Le gars tout contre, la tête pressée contre la vitre, lit (mais debout) un livre en papier dont le titre, je l’attrape, est Robots and falling hearts. Je reviens de mon premier jour chez STAT, des robots j’en ai vus, sauf qu’ici on ne les appelle pas « robots » mais « automates haut de gamme » ou « androïdes dernier cri » ou bien « cybermen de prestige ». Ma théorie les concernant ? Ce serait des clones. Des expériences quelconques. Des corps désincarnés. Et pour les fallen hearts ? Je m’excuse auprès du gars tout contre. J’avais cru lire broken. Je m’étais dit : oui, moi aussi.
Toute la journée je me suis répété : on peut se tutoyer ? Toute la journée chercher dans la machine les bons numéros de pièce pour réparer les clones en toc. Il n’y a aucun exemplaire vivant dans les bureaux parisiens. Uniquement des free samples, mais vides. Voilà pourquoi je suis déçu. J’en profite même pour demander : j’aurais besoin d’une peau toute neuve, est-ce que je peux bénéficier d’une réduc STAT spéciale employé ? J’en ai besoin, car la bride de mon sac bandoulière frotte toujours au même endroit et me découpe la hanche. Peut-être qu’à force de bosser là-bas je deviendrai comme eux. Par mail Svetlana me souhaite bon courage et prend même de mes nouvelles. Mon cœur brisé-tombé-cloné soudainement ne l’est plus.
J’ai répété en boucle : on peut se tutoyer ? Je les supplierais presque. À l’heure dite j’explique au chef le truc, ce que j’explique : à chaque fois que j’entends cette musique je dégaine l’appareil et je prends une photo. Quelqu’un dans le wagon derrière répète : je me vide de mon sang. J’ignore si c’est réel ou bien si c’est une blague mais le train s’arrête encore en plein milieu des ombres, suffisamment pour que je me dise : plus jamais je ne reprendrai la ligne A !, mais de qui je me moque ? Je m’étais promis en revenant de ne pas filer à la fenêtre pour y chercher le Husky de la maison d’en face, et où je me trouve actuellement ? Mes jamais, mes toujours, ils n’ont aucune valeur. Et le Husky toujours pas là. Le chef se fiche de mes photos comme si elles n’existaient même pas. Je lui demande est-ce que vous faite aussi ce genre de clone high-tech capable de filmer tout ce qu’il voit ? À terme, j’aimerais devenir comme ça.
Levé jeudi quatre heures et demi pour rallier tôt l’aéroport, lequel ? pas d’importance. De là rejoindre le bon cargo, celui capable de nous larguer plus loin vers l’est, pays sans nom dont on parle pas la langue, à peine si on connaît plus de trois noms de ville qui soient pas liées à je ne sais quel club de foot (et puis le décalage horaire, léger mais réel, oublié que là-bas mais si proche fallait compter avec la symphonie des heures). Sortant du zinc j’ai dit : « putain » et j’ai pensé c’est pas trop tôt. Je paye de ma personne pour avoir choisi peut-être la mauvaise boite le mois dernier : STAT voulait que je visite les usines et que je traverse une ou deux réunions. Veste noire chemise blanche, pas de cravate, à peine la peau tendue sur le bon visage : le mien.
Arrivé à l’usine, celle qui fabrique les automates de type moderne, assister à toute la chaîne de production des corps factices, de A la fusion des plaques de polycarbonate termoformées sur le squelette alu à Z la mise en sacs et en cartons prêts à être balancés au cul des semi-remorques en départ côté Ouest pour l’Allemagne et la France. J’observe à vingt centimètres d’elles les maquilleuses qui à la chaîne font les dernières retouches, et à la main toujours, comme ça qu’on sait qu’on a affaire à du haut de gamme, la qualité prime avant tout, les corps ici sont les meilleurs, je me sens bizarre, j’ai l’impression de traverser un zoo. Au niveau de la confection des séries que chez nous on appelle V³ : « Virtual Vision Vortex », je mate les bras armés du mécanisme XXL visser sur les épaules d’un automate encore brillant (couleur rouge métallisé, légers reliefs sur la peau censés mimer le cuir, léger comme du papier, solide façon kevlar) le crâne à l’intérieur duquel on versera, un peu plus tard, le fameux cybercerveau qui fait toute la fierté de la marque. Sur le devant de la face d’autres bras, d’autres câbles, d’autres forces en fusion, appliquent délicatement l’écran Oled tout incurvé et sur lequel seront projetées les cyberfaces par défaut, celles qu’on implantera, ensuite, dans la mémoire interne. Le mec en charge de la visite, après m’avoir interdit de sortir mon portable pour prendre quelques photos, et m’avoir indiqué qu’ici « la moindre machine qui intervient sur ces modèles est unique et brevetée », m’explique en vieil anglais que c’est à ce niveau que STAT révolutionne la conception d’automates de loisir et met vingt ans de retard dans la vue des concurrents. Non seulement ils atteignent enfin le stade de la robotique, mais ils assument aussi leur part de virtuel car : qui voudrait vraiment retrouver chez soi le même genre de Ken que ceux qu’on voit, statues de cire, dans les vitrines de n’importe quel magasin de fringues ?
Plus loin, autre aile de l’entrepôt appelé ici « la couveuse », la zone du contrôle qualité que dans la mienne je nomme crash-tête. Les séries produites plus tôt y sont testés pour vérifier qu’ils supporteront, plus tard, tous les outrages de la vie humaine. Des machines rudimentaires testent la résistance des charnières au niveau des épaules et des bras, les corps sont suspendus sur la tranche et sont lâchés, huit mille fois de suite, juste pour vérifier que les tendons résistent bien. D’autres modèles courent le cent kilomètres sur un tapis roulant gorgé d’obstacles. D’autres se font frapper, poncer, tirer par des modèles d’automates obsolètes dont ne subsiste sur la structure que le squelette décoloré et dont les membres sont affublés d’outils divers et ridicules tels que des marteaux, des perceuses, des surfaces abrasives. Faut voir aussi comment sera gérée l’usure des matériaux surface. Idem la résistance au vent, à l’eau, à la chaleur. Idem aussi la solitude, l’ennui, la dépression ? Je ne pose pas la question. Il n’existe, ni dans cette salle ni dans une autre, aucun robot psychanalyste. De la même façon, je me demande au juste quels automates ont pu tester, en amont, la résistance de ceux censés effectuer les tests, et je pense Ouroboros.
Dans la voiture qui me ramène à l’aéroport en fin d’après-midi laisser tomber ma main dans cinq cent grammes de bombecs locaux (et j’imagine toute la texture lâchée dans les cuves à 500° de l’usine, les belles couleurs que ça ferait). Silence, je mâche. J’ai visité mais en vitesse le centre de réparation des corps, celui auquel je suis censé être rattaché en qualité d’opérateur de gestion SAV. J’ai vu sur l’étagère des bras, des jambes et des poumons classés par types, dates et versions. J’ai pris moi-même température des statistiques locales. Chaque jour entre cinquante et quatre-vingt-dix corps sont déposés au SAV. La plupart repartiront le soir même. Une dizaine de minute par corps cabossé, voilà comment ça marche. Au-delà on renvoie, irréparable, ou on échange, on rembourse, selon désir de l’enseigne. Tous les corps déposés en attente sont débranchés, déconnectés, sans énergie, n’empêche, dans les couloirs du centre on pourrait croire qu’ils me suivaient des yeux, même si inexistants, et je me suis souvenu mon rêve la veille : quelqu’un, j’ignore qui, pleurait entre mes bras non pas la mort mais la disparition d’une femme qui visiblement lui était chère.
Ce que j’ai mâché entre deux sièges : des crocodiles multicolores. Dans le reflet de la vitre, qui sait combien d’autres visages à la place du vrai mien. Pas de migraine pourtant mais l’impression que les yeux fondent. Peut-être le genre de dysfonction qui n’existerait pas si je me faisais greffer une face Oled à la place de l’ancienne ?
Une fois retombé côté sol à Paris m’enfermer dans les wagons bien mécaniques et rassurants des trains de banlieue et de banlieue de banlieue. Très peu de corps à l’intérieur, des vrais, des faux, comment savoir ? J’en ai, je crois, croisé des plus vivants en train d’agoniser dans les couloirs du SAV. D’autres rayonnent, mais c’est forcé : je ne sais plus les distinguer les uns des autres, ce qu’on appelle la réalité flagrante pour moi désormais ne l’est plus.
Retour back home neuf heures et demi, sur mon bureau mon nouveloeil tombé de La Poste le matin même, encore dans son colis, prêt à être ouvert, initialisé, testé, mais ce que j’ai dit à H. : « putain », ensuite j’ai mastiqué et j’ai dormi.
Vendredi ville fantôme. Des touristes sur les quais. On me fait ses adieux. J’écris une lettre à E., la deuxième cette semaine. Ça alors, j’ai une correspondance. A-t-on déjà appelé librairie « Dédale » sans le moindre autre mot ? Je me retiens de lui souffler l’idée. Un chinois fermé, l’italien ouvert. Trop gras me dit-on. Trop d’olives et trop d’huile extraite de. Dans mon dos le miroir et ce fantôme de moi. Je sens tout ce qui vibre derrière, autour. Est-on prêt pour demain ? Avons fini lecture de la deuxième partie d’Ulysse. L’incroyable Circé, juste après l’épisode des Bœufs du soleil, incroyable, je reviendrai dessus, oui. Je note la scène clé1 (l’une des scènes) de Circé : le poing dans la gueule de Stephen, celui d’un militaire, juste avant la fin de la deuxième partie et derrière : Bloom à son chevet et ce qu’il voit : le fantôme de son fils. « A white lambkin peeps out of his waistcoat pocket. » Je me suis souvent retrouvé à écrire, sans le vouloir mais dicté par la main, des scènes de rencontre entre deux types, l’un percutant l’autre avec le pare-brise de sa voiture et l’autre : le visage étalé sur la vitre. Je ne sais pas d’où vient cette image. Je comprends le mouvement de cet Ulysse. Rien à voir avec première lecture, quand j’avais dix-huit ans. Quel gigantisme. Nous partons demain. N’est-ce pas, partons-nous ? J’espère que nous partons. Le ciel se désenclave.
BLOOM : (Runs to lynch) Can’t you get him away ? LYNCH : He likes dialectic, the universal language. Kitty ! (To Bloom) Get him away, you. He won’t listen to me. (He drags Kitty away.) STEPHEN : (Points) exit Judas. Et laqueo se suspendit. BLOOM : (Runs to Stephen) Come along with me now before worse happens. Here’s your stick. STEPHEN : Stick, no. Reason. This feast of pure reason. CISSY CAFFREY : (Pulling Private Carr) Come on, you’re boosed. He insulted me but I forgive him. (Shouting in his ear) I forgive him for insulting me. BLOOM : (Over Stephen’s shoulder) Yes, go. You see he’s incapable. PRIVATE CARR : (Breaks loose) I’ll insult him. (He rushes towards Stephen, fist outstretched, and strikes him in the face. Stephen totters, collapses, falls, stunned. He lies prone, his face to the sky, his hat rolling to the wall. Bloom follows and picks it up.) MAJOR TWEEDY : (Loudly) Carbine in bucket ! Cease fire ! Salute ! THE RETRIEVER : (Barking furiously) Ute ute ute ute ute ute ute ute. THE CROWD : Let him up ! Don’t strike him when he’s down ! Air ! Who ? The soldier hit him. He’s a professor. Is he hurted ? Don’t manhandle him ! He’s fainted !
What spectacle confronted them when they, first the host, then the guest, emerged silently, doubly dark, from obscurity by a passage from the rere of the house into the penumbra of the garden ? The heaventree of stars hung with humid nightblue fruit. With what meditations did Bloom accompany his demonstration to his companion of various constellations ? Meditations of evolution increasingly vaster : of the moon invisible in incipient lunation, approaching perigee : of the infinite lattiginous scintillating uncondensed milky way, discernible by daylight by an observer placed at the lower end of a cylindrical vertical shaft 5000 ft deep sunk from the surface towards the centre of the earth : of Sirius (alpha in Canis Maior) 10 lightyears (57,000,000,000,000 miles) distant and in volume 900 times the dimension of our planet : of Arcturus : of the precession of equinoxes : of Orion with belt and sextuple sun theta and nebula in which 100 of our solar systems could be contained : of moribund and of nascent new stars such as Nova in 1901 : of our system plunging towards the constellation of Hercules : of the parallax or parallactic drift of socalled fixed stars, in reality evermoving wanderers from immeasurably remote eons to infinitely remote futures in comparison with which the years, threescore and ten, of allotted human life formed a parenthesis of infinitesimal brevity.
James Joyce, Ulysses
Cette planète qui se rapproche, immobile sur la surface de mon écran boulot, n’est ni Mélancholia ni aucune autre, je l’appelle Jupiter. Comment savoir si elle aussi n’ira pas traverser tous mes yeux à une vitesse de 90000 frames par seconde ? Je ne sais pas. Ce que j’en dis, le monocasque enfoncé oreille droite en décrochant : STAT Guillaume bonjour, suivi souvent par cette monosyllabe : etc. En arrivant matin, au quinzième sous-sol du sous-sol d’Opéra, j’ai eu si honte de lire se déployer sur les portes de l’ascenseur la phrase : les nègres puent. Les noms d’enseigne successivement elles me prédisent combien journée (aujourd’hui) sera bonne et je les crois : Bonne journée, Bon appétit et puis Bonne merde. Quant à celle qui m’ignore à ma droite qu’en penser ? Neck neck, je me pose la question du sens. Les mots ils sont écrits au stabylo bientôt les portes sur eux se fermeront, bouffés par la crasse prise en accordéon. Ils lèvent le rideau de fer. C’est la fin des vacances pour tous les fantômes de ces mecs que je me suis surpris à ne plus trop croiser ces deux dernières semaines. Paris reprends ses formes humaines. Celui qui remonte, l’air de ne pas y toucher, le zip de sa braguette coincé dans l’autre zip de sa braguette ouverte. Celui que je connais assez pour lui donner du tu et puis lui dire bonjour mais lui ne me connaît même pas. Celui en short qui s’époumone sans rien parler devant vitrines de ces agences contemporaines qualifiées par certains (mais par moi non jamais) d’immobilières. H., je l’espère, nous ne serons jamais propriétaires de rien, sinon nous-mêmes, et j’espère vivrons-nous toujours à même les courants d’air, à peine de quoi faire buter sur nos silences nos mots, sur nos mots d’autres mots, nos soupirs, oui, oui surtout nos soupirs. Au bas de mon calendrier il est écrit en bon anglais : 131 days left in the year. Savoir comment mutera cette pseudo vraie promesse dans les dix, dans les quinze, les vingt prochaines années futures. Je crois que mon contrat chez STAT prendra fin en même temps. Nous ne sommes que nous deux, à trois ce sera, ce serait différent. Je cherche des doigts les bonnes lettres : les bonnes sur le clavier par cœur. Serons-nous, serions-nous, devriendrons-nous « famille » ? J’effleure les touches pour déverser ma littérature grise. Des questions sans réponse. Je vis toujours sous l’effet de Melancholia puissance dix. Ce que je vois : Charlotte Gainsbourg se retourner. Encore. Moi-même je me retourne. Conversation entre deux sourds, l’un clope aux doigts. Savoir si le mégot altère autant les mots articulés par les phalanges qu’un mec qui parle avec sa gorge et dont le souffle et dont le filtre entre les lèvres et dont les cendres défont la voix. Combien de temps Jupiter seule mettra pour déborder tout contre moi ? Je n’ai le temps de rien, bosser à n’en plus savoir l’heure. Mais j’ai le temps, bien sûr, de voir venir l’instant ici palpable où Ulysse décidera de massacrer tout le monde. Melancholia les prétendants. Ce que je sais : Stephen décline l’invitation de Bloom de passer là la nuit. Sous les étoiles ils pissent. Bientôt tombera l’heure de terminer mon tour du monde de la planète Ulysse. Bientôt Molly trois-cent-cinquante-quatre fois prononcera le mot oui et l’autre non six-cent-quarante2. Se séparer, oui mais de quoi ? Ce sera non peut-être.
How did they take leave, one of the other, in separation ?
Standing perpendicular at the same door and on different sides of its base, the lines of their valedictory arms, meeting at any point and forming any angle less than the sum of two right angles.
(...)
Alone, what did Bloom hear ? The double reverberation of retreating feet on the heavenborn earth, the double vibration of a jew’s harp in the resonant lane. Alone, what did Bloom feel ? The cold of interstellar space, thousands of degrees below freezing point or the absolute zero of Fahrenheit, Centigrade or Reaumur : the incipient intimations of proximate dawn.
Je meurs 840 fois de suite à trop vouloir frôler le vide à la cime de Beaubourg, tout ça pour une photo de Paris : une île. Nous croisons, au sommet, des corps (de la viande) emballés sous vide. Avant que notre oeil les oublie s’ouvre une bulle d’air entre la chair et le film plastique. Je regarde de haut en bas les images. Je pense à Jean de l’ours. « Carne, carne ». Nous sommes venus pour l’exposition Munch. J’aime autant mieux me taire devant les toiles, c’est bon prétexte. Les analyses à voix haute des voisins me fatiguent. Le cri n’y est pas. Je viens pour le silence. Je le trouve sur cette toile, L’artiste et son modèle.
Je vois peu les photos, idem les exterieurs. Moi surtout les chambres. Bancales. Minuscules. À l’échelle malmenée. Plus loin, la salle des cercles, et l’obsession du peintre pour l’oeil malade et ce qu’il lui fait voir, je repense à cette phrase de Larbaud : « Il se peut que l’irrégularité de l’écriture vienne en partie de l’irrégularité du pouls ». J’en reviens toujours à cette phrase. Je retourne voir L’artiste et son modèle. Je prends en photo cette version du Baiser gravée sur bois, mon fantôme en surexposition.
Nous profitons de l’heure, désertique, pour visiter aussi l’exposition permanente. Je cherche des yeux Francis Bacon, et avant lui son nom. J’ai des pensées abstraites. Il n’y aurait, ici, rien sur La merde. J’essaie d’être concis. Nous rentrons. Au resto proche Louvre, temps d’août X degrés, je commande, médiocre, une fondue savoyarde. Dans le train du retour 4ème épisode de Berlin Alexanderplatz, le podcast. H. s’endort3. Je traverse, stupéfait, l’été de Philippe de Jonckheere, via son superbe montage Demain sera aujourd’hui, même si tout s’arrête.
H. m’attend à la sortie du taf pour que nous traversions, ensemble, l’Octobre plus conforme à notre idée d’octobre. J’apperçois Jean-Paul Rouve quelque part rue de Sèze qui fait plus vieux sur son visage qu’à la télé poudrée. Sur le cimetierre des Halles un grand chien blanc qui tire vers moi cet autre chien, celui qui hurle, et je me dis j’aimerais, juste une fois j’aimerais, le kidnapper pour le promener dehors avec mon ombre, les voir courir. Au Num de nuit cocktail, des nèmes au chocolat. Les larmes aux yeux l’article qui m’explique qu’il neigerait depuis cent millions d’années sur Encelade, satellite de Saturne. C’était pas Sèze, c’était de Caumartin. Je télécharge le Solaris de Tarkovski. Une ombre noire s’effondre sur elle-même, c’est pas un chien c’est un buisson, pas un buisson un homme mais je ne regarde que les chiens.
J’allais me retourner et je songeai que peut-être l’arbre aurait perdu sa parure ridicule, ces boîtes, cette urine répandue, enfin ce que l’on ne voit jamais au pied des arbres et qui ne peut être que le jeu des gosses ou du rêve. Tout, même, pourrait avoir disparu. Était-il vrai que des philosophes doutassent de l’existence des choses qui sont derrière eux ? Comment surprendre le secret de la disparition des choses ? En se retournant très vite ? Non. Mais plus vite ? Plus vite que tout ? Je tentai un regard derrière moi. J’épiai. Je tournai l’oeil et la tête, prêt à... Non, c’était inutile. Les choses ne sont jamais en défaut. Il faudrait tourner sur soi avec la vitesse d’une hélice d’avion. On s’apercevrait alors que les choses ont disparu, et soi-même avec elles.
Jean Genet, Pompes funèbres, L’immaginaire, P.43-44.
Rien ne ressemble à la nuit. Tout est conforme, rien n’est pareil. La porte est restée grande ouverte comme il l’a laissée. La trappe s’ouvre sur le néant comme une invitation obscène. L’absence de lumière rend le trou plus menaçant que la veille. Quelqu’un aura éteint. On n’y voit goutte, mais celles que l’on entend établissent la hauteur du puits. La barbe en écharpe, Max descend prudemment le long de l’échelle. Des veilleuses éclairent les couloirs au strict minimum. Il y a beaucoup plus de portes que de murs. Toutes sont solidement cadenassées. Sauf une qui ne résiste pas à son coup d’épaule.
J’étais en retard, ne le suis plus, ai croisé dans les couloirs des fantômes, fantômes faits de la tête au pied et flottent leurs deux yeux noirs au milieu, on suppose, des visages. Ensuite, une fois tassés mes os dans le fauteuil en cuir et déverrouiller quelques dizaines de fois l’écran, voilà la liste des choses qui m’ont été dites par elle, au sud, et vieille et carne, handicapée, malade et cancérigène, téléphoniquement parlant :
— Vous me prenez pour une conne eh
— Vous vous jouez de moi
— Vous vous foutez de ma gueule
— Et elle qui me fait chier parce que vous
— Qu’est-ce que vous venez m’emmerder
— Vous aussi vous êtes bien con
— Mais viens viens donc viens en banlieue on te cassera les dents
— Vous êtes un enculé
— Vous êtes une bande d’enculés
— Ça vous plaît hein que je parle en beau français.
— Vous tirez avec une Kalachnikov sur mon cerveau
— Vous avez le cerveau fermé
— Vous êtes en train de me mettre dans une boite mais c’est vous qu’il faudrait mettre dans une boite
— Vous êtes un connard monsieur
— Un connard
— Connard connard connard
J’ai répondu voix haute « non je ne tire pas avec une Kalachnikov sur votre cerveau, madame Machin » et tiens du coup tout l’openspace avec ma voix. Mais je préviens avant, deux fois, de raccrocher, et quand je retrouve mes précieux mètres carré j’allume tout, ferme la porte, monte le chauffage, cherche au noir le pomme lapin, checke le détecteur d’humidité bloqué sur le soixante, pisse, souffle, attend les bras ouverts que H. revienne de son propre périple et bois.
Jonathan Capdevielle dans Jerk, mis en scène par Gisèle Vienne
Se dit qu’elle a merdé avant même d’avoir commencé, que les mots de Guillaume Vissac encore une fois c’est pas n’importe quoi, en général me scotchent en uppercut and less is more.Pourtant de temps à autre sans crier gare, tu dois frôler quelque chose qui te laisse suffisamment inconsciente ou cinglée pour te porter volontaire le sourire aux lèvres et la fleur au fusil, du genre bonjour c’est moi, j’adore les opérations kamikaze et puis l’adrénaline aussi.Alors pour ne pas faillir au dérèglement qui fait loi, coller à ton désordre, tu as laissé les jours filer plus vite que toi, t’es enroulé dedans en renversant les yeux lorsqu’il t’embrassait, avec toutes ces sensations qui vous traversaient violemment dans l’instant et en accéléré puisque pour le moment tu vis ici et lui là-bas.Jusqu’à l’enchaînement soudain ces dernières heures d’une suite d’incidents en série comme d’étranges téléscopages sous forme de répétitions troublantes d’une histoire à l’autre.Sinon à part ça tu vas leur écrire quoi aux vases communicants, parce-que si tu continues à penser à lui un peu tout le temps maintenant qu’il est rentré, tu peux me dire à quoi ça rime tes intiatives ou tes élans à la con si tout ça se dégonfle comme un ballon.
Aucune intention de rester planquée ni de faire la morte, petit soldat part au combat sans jamais savoir où il va, sachant seulement qu’il va tomber.Pourtant aucun danger ne guette, juste des mots, rien de grave, de toute façon tu vois ils vivent leur propre vie même sans toi et puis le ridicule ne tue pas jusqu’à preuve du contraire.Ca te rend simplement un peu triste lorsque tu ne trouves pas l’espace ou la plage de temps nécessaire pour t’y réfugier et t’enfermer à double-tour dans ce qui paradoxalement t’apparaît comme une extension nécessaire du territoire.Tenter d’inscrire ce qui manque, ce qui ne parvient pas à se faire entendre ou à faire jour dans le réel, ce qui fait mal et sens à la fois, ce qui résiste aussi.Puisqu’en définitive c’est ce qui se joue ici pour toi, essayer de dire ce qui se dérobe depuis l’enfance, ce qui est là mais en creux, en exil et en rupture, le côté junkie addict sans substance de cette histoire presque blanche à force de consolation impossible à étancher.Alors laisse couler ce que tu ne peux combler pour t’en détourner ensuite, pour oublier ce que tu connais et tracer ailleurs ou simplement continuer.Parce-qu’écrire pour se souvenir ou pour oublier c’est la même tentative de laisser simplement derrière pour s’ouvrir à la transparence.
La plupart du temps tu te demandes ce que tu fous là lorsque tu te retrouves parmi ces gens qui écrivent vraiment ou tout au moins qui vont au bout du truc et trouvent le souffle, alors que toi tu éprouves toujours quelques difficultés à respirer et pas seulement parce-que tu fumes trop, mais aussi à distinguer ta voix parmi les autres, enchevêtrée dans la cacophonie ambiante.Ce qui fait cohérence aujourd’hui, c’est ce chantier qui a débuté ce matin dans la rue, les hommes sous casque creusent le bitume et c’est l’asphalte, novembre à n’en plus finir, les trottoirs gris et humides encore plus que le bruit, qui te sort par les yeux.Quoi qu’il en soit leurs engins te vrillent les tympans, alors s’isoler côté cour dans la chambre, laisser les enfants déambuler sans toi, s’affaler sur ce grand lit qui dévore presque toute la surface de la pièce et avancer comme sur un fil, juste en roue libre.Tu ne sais pas comment prendre le truc, tu ne sais pas l’apprivoiser et pourtant c’est sans doute la seule chose qui te colle vraiment à la peau, qu’importe l’opacité, tu n’es pas si paumée finalement, juste un peu égarée dans ce qui ressemble ce soir au brouillard, reste plus qu’à le découper en morceaux et tout ça sans couteau.Tu peux encore faire semblant, suggérer à ton corps défendant de rester perméable, maquiller ton intérieur comme une voiture volée, il te restera toujours une arête en travers de la gorge ou un angle saillant sur lequel te cogner si tu prends la tangente.En fait dis-toi que c’est juste un os, un os coincé à l’intérieur, un truc à déterrer, alors va chercher.
Cette nuit j’ai rêvé d’un bébé prématuré, un qui venait de moi, mais rien vu rentrer, rien vu sortir.D’abord j’ai cru qu’il était mort-né vu le silence pesant qui s’est abattu sur cette salle d’hôpital lorsque j’y suis entré, me suis dit que c’était risqué, que si je le regardais je risquais de le reconnaître ou pire de me mettre à l’aimer sans en avoir le temps, d’être engloutie par cet inconnu, sorte d’alien de sexe masculin ayant trouvé momentanément résidence dans mon ventre, engendré confusément dieu sait comment ni avec qui.J’ai pensé que ça ne tiendrait pas, que les digues allaient se rompre cette fois-ci et laisser s’écouler tout ce torrent sale et dégoulinant de mélancolie, de douleur si tu veux, enfin cette chose échouée quelque part à l’interieur de toi.Les infirmières t’ont dit qu’il était beau ou un truc approchant, enfin ça devait signifier dans leur langue qu’il ne manquait rien d’absolument vital.En tout cas j’y suis allé mais j’ai pas vu les choses comme ça, une gueule de vieux, un regard qui ne te lâche pas et dont tu ne sais pas quoi faire, si ce n’est déclencher en toi l’envie furieuse de le fuir et d’oublier.Une taille d’enfant et des tuyaux un peu partout plantés dans un corps disproportionné pour alimenter ce qui ne fonctionne pas naturellement.Trou noir ensuite, me souviens juste que tu as survécu dans ton genre particulier, qu’on a vraisemblablement taillé la route ensemble, sans l’ombre de la trace d’un retard, non carrément l’inverse, un peu trop d’acuité et toujours ces yeux aiguisés qui ne laissent rien filtrer en apparence mais te donnent l’impression d’être percé à jour.Alors là maintenant je me dis que tout devrait être possible désormais puisque la nuit aussi je fabrique et j’enfante des choses, des créatures hybrides, des petits monstres à la peau dure et à l’oeil vif qui me poursuivent, me renvoient à l’intranquilllité, me laissent trace, m’encombrent, m’accompagnent mais ne m’appartiennent pas.Tu te souviens comme on s’est embrassé dans cette église en oubliant le reste et les autres avant qu’on nous demande de sortir, rien de transgressif, rien de sacré, j’avais juste envie de rire en partant et bien là c’est pareil.
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Tiers Livre et Scriptopolis sont à l’initiative d’un projet de vases communicants : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre.
Retour chaque premier vendredi du mois des vases communicants, aujourd’hui décembre Céline Renoux est mon invitée (et moi chez elle idem). Merci à elle d’avoir ouvert ici sa dream box et de m’avoir chaleureusement accueilli dans ses cercles : ceux sur ton dos.
Voilà la liste complète des vases communicants pour décembre 2011 :
Les brins de pisse des clebs, gelés, scintillent au sol. Joachim souffle. Un arbre est tombé sur la voie. Une tête patiente, pénible au quai, depuis 7h14. Je fais un mail au pouce pour prévenir de mon retard. Je croise un crabe en survet rose. Ses gants sont des tongs.
J’ai vu hier, sans voir, car zappé, le Ce soir ou jamais daté du 13, dont le débat autour des liseuses numériques avait si peu d’intérêt. Mais je m’amuse d’encore entendre cet argument selon lequel on ne pourrait pas lire correctement en cédant à l’impulsion du zapping. Mais je lis en zappant. En mains le poche d’Hélipolis pendant que crache, entre écouteur L, écouteur R, le Man Machine, approprié, de Kraftwerk ; puis de Jünger à Gordon Lish en passant du papier à l’E-ink de la superbe Cybook Odyssey que m’a offert H. mercredi, et terminer le voyage au cœur de Joachim, train étanche, vitre opaque, en zappant, iPhone sous l’pouce, des Sin-Dni de Laurent Margantin à ce Christophe Tarkos, que m’envoie, bouée dans ma timeline, tout spécialement Lucien Suel. Dans mon présent je lis comme ça ; j’adore. Et je ne parle même pas de Dante entre deux fenêtres Excel ouvertes au taf ; pendant que je construis, à la main, des statistiques qui dans d’autres boites seraient directement extraites par l’IA sans nul besoin de moi, Dante se fait gommer, au front, des P sur les pentes raides du fameux Purgatoire.
Mais je me retourne. Je le vois dans la rue qui fantôme. L’impression est la même que celle qui tire les coins d’yeux lorsque, dans un film, la petite musique d’ambiance composée pour l’occasion est recouverte puis doublée par une autre, sous des rythmes et des temps dissonants par rapport. L’impression est aussi celle qui fait virer la tête, en soirée, lorsque sous le son des gueules qui causent par brouhaha interposé on reconnaît, extatique, l’air d’une chanson aimée et dont on a l’impression qu’on est bien, élu, seul ici à l’entendre. Ce mec est une image qui me vient de ma tête, double de moi issu de la veille, de l’avant-veille, et qui me dit, avant d’avoir vingt-ans, que jamais lui ne deviendra adulte. Ensuite, me crache dessus, me traite de sale con pour, moi, futur puisque présent, avoir failli à accomplir son rêve. Il se barre en courant. J’aimerais m’allonger là, offert, sur la carrosserie des bagnoles à l’arrêt. J’ai une bouteille, 2009, de Château Limouzin dans ma manche. Mon père, moi gamin, me disait : fais exprès de ne pas le faire. Mon double, en fuite, est toujours là devant moi qui se débat pour se battre, disparaître, en vain. Je lui dirais viens, viens plus prêt que j’puisse te boire. Et je n’ai jamais léché quiconque, sa peau, qui aurait tout contre elle, lui, l’odeur amère de la clope et fumée.
Souvent, dans ce journal, j’accorde plus d’importance à ce qui, réel, ne s’est jamais produit qu’à ces erreurs du jour, bien fausses, que j’aurais soit disant vécues. J’en fais un leitmotiv.
Très tôt je me suis senti inapte à ressentir un quelconque enthousiasme : incapable de croire en quoi que ce soit, ou pratiquement ; déçu par avance de la politique ; incrédule face à une culture de jeunes alors que j’étais jeune ; spectateur oisif de la course collective à l’argent et au dénommé succès matériel ; réticent aux vertus de la conduite charitable ou du dépassement de soi ; étranger aux bénéfices de la procréation et aux possibilité de continuité biologique ; étranger également à l’idée d’être dépendant du sport ou d’une quelconque variante du spectacle ; incapable de m’enthousiasmer pour quelque vocation professionnelle ou scientifique irréalisable ; inapte aux arts ou à l’artisanat ; et au travail physique ou manuel ; et à l’intellectuel ; inutile, en résumé, pour le travail en général ; incapable de rêver ; incrédule devant toute option religieuse mais désireux de tenter la première expérience qui s’offrait ; trop timide ou incompétent pour une vie sexuelle enthousiaste ; enfin, dépourvu de toutes ces choses, il ne me resta d’autre solution que de marcher, ce qui permet, mieux que tout, d’avoir l’esprit vide et disponible.
Sergio Chejfec, Mes deux mondes, Passage du Nord-Ouest, traduction de Claude Murcia, P.55-56.
This was in the mid-1960s, at Machesney Elementary. I went through a sudden period where I couldn’t read. I mean that I actually could read—my mother knew I could read from when we’d read children’s books together. But for almost two years at Machesney, instead of reading something I’d count the words in it, as though reading was the same as just counting the words. For example, ‘Here came Old Yeller, to save me from the hogs’ would equate to ten words which I would count off from one to ten instead of its being a sentence that made you love Old Yeller in the book even more.
David Foster Wallace, The Pale King
Le journal mon labo : j’y jongle avec des dés à coudre, tubes à essai. L’entrée datée du 10, titre « je deux points » (et qui aurait tout aussi bien pu s’intituler « je 2 points » ou « je 2 : » ou que sais-je) avait pour ambition de comptabiliser ce jour comme un jour test (j’aimerais dire quantifier). J’ai tout compté, partout, pour en préparer l’écriture. L’écriture, elle, phase blanche devant l’écran, s’est produite le lendemain, après décoction des notes (papier, iPhone, mentales). Ce truc, que je n’aurais jamais écrit sans lecture parallèle de The Pale King (ou, tout du moins, que je n’aurais jamais écrit ainsi sans elle) m’a tenu raide deux jours. Je me fiche assez de savoir si ce texte est réussi ou pas. Je me penche, après coup, sur l’expérience vécue pendant que mon autre pantin (celui décrit) la vivait. C’est à elle que mes yeux s’attachent.
Une phrase est vraie, plus que les autres : « toutes les veines de mon crâne en blanche ébullition ». Je deux points ouvre les vannes d’un tout autre niveau de conscience, parfaitement parallèle. Et si je n’ai pas poussé la mécanique du tube jusqu’à compter le nombre de pas nécessaires pour relier tel endroit à tel autre, compter le nombre de mots lus au cours de la journée, ce n’est pas par défaillance technique de ma part : je n’y ai simplement pas pensé. Ce qui m’amène à dériver vers ce pour quoi j’ai commencé à écrire ces quelques notes censées analyser telles autres : je n’ai pas écrit je deux points pour lui-même mais pour m’ouvrir à toutes ces autres caractéristiques que j’ai ensuite, consciemment ou non, exclues du processus. Je veux dire : je n’ai pas raté l’exercice pour n’avoir pas compté le jour même le nombre exact de Chocapics ingérés le matin4, j’ai raté l’exercice pour n’avoir pas livré la composition exacte de chaque pétale de Chocapic, la liste intégrale des ingrédients, la provenance de chacun, leurs conditions de stockage, d’acheminement jusqu’au Carrefour du coin depuis tel entrepôt, et en amont tel container, telle chaîne de production, telle exploitation et tel cultivateur, telle patte, telle peau, telle tête, et savoir quelle couleur la blouse réglementaire de cette X personne, son nom, son âge, son numéro de sécurité sociale (s’il ou elle en a), son rythme cardiaque, les signes particuliers imprimés noir sur blanc sur le plastique de sa foutue carte d’identité, le nombre de litres de sueur raclée par sa peau ce même jour et tous les autres jours précédent celui-là, le nombre de fois qu’il ou elle a cligné des paupières depuis le levé jusqu’au coucher et jusqu’aux pseudonymes utilisés sur le web ces dix dernières années lors de ses oubliées tentatives de créations d’alter-égo fictifs, soit autant de vies bis qui auraient pu virtuellement se voir vivre mais qui ont, elles aussi, échoué. Idem le volume d’eau utilisé lors de la douche du matin, et la température de l’eau une fois entré en elle, et la température de l’eau une fois le mitigeur baissé, et quel écart de température correspond à quelle info développée sur les ondes, quel titre haché du JT, quelle idée accessoire imprimée sous la tête au hasard, quelle image de quel corps immiscé sans savoir, sans contrôle, sans mon accord et inopinément, dans telle autre partie de mon corps et pour combien de temps. De même ne pas mentionner ni photo ni image ni vision de la nuit, à 17h34 ou à n’importe quel autre heure de ce jour ou d’un autre, mais plaquer plus sèchement tout l’agencement des codes couleur HTML qui se côtoient sur mon panorama et ne pas dire la nuit, l’extirper telle qu’elle se serait écrite dans le blanc LCD de n’importe quel traitement de texte : quel code couleur et quel degré de variation entre le #111111 et le #000000 car on parie bien sûr qu’aucun noir pur ne saurait singer l’ensemble de la nuit telle qu’on se l’imagine. Et qu’en est-il du pouls, de ma respiration ? Combien de pas y a-t-il entre cet Escalator et un autre ? Où tombe le signal de mon badge plaqué sur le portique avant que le portique s’arrache à tout bord de lui-même ? Ne pas simplement mentionner, telles qu’elles, les chansons écoutées durant la marche, dans les couloirs ou dans dehors la rue, mais également (également et surtout !) toutes celles qui ont été zappées par le pouce, sans patience, des dizaines et des autres, situées entre celles, exactes, qu’on a bien citées et écoutées de bout en bout ou bien presque. Idem et quelles paroles de quelles chansons ont été articulées par la bouche, en silence et sans le son, pendant l’écoute et, là encore et surtout, lesquelles de ces mots doux n’ont donc pas été dits, prononcés eux aussi par la bouche et pourquoi : étaient-ils moins beau, moins connus, moins violents que tous ceux dont on connaît effectivement et le sens et le rythme par cœur ? Ou le nombre de mots prononcés, pensés ou bien subis (par minute ou par heure). Ou le nombre de litres de pisse et de merde et de foutre et salive éjaculés du corps du levé au couché. Ou bien combien de portes se sont ouvertes, fermées, devant nos yeux ou bien combien de fois la main les a ouvertes, fermées, se rendre compte qu’aucun de ces chiffres ne sont égaux et pourquoi. Je pourrais continuer, de cette façon et même pire, pendant des heures et plus.
L’écrire est accessoire. Seules comptent les fameuses veines de mon crâne en blanche ébullition. L’état dans lequel s’est fixé tout mon corps durant quarante-huit heures. Comme Dexter : teeth on edge5. Attentif à tout et prêt à tout trouver vital. Si l’exercice me sert c’est parce que j’ai pu mettre le doigt sur ce tout là. Je saurai m’en souvenir pour écrire, ailleurs, quelques vrais autres trucs.
Koop, Le blues des îles de Koop (traduction libre)
Donné N. rendez-vous là où V. n’était pas venue en août (à la place, s’était retrouvé Nation). M’accoude avec lui café riche. Content, tellement de te voir. C’est rarement truc que je saurais dire. Moi aussi je sais bouffer mes mots. Etre assez peu compréhensible. Parler distinctement des fois ça casse le noeud qu’on a collé au corps. Celui que je traîne partout où mes os claquent les portes et les portiques, celles qu’on balance avec les bras, les coudes, pour pas que nos doigts propres s’accrochent à toutes les tâches issues d’autres peaux que les miennes. Je fais doublon avec le truc d’hier. Et dis à N. : moi je suis pas. J’ai pas besoin d’être présent pour dire ce que je dis, pour faire ce que je fais, penser ce que je pense. J’en ai ma claque de claquer les portiques. Je suis fantôme quand je les claque. Fantôme au taf, fantôme ici devant ma tasse de chaud, fantôme aussi quand j’écoute d’autres voix dans ma tête, fantôme et pire quand j’écris les rares trucs que j’écris et que j’aime, après coup, regarder. Je regarde jamais qui je croise et qui frôle quand froncent autour de moi les couloirs de la ville souterraine. Et à N., je lui parle de mon truc Ulysse, encore toufier d’avoir fait minibuzz sur la Twittline hier (« j’ai doublé mes visites », ce qui veut dire ce que ça veut dire ou un peu moins). Il me parle de son taf. Les silences viennent des tasses. Au fait. Merci pour ton cadeau. Une femme très classe se cure le cul sur son fauteuil de bourge, proche de nous autres. Me demande : c’était bienDubrovnik ? et lui réponds : presque pas pire que dans ma tête pas nette. Aimerait savoir quel autre truc fictif j’irai trouver à dire le soir venu sur Fuir. Moi je m’invente mes propres trouilles mélancoliques. Pour la toute première fois lui avoue regretter être resté fantôme, fantôme de moi encore, lorsque, bien des années en amont de nous mêmes assis là, je suis resté sans battre un bras devant lui là en larmes, devant cette salle de cours, troisième année je crois, et n’avoir même pas su dire, articuler ou croire qu’il aurait peut-être fallu se barrer de toutes nos traces de pas, et puis aller ailleurs, cogner, parler, l’étreindre. Car comme deux cons nous sommes allés en cours. J’ignore si lui s’en souvient, moi oui. Alors lui dis : mais c’est comme ça, c’est atavique. L’a-t-il oubliée cette fille ? Moi j’ai zappé aucun des corps dont j’ai appris, un jour ou l’autre, par cœur la peau. Ça lui dis pas. Le pense. C’est une posture. J’ai oublié, bien sûr, l’odeur de celle de C., que j’ai jamais connue. Je lui dis moi (je dis trop souvent moi) j’aime surtout les fictifs, les images. Les images.
Il repart demain pour Sainté. Je paye, tu payes, qui paye ? Peu importe. Me donne quelques nouvelles des autres que moi je lui échange contre des brèves de E. Lui dis même : tu te rends compte, dans une semaine, même jour lundi, serai à Brest face aux lycéens du truc d’Ivoix ? Bien sûr qu’il le sait, car lui ai dit quinze fois au moins. Je lui dis ça : des fois, lisant leurs textes sur blog, je me demande, sérieux, si c’est, ou pas, des trucs que j’ai écrits. Faut que je relise mes propres Peurs primaires.
Dans le métro derrière nous, pour regagner Châtelet, un X prétend que cette année le premier mai tombe un lundi et le 8 un mardi, « parce que c’est bissextile ». En attendant le wagon lui demande : et toi est-ce que tu vis ? Toute la journée durant, depuis le premier pas dehors, la dernière mordue marche, cette chanson, je l’ai eue dans la tête, dont je traduis ici bas, pour ma timeline, un extrait, qui fait ça :
On renonçait presque à l’idée qu’il y eût quelque part, plus loin, des rescapés en attente de secours. Les autorités, d’ailleurs, ne s’y étaient pas trompées. Après avoir envoyé un drone sur le théâtre des opérations, elles avaient donné l’ordre aux équipes de sauveteurs de rebrousser chemin, et, en gros, d’aller s’occuper d’autre chose que de remuer inutilement ce qui était devenu un immense cimetière. La ville serait peut-être un jour reconstruite ailleurs. Quant aux ruines, elles seraient déclarées zone interdite et laissées à elles-mêmes, avec leur silence et leurs morts.
Lutz Bassmann, Les aigles puent, Verdier, p.10
– ont vidé les camps, les bidonvilles, ceux excroissants, posés tout contre les rails de nos trains, lorsqu’on approche la ville de J., depuis Paris, ou lorsqu’on quitte la ville de J., depuis Y. cette fois.
– ont écrasé les cabanes et les huttes et derrière leur passage (qui qu’ils soient ou qui qu’ils puissent être) ne reste que des vertiges d’hier avalés par nos prochaines semaines aux dents longues : des matelas, des palettes, des arrosoirs en plastique et des sandales, des sacs plastiques, des bouteilles en verre ou en plastique, des essaims de paroles bâillonnées, un ou deux ballons de foot, des casseroles et des anoraks, d’autres anoraks, des spatules, des ombres, d’autres ombres, ta pupille et la mienne ignorante, ignorée.
– ne sont plus là ceux qui, et eux non plus ceux qui vivaient ici avant que d’autres ils débarquent et les boutent hors.
– les ont bien boutés hors, ça d’accord, mais jusqu’où ? Et à y bien penser les a-t-on déjà vus, réellement vus, précédemment hier, ces habitants des bidonvilles, ceux qui peuplaient la ville fantôme bâtie sous/sur quelques cabanes en bois, quelques bâches en plastique, y a-t-il déjà eu âme qui vive en ces lieux bord de rails traversés ? Une ou deux fois, peut-être, deux fois cinq ou six gosses, jamais bien plus, sur deux moitiés de terrains, asphalte ou craie, deux fois une cage de chaque côté, pour chaque poteau un fût métal mais non contaminé, un ballon de foot entre tant de leurs orteils, et X fois tant de torses bus nus, soleil d’automne, côtes saillantes encrassées, goal volant peu importe.
– portaient peut-être sur le dos leurs carapaces noires et brillantes et leurs matraques, leurs boucliers, leurs casques, leurs visières, leurs reflets, leurs costumes de cafard prêts à tout pour tout mordre.
– sont sûrement remontés, après l’action, après la déforestation du pirate bidonville, tout près des petits grands buildings en construction tout proche, ici ou là, ceux-là qui mangent à coup de béton le moindre mètre carré d’espace, dans la terre ou la vase, proche des deux lignes, la D et puis la C, proche gare, proche commerces, proche toute commodité, résidence de standing en accession à la (putain mais sic) propriété.
Le roman d’Enéas, Supplices des damnés, Livre de poche, Lettres gothiques, p.206-207.
là sont torturés les géants
qui dans leur extrême arrogance
voulurent de force monter au ciel
et déposséder tous les dieux.
Il y en a un qui voulut coucher
avec Diane et la déshonorer ;
son nom est Tityos,
il est couché sur le dos,
et sur sa poitrine est juché un vautour
qui lui dévore nuit et jour
le cœur et toutes les entrailles ;
ce supplice ne prendra jamais fin,
car tandis que le vautour les dévore,
ses entrailles repoussent aussitôt.
Le roman d’Enéas, Supplices des damnés, Livre de poche, Lettres gothiques, traduction Aimé Petit, p.206-207.
En vrai j’ai pris cette photo hier. Ca vaut aussi pour aujourd’hui. Ca vaut aussi pour ces X dernières semaines. J’ai pas cherché à l’avoir, la couleur. J’ai juste pris le ciel est blanc le ciel est blanc cassé dans l’objectif Caméra + de l’iPhone, lui ai plaqué le filtre Clarity, qui a pour fonction de rehausser automatiquement une photo sous-exposée (c’était pas le cas, le ciel est blanc), et voilà ce qu’il me crache, un bleu, ce bleu. Serait-ce en fait un ciel chargé, intensément chargé, de mille litres d’eau de mer, mais caché dans la brume ? Je l’aime bien cette idée. Mais ça n’explique pas pourquoi j’ai l’intime conviction, certaine, que cette chanson de Nina Simone, entendue fortuitement hier, a joué un rôle décisif dans une de mes vies parallèles non vécues. Quelque part dans un monde bis, l’un de mes doubles a vécu par dessus. Comme une passerelle très entre lui et moi. Et si je tire dessus, vais-je me le prendre sur la tronche (voire même la mienne sur lui) ou quoi ? Dehors tout cesse.
Cerbère is back at the office.
Je chuchote du Velvet : fais gaffe, le monde est juste là.
Mais lui, il était déjà vide, il était une coquille d’homme mue par l’automatisme de l’habitude.
Roberto Arlt, Les sept fous, Belfond, traduction Isabelle et Antoine Berman, P.24
Avant de partir matin fermer tous les rideaux, les portes, monter les grilles, foutre un drap blanc sous l’eau froide et l’essorer, le suspendre en plein milieu du salon, brancher le ventilo sur 1, mode balayage, remplir la gamelle d’eau fraiche, les deux assiettes de mâche, endives, fenouil, persil, remplir la balle à batonnets et surtout, surtout, pas oublier de fermer les fenêtres car l’un des deux lapins a une trouille bleue de certains bruits venus de la rue comme par exemple le véhicule qui nettoie fort par terre.
Qu’avait-il fait de sa vie ? Était-ce ou non le moment de se le demander ? Et comment pouvait-il marcher, si son corps pesait soixante-dix kilos ? Ou bien était-il un fantôme, un fantôme qui se souvenait des événements de la terre ?
P.51
Quant au corps, c’est pire que toux. Des os, courbatures d’os. Litres d’air en trop dans la gorge et les côtes. Quote part de tant bloqué jusqu’en 2017. Le dossier postapocalypse : à Miami, un cannibale. Comprends pas que le site du Monde y plante un extrait de la vidéosurveillance. Sur l’image de Youtube deux pieds dépassent. Mais c’est le visage que le type a bouffé. 75% d’un visage dit vivant.
Il est revenu le type, celui du 11, le marmoneur de trucs indélébiles. Aujourd’hui le comprends. Ce qu’il demande, avec la main, les yeux, c’est juste du crédit.
La tête, comme un nuage de Nyctalus leisleri, plane encore sur la tête et l’oeil droit tout le matin. L’assomme via la chimie.
Cette portion de route est dangereuse. Signalée comme
telle : série de silhouettes noires en rappel des tués. On
vient d’en dépasser trois, trois figures groupées. Deux
grandes, une petite. Bien sûr c’est affreux de penser à ces gens, morts là,
brutalement. Affreux de penser au scandale de leur
vie arrêtée, à l’injure faite à leur corps par la tôle. Ces
gens sont morts, et c’est bien triste. Mais surtout ce qui
méduse : voir ainsi matérialisé le lieu de la mort. Savoir
qu’ils sont morts à cet endroit, précisément où est fichée
leur effigie de carton. On a tellement l’habitude que les
morts soient signalés à l’endroit où ils reposent, qu’il
est terrible de les voir rappelés à l’endroit où ils sont
devenus. Voilà, devant soi (alors qu’on est en pleine vie,
en pleine vitesse), la mort traitée comme un événement,
et non plus seulement comme une absence. La mort
qui rencontre. Et l’horreur que ce serait si l’idée était
généralisée, si partout où quelqu’un meurt, quelle
qu’en soit la raison, il était signalé. Rapidement l’espace
serait saturé, invivable, envahi de spectres.
La version papier de Contact, Déplacements Seuil, achetée par H. il y a X ans au salon, on a déjà dû la mettre en carton quelque part, et ce carton sous un autre carton silencieux en attendant de quitter définitivement nos quelques mètres cubes. La date n’est pas encore fixée. Quant à l’image des spectres, l’appliquer à quelques horizons SF, chacun des spectres un hologramme que quiconque pourrait choisir, ou pas, d’afficher, via filtre on / off foutu dans notre humeur vitrée. La question est : pourrait-on aussi pirater ces spectres comme nous pourrions, par exemple, pirater d’autres versions humaines (et vivantes) de nos contemporains ?
Retrouvé H. au Lacoste pendant la pluie biblique. Suffit d’appuyer sur une touche pour que l’appareillage du parapluie déploie le polyester. Les rues, boulevards, vite gorgées. Après la rue Saint-Honoré partagerons, nouée, une grosse mozzarella burrata au Presto Fresco. Plus loin, en gare de C., quelqu’un a déversé quelques soupes de poisson entre les rails poisseux.
Moment venu de jeter dans le rétro (au moins) un oeil. Me suis lancé il y a cinq mois (déjà cinq mois) dans ce projet de traduction par jour de l’Ulysse de James Joyce. Évidemment, on y est dedans pour des années maintenant. Et j’y suis jusqu’aux coudes, une fois juste par semaine, le dimanche, Joyce et Stephen et Bloom mes compagnons d’écriture pour un temps (même super long), c’est exaltant. Jeter dans le rétro un oeil pour deux choses. D’abord, avons franchi le cap fatidique du pourcent récemment (en réalité, dans l’écriture, le passage du pourcent, c’est le 6 mai dernier, je parle ici de la mise en ligne, décalée forcément) ce qui, en métaphore automobile, correspondrait au premier tour de course d’un grand prix de F1. Pour ça que je compile, ci-joint, le passage correspondant aux Ulysse cent-vingt-deux à cent-cinquante trois (soit un mois de publications jour par jour) : depuis l’air de la Fergus Song chantonné par Buck Mulligan jusqu’au terme de la rêverie funeste de Stephen (à la suite de cet air, il traverse le fantôme de sa mère, morte, jusqu’au fatidique et capital « laisse-moi tranquille » à la fin du passage). Redistribuer le texte en paragraphe me permet également de tester la lisibilité du truc en version, disons, dense. Pour l’occasion, toutes les notes ont sauté. Voilà pour la première chose. La seconde, c’est que je réfléchis de plus en plus à l’idée d’exporter l’Ulysse sur un Spip dédié (actuellement cantonné à la rubrique 29 de Fuir). Me permettrait notamment de mieux utiliser des tags dédiés (or actuellement les tags sont communs au site principal), par exemple en indiquant chaque personnage, lieu géographique, grande thématique traversé. Je creuse.
Ne te détourne plus pour méditer L’amer mystère de l’amour Car Fergus commande aux chars d’airain.
L’ombre des branches plane en silence sur l’aube, s’élève depuis les escaliers jusqu’au loin large où Dedalus se perd. Contre rivage & au-delà : l’écume de l’eau miroir maculée par le pas vif de quelques plantes pressées. Sein blanc de la mer vague. Les clones accents, deux par deux. Deux doigts s’accrochent aux corps de harpe, fusion des clones accords. Vaguécume & mots mêlés scintillent sous la marée amère.
Un cumulus commence à boire, doucement, totalement, l’oeil solaire & zèbre toute la baie de vert bouteille. Elle est là, contre lui : un bol plein d’H2O amère. La Fergus song : je la chantais tout seul à la maison & dans les graves tenais tous les moroses accords. Sa porte ouverte : elle voulait ouïr ma voix. En silence & stupeur, pitié, j’ai marché jusqu’au lit. Sur ce lit de misère, elle pleurait. À cause, Stephen, de ces mots là : l’amer mystère de l’amour.
Où désormais ? Ses secrets : vieux éventails à plumes, carnets de bal parés, gorgés de musc, un collier d’ambres billes dans son tiroir fermé. Une volière pendue à la fenêtre sud de la maison quand elle était gamine. Jadis, elle allait voir le vieux Royce chanter Turko le terrible & elle riait avec les autres lorsqu’il chantait :
I’m the boy le garçon qui a le don d’invisibilité.
Bonheur fantôme, fané sous l’étoffe, parfumémusc.
Ne te détourne plus pour méditer.
Fanés sous l’étoffe de la mémoire avec ses jeux, ses souvenirs mitraillent son crâne parlant. Un verre d’eau tiré au robinet juste avant l’heure des sacrements. Une pomme creuse farcie de sucre roux mise à rôtir au micro-ondes, dans les bas fonds d’un soir d’automne. Dix ongles teints en rouge, celui du sang des lentes broyées à même le 100% coton des gosses.
Sous un rêve, sans un mot, elle s’était faufilée jusqu’à lui, son corps moisi, moulé dans brune sa robe de morte, odeurs de cire de bois de rose & son haleine, tout contre lui, avait mué en secrets sons, odeur mais vague de cendres moites.
Ses deux yeux fixes défiguraient la mort pour tordre & convulser mon âme. Contre moi seul. Le ciergespectre balaye son râle, lumière fantôme sous sa tête torturée. Rauque sa gorge (horrible tas de ferraille) pendant que tous priaient sur les rotules. Ses yeux sur moi pour m’achever. Liliata rutilantium te confessorum turma circumdet : iubilantium te virginum chorus excipiat.
Et maintenant ? Maintenant, il se sentait comme un héros damné et frappé d’hubris, qui avait tenté de voyager dans le temps et l’espace afin de pouvoir contempler son propre futur. Il s’était lancé dans une entreprise pareille, mettant au défi le destin et les dieux. Le prix de cette arrogance avait été élevé. Son vaisseau avait heurté de plein fouet son futur et, dans l’explosion qui en avait résulté, ce dernier fut détruit et tout le monde à bord périt – sauf lui. Lui seul fut sauvé et renvoyé sur Terre où il allait devoir vivre les jours qui lui restaient en sachant qu’il n’avait plus aucun avenir.
Parler de Karoo sans adjectif. Surtout n’en faire aucune chronique, ni au sortir du texte, c’est-à-dire maintenant, ni plus tard. Aucune chronique m’a jamais fait comprendre, au juste, pourquoi j’ai jamais eu envie de relire Les détectives sauvages, Mantra et pourquoi ces lectures ont pesé. Pas important de savoir pourquoi je l’ai lu et d’où il vient, qui l’a écrit, publié. Traduit. L’Ulysse de Saul est Saul (et ce Saul est un Faust). Mais cette phrase est chronique. Me permet pas de me mettre au seuil de l’épiderme. Et chaque bouquin avec lequel je joue (le jeu), une fois terminé ou bien sur le point de presque l’être, oui, ça m’attriste d’en envisager, subir ou retranscrire l’image du point final (ce n’est donc pas crucial). Je m’en fous du nombre de pages (de quoi ?) ou de l’année de publication originale. Tout le contraire des bribes de phrases, celles restées là, celles comme « entre son dentier » ou les X occurrences du mot « baiser », ce en et hors contexte qu’importe. Sais plus au juste où j’ai écrit ces mots : « tout s’exhausse ». Un simple contrôle F du crâne me permettrait de retrouver mais m’abstiendrai. Et une « initiation à l’envers » c’est rien de moins qu’une initiation à l’endroit, mais ratée. Voilà Karoo. Et le fait est que, oui, tout s’exhausse : dans cet extrait ci-joint comme dans cette scène, partie 1, New York, où Saul va suivre le fantôme de son père, qui est aussi un calque de son fantôme futur, qui est aussi tortue. Ou à genoux devant celle (sa mère) dont il nous dit qu’elle l’est, mais quatre-vingt-dix fois (au moins) et entre parenthèses. C’est des détails. Saurai pas dire où est, quelle est la moelle. Au sortir du texte, c’est-à-dire maintenant, suis même incapable, sans reprendre lecture au hasard des chapitres, de dire juste si Karoo est écrit à la première, à la troisième personne ou quoi. M’en remettre aux mots ne m’aide pas : je sais dire ni pourquoi ni comment ni surtout j’ai aimé, trop pauvre, ni ce qui pèse ni quand. J’admets ma plus complète et sèche incapacité à dire et (soulagement) toute mon incompétence.
Yvonne and the Consul were alone on the flying balcony. From where they stood the house seemed situated half-way up a cliff rising steeply from the valley stretched out below them. Leaning round they saw the town itself, built as on top of this cliff, overhanging them. The clubs of flying machines waved silently over the roofs, their motions like gesticulations of pain. But the cries and music of the fair reached them at this moment clearly. Far away the Consul made out a green corner, the golf course, with little figures working their way round the side of the cliff, crawling... Golfing scorpions. The Consul remembered the card in his pocket, and apparently he had made a movement towards Yvonne, desiring to tell her about it, to say something tender to her concerning it, to turn her towards him, to kiss her. Then he realized that without another drink shame for this morning would prevent his looking in her eyes. "What do you think, Yvonne," he said, "with your astronomical mind—" Could it be he, talking to her like this, on an occasion like this ! Surely not, it was a dream. He was pointing up at the town. "—With your astronomical mind," he repeated, but no, he had not said it : "doesn’t all that revolving and plunging up there somehow suggest to you the voyaging of unseen planets, of unknown moons hurtling backwards ?" He had said nothing.
(...)
"Haven’t you got any tenderness or love left for me at all ?" Yvonne asked suddenly, almost piteously, turning round on him, and he thought : Yes, I do love you, I have all the love in the world left for you, only that love seems so far away from me and so strange too, for it is as though I could almost hear it, a droning or a weeping, but far, far away, and a sad lost sound, it might be either approaching or receding, I can’t tell which.
Malcolm Lowry, Under the Volcano
La dernière fois que je vois Y. Là-bas attendre pendant une heure deux gusses qui viennent pour emporter un meuble, le dernier. Assis par terre dans des murs vides en lisant UtV, et tout résonne dans ces pièces blanches. Le parquet craque. Hier avons frôlé combien de gigantesques blocs de verre avec dessus, en lettres fières, la trademark Natixis, craque, et c’est ces trucs qu’il faudrait plastiquer, je te jure, ou bien vider pour que les sans murs s’y foutent, vivent. Mais je préfère le plastique. Comme je préfère vérifier, avant le début du truc, jeudi soir à la soirée DFW, que la traduction de ce micro-chapitre est bien conforme à la mienne, gratuite, amateure, donnée quelques mois plus tôt, sauf qu’en lisant la vraie, l’officielle, celle de Charles Recoursé, bien sûr, je me souviens juste que je m’en souviens plus, de mon texte, et que je peux pas comparer, sauf bien sûr pour les tits, que j’ai sortis tétés, non, nichons, pour lui des seins, mais à part ça, non, peux pas voir if it fits, ce qui m’amène à me souvenir de l’expression drums on his own ribcage, de DFW encore, très certainement Infinite Jest, j’ai oublié le nom du héros, enfin du tennisman, ado, drums on his own ribcage, ribcage, la cage, la thoracique, un mot empli, je sais pas trop, d’une certaine profondeur, qui réveille des échos, mais pas le nom du tennisman, celui qui drums on his own ribcage, tout comme moi, ça reviendra, ça reviendra, ça résonne.
L’impression d’être catapulté dans mon propre corps (pas agréable). Quelqu’un, quelque part, me plante des aiguilles vaudou dans les doigts, bout de chaque. Tétanisé devant chaque jour identique à la veille. Comment faut faire pour que rien soit identique ? Mais lecture des sonnets en un mot de Seymour Mayne : qu’est-ce que c’est beau. Veux conserver l’élan de pouvoir dire, à voix haute, derrière mes propres têtes et nuques, pour H., qui me regarde, ou pas, par-dessus mon épaule, cette phrase, qu’est-ce que c’est beau. Après on ferme l’iPad avec la lumière éteinte et puis des doigts qui brûlent qu’on coupe avec les dents jusqu’à ce que les yeux tombent. J’essaye de mettre, même mentalement, toutes ces douleurs, impressions, quotidiennes, dans ///, les reverser là-dedans, tout mettre, tout dire, tout retranscrire dedans, comme un sismographe, que ça y vive et que ça serve à ça, serve à quelque chose, m’obsède, m’obsède, c’est tout.
Démasqué par le déblaiement, surgi des décombres, immobile et debout, un être fantomal, qui n’était pas Stéphen, fixait sur elle ses yeux cadavériques. Son costume était d’une blancheur aveuglante. Ses cheveux roux le coiffaient d’ardentes frisures. Ses prunelles vertes, voilées par la mort enchâssaient dans le marbre blanc de sa face deux émeraudes éteintes. Sa petite barbiche bifide, ses moustaches et ses sourcils relevés singulièrement lui donnaient un air méphistophélique. Il était droit comme un I. Des améthystes brillaient aux bagues de ses mains. Et il écartait les bras, comme pour défendre que l’on touchât au compagnon qu’il recouvrait.
Presque plus de gélules blanches mais assez de gélules rouges pour simuler des blanches (pour faire une blanche gober deux rouges), et, à un autre niveau, assez de gélules vertes pour tenir, à ce rythme, trois ou quatre ans, peut-être plus (H. me dit qu’il se rase, un peu, et, l’entendant, je repense systématiquement à la phrase « Je n’ai jamais compris comment un homme taille sa barbe » d’Amy Hempel dans, je crois, The Uninvited, car je revois souvent plusieurs phrases d’Amy Hempel, des que j’ai traduites, et qui reviennent, comme ça, prennent possession de quelque chose et s’immiscent, ouais, s’immiscent, je saurais pas mieux dire, et surtout cette phrase là, c’est vrai, « Je n’ai jamais compris comment un homme taille sa barbe », ainsi qu’une autre sur les chiens guides, je la revois généralement dans l’ascenseur d’Auber, plus maintenant, je sais plus exactement laquelle c’est, là maintenant ça marche pas, faudrait reprendre l’ascenseur d’Auber, celui dont les portes disent, tag en noir, marqueur mat, « Afrika go home », ou quelque chose comme ça, sauf que je prends plus cet ascenseur depuis des semaines), puis je jette, non-ouvert, le retour de manuscrit Coup de tête de POL, emballé dans une enveloppe plastique comme le sont, dans les films, les séries, les romans policiers, les pièces à conviction. Le fous dans la jaune pour qu’au moins ça resserve.
Paris, ville où on se cogne (note pour moi-même : le changer en Dubrov, ville où on se cogne, dans le cadre de la grande fictionnalisation des choses pour ///). Dans le wagon, contre mes omoplates des omoplates turquoises. Quelqu’un, les mains de quelqu’un (les mains d’Orlac ?), en double peau latex, les attrapent à pleines paumes, y tirent. Pose l’Odyssey sur l’épaule de quelqu’un. Support. Marcher, ici, sur Paris, sous la pluie d’octobre, dans les tempes le Morning passages, soir, et avancer les semelles fondues aux mêmes semelles du sol ; dessous, le reflet envers des flaques, identiques à moi-même, calcule personne, avance, le Morning passages tatoué de partout sur chaque chose. Les yeux raclant le parterre, incapables de rien voir, et quand traversent quelque chose de filamenteux, c’est pas une toile d’araignée comme dans les souterrains de nos onze-douze ans c’est juste des cheveux d’autrui, on y entre et on y sort comme les rideaux tue-mouches, entre les pièces, dans une bien vieille maison en pierre. Et le soir, n’avoir rien d’autre à dire à quiconque que l’ascenseur il pue le vieux et aussi dire un rêve dans lequel des visages sans visages vomissent leur propre gueule faute d’avoir et goûté et léché la sève de pin qui suinte blanche du sommier. Garder aussi, en tête, l’image d’une pile gorgée mercure, entrailles bardées de barbelées, pour ce truc BNF qu’il faudra bien que j’écrive.
L’épisode est fondé sur une expérience personnelle de Joyce, dit le professeur Jones. Peu après avoir fait la connaissance de Nora, Joyce aborda au parc de St. Stephen (« Ceci est mon parc ») une fille accompagnée, il ne l’avait pas vu, d’un jeune qui, ainsi qu’il adviendra à Stephen, le mit par terre d’un coup de poing. Et un Juif présumé qui passait par là nommé Alfred H. Hunter, que sa femme cocufiait, d’après la vox populi, joua les bons samaritains et vint au secours du jeune Joyce. Pendant des années l’embryon d’Ulysse demeura à l’état de nouvelle jamais écrite qui aurait eu Hunter comme protagoniste.
Julián Ríos, Chez Ulysse, Tristram, traduction par Albert Bensoussan et Geneviève Duchêne, P.202.
↑ 2Note du 27/08/11 : en réalité ces statistiques valent pour l’ensemble du texte, et non simplement le monologue de Molly.
↑ 4Faute d’y avoir pensé sur le moment, c’est le compte du jour suivant, soit le 11, qui a servi de chiffre de référence pour l’écriture du 10.
↑ 5Une fois la nuit venue, et ce que je deux points ne dit pas ni suggère, j’avais le pouls si dense et les yeux si grands ouverts que j’ai bien mis des heures (non pas des heures mais presque) à pouvoir m’endormir. Dans cet état, blanc sur noir, ouvert à tout et shooté à rien d’autre qu’à moi, je me suis dit c’est grand.