne sait plus s’il faut plutôt écrire comme Larbaud ou comme Bernadin de Saint-Pierre (j’ai mon idée) car, oui, Bernardin de Saint-Pierre est entré subitement dans ma vie aujourd’hui... et y est ressorti aussi sec. Du reste, ça n’explique pas pourquoi Johnny Rockfort prétend qu’il viole les filles dans les parkings quand il en est à arriver en ville. C’est un truc qui m’a frappé dans ma lecture — en cours à l’heure où j’écris ces lignes mais probablement achevée à l’heure où je les publierai (non) — de Kronos, le versant le plus intime du Journal de Gombrowicz. Voilà ce qu’il écrit (parlant d’une fille, car il tient le compte des personnes avec qui il a couché) celle-là que je n’ai pas pu violer. Un peu plus loin, toujours dans une énumération de conquêtes :

2 putains de Mokotów. L’amie de Jadźka. La danseuse de Wilno. O’Brien de Lassy. La putain, chaude-pisse. La fille que je n’arrive pas à violer. Je me saoule, je me promène dans la ville. La bonne de Zaborów. La serveuse du Zodiak (avec Piętak)

En 1938. Bon, c’est quand même préoccupant. Parce que, pendant ce temps, dans le monde présent, certains de ceux qui s’étaient offusqués, pendant #metoo, que l’on dénonçait des hommes intègres semblent se gargariser qu’Asia Argento, victime d’Harvey Weinstein, ait conclu un accord avec un jeune homme qui l’accusait d’agression sexuelle. Voilà d’où viennent ces trucs : de partout en définitive. Et voilà comment ils circulent au milieu d’autres préoccupations du jour. Par exemple : j’ai dû choisir un extrait de CdT à afficher sur la page qui me sera dédiée sur le site de la MéL. J’ai mis du temps. Ce n’est pas un texte dont on peut facilement isoler des extraits. La marque des mauvais livres ? Je sais pas. Ce que je sais, c’est que si c’était à refaire, je ferais probablement les choses très différemment. J’ai, finalement, choisi ce passage, situé dans la dernière partie du livre, qui n’est pas forcément celle à laquelle on pense finalement :

Je suis mon père à la trace. Il sait pas que je le suis et je sais pas que c’est lui : tout le monde y gagne.

Pour un pas posé sur le trottoir bouillant je plaque semelle idem dans le même mouvement. Mon corps furtif plié sous moi je l’abrite dans son ombre. Filature sans bruit. Vacarme en marge.

Il force le pas. Je crois qu’il m’a vu dans un reflet vitrine. Mains dans les poches il accélère. Je suis. J’avale des glaires. Je crache ma faim. Je tiens quand même et même sous ses coups de speed je décroche pas.

Il prend des voies détournées, piétine exprès dans les rues en travaux, s’enfonce par cœur dans les tranchées sens interdit. Je tourne avec lui.

Il fuse le long des murs, slalome entre les corps, moi je traverse. Fonce.

Il tourne à droite, moi je vais tout droit, cours un peu jusqu’au prochain carrefour, puis vire à droite et droite encore pour le coincer plein axe contre un feu rouge. Une fois qu’il est en face de moi et qu’entre nous y a plus personne et qu’on est seul dans le silence de la rue et que le soleil crépite vertical sur nos deux corps carbo, je me rends compte que derrière son visage c’est pas mon père et qu’en vrai c’est quelqu’un d’autre et je le laisse me cracher à la gueule parce que je lui dois bien ça.


samedi 22 septembre 2018 - mercredi 15 mai 2024




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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

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