Chaque jour à la même heure, les queues rousses se retrouvent à l’arrière de la maison dans le jardin, dit ma mère, qui lit Nietzsche (mais uniquement quand elle cuisine), puis discutent. C’est plus leur jardin que le nôtre. Je ne vois pas les queues rousses. Je vois les génisses dans le pré proche, ainsi que la pancarte carpodromme de Boisset et une coulée de lave préhistorique datant d’il y a six millions d’années. J’ai écrit l’an dernier sur cette activité volcanique pour Chiasma, je viens vérifier que c’est bien conforme à mes visions ; non. Je m’imaginais qu’une coulée de lave était un genre de forme plane, dure mais d’apparence molle, comme de la boue fossilisée. Non, c’est caillouteux et tout est fractionné. Il fait 35 dehors mais moins sous les arbres de ce qui fut donc, sans doute, un jour, la crête nord du cratère d’un volcan bien plus chaud que tout ça. Le monde est toujours là. L’activité humaine visible (villages et fermes au loin), audible (moissonneuse moissonnant quelque part son ombre et/ou son champ), perturbante (4x4 passant tranquillement sur le chemin avec au volan un gamin d’une douzaine d’années, l’air de rien). Nous ne sommes pas dans le passé. Nous ne sommes pas l’avenir. Le présent n’existant pas quant à lui, nous n’y sommes pas non plus. Si nous savons donc où géographiquement nous sommes, nous ignorons tout à fait quand.

Tout bouge, tout vit, tout s’agite, tout se chevauche, tout se rejoint. Les abstractions elles-mêmes sont échevelées et en sueur. Rien n’est immobile. On ne peut pas s’isoler. Tout est activité, activité concentrée, forme. Toutes les formes de l’univers sont exactement calibrées et passent toutes par la même matrice. Il est évident que l’os devait s’évider, le nerf optique se ramifier en delta et se tendre comme un arbre, l’homme marcher dans la perpendiculaire. Tel goût de saumure qui nous remonte des entrailles vient de nos plus lointains ancêtres poissons, du fond des mers, et tel frisson épileptique de l’épiderme est aussi ancien que le soleil.

Blaise Cendrars, Moravagine


lundi 7 septembre 2020 - jeudi 2 mai 2024


Photo (c) Laura-Solange



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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

Livres : Vers Velvet (Pou, Histoires pédées, 2020). Accident de personne (Othello, réédition 2018) · Le Chien du mariage (traduction du recueil d'Amy Hempel, Cambourakis, 2018) · Mondeling (avec Junkuu Nishimura, publie.net, 2015) · Coup de tête (publie.net, 2013, réédité en 2017) · Accident de personne (publie.net, 2011) · Livre des peurs primaires (publie.net, 2010) · Qu'est-ce qu'un logement (publie.net, 2010)