C’est plus fort que moi : quand je suis quelque part, je ne peux pas m’empêcher de penser à un autre lieu que celui où je me trouve. Même quand c’est beau, même quand c’est doux, même quand c’est une respiration que d’être là, c’est-à-dire, le plus souvent, loin de là où je me trouverais naturellement. Naturellement : ce n’est quand même pas un mot tombé par hasard. Par exemple, quand je suis sur une plage du Finistère je me dis que je suis mieux ici que dans un couloir de métro à piétiner vers une correspondance. Et quand j’étais à Tokyo je n’arrêtais pas de me dire, il faudrait pouvoir vivre Paris de la même manière que l’on vit Tokyo. Puis, de retour à Paris : mais comment ai-je pu ne serait-ce que tolérer de revenir ? En soi, c’est absurde mais j’ai tous les droits dans ce journal, y compris celui de sonder la part la plus absurde qu’il y a, ou qu’il devrait y avoir, en moi. Or moi, quand je suis ici, c’est-à-dire loin de tout (et de Paris et de Tokyo, des plages, des bêtes sauvages, de mes lapins qui, sauvages, ne le sont pas, des villes et des pollutions d’elles), finalement faisant l’expérience d’un lieu qui est complètement autre, je pense à Tchernobyl. C’est une maladie chez moi, Tchernobyl. Je veux dire, si ça se trouve, ça l’est. Ou ça le sera. On ne sait pas. Mais surtout, oui, c’est quelque chose qui reviendra souvent. Il y a une page sur le site de l’INSEE qui recense le nombre de naissances par an en France depuis 1982 et, déjà, l’intitulé du tableau fait froid dans le dos : nombre de naissances vivantes. J’ai expérimenté moi-même une naissance vivante et, en 1986, puisque c’est de cela qu’il s’agit, il y a eu 805 542 autres personnes à faire précisément la même chose que moi, c’est-à-dire, au fond, rien. Naître. J’aimerais pouvoir demander à ces 805 542 personnes si elles ont développé au fil du temps, comme j’ai pu le faire moi, une telle connexion à quelque chose d’aussi étranger à eux ou elles qu’une catastrophe nucléaire comme celle de Tchernobyl. Sincèrement. J’aimerais le faire. Et là je me dis, tiens qui dans mon entourage proche est né en 1986 ? Ça ne devrait pas être si compliqué que ça. Je veux dire, je suis censé avoir grandi avec des gens nés la même année que moi (mais en réalité non). Mais qui côtoie encore, vingt ou vingt-cinq ans après l’enfance, celles et ceux avec qui il ou elle a grandi ? Là, faisant rapidement le tour dans ma tête de qui pourrait s’y prêter, je ne trouve qu’une personne (c’est sans doute faux, il doit y en avoir d’autres, ça me reviendra), c’est Sébastien Ménard. A-t-il développé au fil des années une connexion particulière à Tchernobyl, du seul fait qu’il est né lui aussi l’année où cela s’est produit ? Il faudra lui poser la question. Et, quelque part, c’est ce que je suis en train de faire. C’est que, pendant une bonne partie de mon enfance, on m’a souvent ramené à ça. C’est étrange, hein ? Par exemple, j’entendais 86, c’est Tchernobyl. J’aurais été né dix ans plus tôt, on m’aurait dit 76, c’est les poteaux carrés, ce qui était, dans la ville où j’ai grandi, un autre genre de catastrophe sur laquelle on peut se bâtir une identité. Est-ce que c’est ça que j’ai fait ? Parce que j’aurais tout aussi bien pu me dire, que j’étais, moi, lié à une catastrophe, quelle qu’elle soit. Faire ce raccourci-là. Mais non. Je crois que je me disais, dans ce proto-langage intérieur qui devait être le mien, il y a quelque chose de moi dans cette catastrophe, ce qui est très différent en réalité. La formulation est presque la même mais c’est du contraire qu’il s’agit. Il y avait quelque chose de moi à découvrir dans cette catastrophe. Quelque chose à découvrir. Quelque chose d’une douceur et d’une chaleur humaine immense, inimaginable même, puisqu’elle m’était intimement lié. Et je me disais (du moins, non, je ne me disais pas, mais j’imagine que je me le disais a posteriori) que ça n’appartenait qu’à moi. Je n’avais pas conscience, alors, des 805 542 autres. C’était une catastrophe, d’accord, c’était susceptible de tuer, brutalement ou à petits feux, des milliers, des millions de personnes, certes. Mais il y avait quelque chose là-dedans, quelque chose qui n’avait pas besoin d’être là encore, d’être flagrant, quelque chose à découvrir par soi-même, qui pouvait sauver tout le reste. Quelque chose d’infiniment bon et proche de moi. Merde. À Tchernobyl. C’est quand même étrange. Et c’était quoi ? Je ne sais pas. Je ne peux pas le dire. Peut-être ce n’est rien d’autre que quelques pages écrites et qui s’appelleraient t. Et je vais te dire : il n’y a rien d’autre à dire de t sinon que c’est le récit de jeunes gens partis chercher là-bas de la douceur. Ou quelque chose de beaucoup plus ample encore que je n’ai pas, à ce jour, écrit, lorsque t deviendra autre. Mutera quelque part. Peut-être ce sera un jour faire une résidence sur place, comme Emmanuel Lepage l’a fait. Peut-être c’est tout simplement la vie sauvage qui s’est trouvée, là-bas, un havre de paix sans l’homme. Peut-être que c’est la perspective d’une vie paisible au-delà de toute civilisation humaine, comme à Angkor ou Tikal. Ce sont des suppositions. Et ce n’est certainement pas ici que je trouverai la réponse, ça je le sais. En revanche, ce que je ne sais pas, c’est ce qu’ont pu ressentir, imaginer, envisager comme pire option possible des gens comme, je ne sais pas, mes parents à cette période-là. Parce que, je vais te dire, cette voix que j’ai entendu me dire 86, c’est Tchernobyl, le plus souvent, c’était la voix de ma mère. Comment ont-ils vécu ces jours avec deux enfants en bas âge dont un bébé de trois ou quatre mois ? Et comment cette angoisse, car j’imagine qu’il y a eu de l’angoisse, s’est métamorphosée en quelques mots très simples : 86, c’est Tchernobyl qui deviendraient, ensuite, une autre sensation, très simple là encore, simpliste même sans doute, celle de se dire, tu n’es pas seul sur terre, la preuve, il y a Tchernobyl ? Comme si c’était quelqu’un ! Peut-être, c’était quelqu’un. Reprenant le texte de cette entrée, qui finalement ne dit rien de ma journée ici (mais finalement est-ce le but ?), je suis allé chercher dans le journal le moment où, en France, le nuage radioactif de Fukushima nous passait dessus. Puisque là, j’avais des archives. Je ne parvenais pas à me souvenir, est-ce que j’étais, ce jour-là, sorti ? Je ne travaillais pas à l’époque, ne commençant mon contrat chez STAT que deux mois plus tard, pendant l’affaire DSK. Et voilà le résultat. J’ai l’air de m’en foutre pas mal. Pas complètement mais pas mal. Qu’est-ce que ça dit de moi ? Pas grand chose. Si ce n’est que c’était bien, je pense, d’avoir pris quelques minutes ici pour me remémorer, non, m’imaginer mes parents à un âge égal ou un tout petit peu plus jeune que ne l’est le mien aujourd’hui. Mes parents qui, malgré Tchernobyl, et malgré tout ce qui a pu (ou n’a pas pu) se produire ensuite, malgré le fait que je me suis quand même révélé être, il faut bien le dire, au fil du temps, un drôle de fils par moments, ne s’en sont pas si mal sortis que ça. J’imagine que c’est ma façon non pas de les en remercier mais de trouver un écho entre les époques et les nuages (radioactifs ou pas).


mercredi 26 juin 2019 - dimanche 19 mai 2024




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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

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