À force de me dire (ou de dire à autrui) que les choses n’ont généralement que peu d’importance, ou d’intérêt, quelles que soient par ailleurs ces choses et le degré de clairvoyance de mes propos ou de mes pensées (quand ce sont des pensées) les concernant, j’en viens à craindre qu’il n’y ait en réalité aucune importance ou intérêt à trouver nulle part, ce qui m’amène à douter d’à peu près tout, puis de ne plus douter du tout puisque les choses n’ont même pas le peu importance que je croyais leur prêter avant de réaliser qu’en fait elles n’en n’avaient aucune. Je n’ai pas intérêt à ce que les choses n’aient aucune importance et en réalité il m’importe beaucoup qu’elles n’aient pas aucun intérêt (puisque j’en souffre), mais je ne parviens pas à m’extraire de cette forme, cette forme de quoi d’ailleurs, d’aporie ? Je ne sais pas. Autant s’en remettre au sommeil, du moment bien sûr que ledit sommeil se déroule sur une plage nocturne n’excédant pas 8h30 et n’allant pas en dessous de 7h30. C’est pendant le sommeil que Guyotat porte atteinte à la forme de la planète 1, et c’est en lui encore que Fresán trouve la force nécessaire à l’expression de ses métamorphoses 2. Et moi, je suis dans un cabinet pour les yeux, lui même sis dans un cabinet de cabinets, et toutes les paroies sont en verre, transparentes, parce que c’est la modernité même que de tout voir. Si je consulte, c’est probablement que je ne souhaite pas, moi, voir tout, encore que ce ne soit pas très clair. La personne en face de moi est une femme jeune, originaire d’Asie, et elle ne comprend pas que mon organisme entier soit perfusé par tout un tas de molécules que l’industrie pharmaceutique a voulu insuffler en moi pour des raisons mercantiles et non pas médicales, soit. J’en ai pris acte, et depuis une semaine maintenant, je ne prends plus rien. Mais ça, semble-t-il, le rêve l’ignore. Le rêve m’appuie sur les globes oculaires par l’entremise de ce médecin et sous ses doigts à elle, la douleur ne germe pas. Oui mais quand c’est moi qui le fait, si. Dilemme. N’est-il pas concevable que la douleur vienne en réalité non de mes yeux mais de moi ? De ce que j’y mettrais en moi ? De ce que j’y projette ? Une pensée, ou un torrent de pensées, ça peut faire mal ? À commencer par des torrents de certitudes quant aux choses extérieures et intérieures qui n’auraient aucun intérêt, ou aucune importance, mais ça, je ne le lui dis pas, c’est un songe extérieur voire contraire au rêve : c’est un daydream. Elle me propose un petit exercice dont j’écoute mal les consignes. L’exercice consiste à passer la journée dans une cellule d’aliénés et de regarder quelque chose. Ce qu’on y voit est censé recomposer notre rapport à la réalité : qui nous ment, démêler le vrai du faux, etc. Que tirer de tout ça ? Que les rêves n’ont aucune importance ? Non, aucune matérialité. Et qu’il ne sert à rien de chercher du sens là où il n’y en a pas. N’est-ce pas précisément mon rôle quand j’écris ? J’ai envie de dire, peu importe. J’ai envie de dire, tout est un problème. Un geste, une pensée, une décision, une lecture, et ne parlons pas bien sûr des phrases que je me vois écrire mais que je n’écris pas. Ce serait donc encore une histoire d’écriture ? En l’occurrence, de non écriture. Pourquoi écrire quand on n’a pas de lieu cohérent pour le faire (un site pas en travaux, comme ici, ou une application qui fonctionne partout, pas comme Joplin), ou un lectorat suffisamment ample pour qu’on se sente soutenu ? Ou déplacé plutôt, je me sens déplacé, et sans territoire. Sans toit. De là à dire que je suis sans moi, aussi, il n’y a qu’un pas. Bref, pourquoi écrire quand rien ne sort de ce qu’on écrit, et que ce qui peut en jaillir ne touche personne ? Mais ce n’est jamais réellement personne, pas vrai ? Ce n’est jamais personne, mais au fond ce n’est jamais assez. Ne serait-ce pas plus cohérent alors d’écrire dans le noir ? Un nouveau site. Anonyme. En noir sur noir. Non indexé. Sans réseaux sociaux. Juste un flux silencieux qui émet dans de la nuit opaque. Et personne personne personne pour le recevoir. Sauf à envisager un effort disproportionné ? Parce que (me) lire, ça se mérite, c’est ça autour de quoi je tourne ? Mais moi, je ne tourne pas. Je suis assis au même endroit toute la journée et la vie tourne autour de ce que moi, qui ne la traverse pas, je traverse pourtant. Guyotat encore : Un débat entre littérature et vie, oui, peut-être, mais pas entre ce que moi j’écris et la vie ; parce que c’est la vie, ce que je fais. Dehors, il neige. Sauf que c’est et ce n’est pas de la neige. C’est l’illusion de la neige. C’est de la neige fondue (ou de la pluie épaisse) en quoi la lumière torve fait lever sa blancheur.


mercredi 25 mars 2020 - jeudi 2 mai 2024




↑ 1 Dans ces songes, alors, je vois donc la courbure de la Terre, au bout d’un champ cultivé : les sillons du semeur épousent la courbure, non plus de la colline, mais de la Terre. Comas, Mercure de France

↑ 2 La nuit et les rêves ne sont-ils pas le temps et le véhicule qui nous permettent de changer, de devenir d’autres personnes ? Puis : Je ne ressemble pas à un cerf aveuglé par les phares, mais à un cerf aveuglant au volant. La part rêvée, traduction Isabelle Gugnon, Seuil.

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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

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