Le monde de Numenéra est complexe. C’est un empilement de strates civisationnelles parfois incohérentes, puisque déconnectées les unes des autres. C’est un monde à l’orée de nos mondes, et de tous ceux qui viendront après nous. Des sociétés ont prospéré, puis se sont effondrées (selon le mot à la mode du moment) avant de laisser place à d’autres, et ainsi de suite. On trouve donc dans cet univers des objets, des reliques perdues dans le temps, qu’on ne sait pas toujours comprendre, ni utiliser. Le personnage que j’incarne dans ce jeu de rôle papier auquel nous jouons de temps à autre avec E., T. et H. considère que ces choses, qui sont la plupart du temps des machines, ou des émanations d’elles, ne sont pas des choses mais des personnes. Qu’elles ont une identité, une intégrité, une éthique. C’est sa ligne morale de personnage de fiction, et c’est ce qui me sert à l’incarner : je me situe sur cette ligne, ou proche de cette ligne. J’oscille. Car d’une aventure à l’autre, ou d’un épisode à l’autre, j’ai beaucoup de mal à réagir en fonction de qui il est. Pris par les évènements, par exemple des scènes d’action, j’oublie qu’il est, par exemple, très réservé à l’égard de la violence. Et là, nous avons tué quatre créatures dont il n’était en réalité pas averré qu’elles étaient une menace pour quiconque. Si j’avais bien joué le coup, c’est-à-dire gardé à l’esprit sa ligne morale, qui est aussi une ligne de vie, j’aurais dû refuser de participer à ces assauts, ce qui aurait de fait compliqué hautement la situation, entravé l’intrigue, handicapé mes compagnons, et dévié le récit de son axe. En somme, j’aurais apporté une contrainte. Et au lieu de fixer la tension sur le classique affrontement héros / ennemis, nous aurions nourri un autre feu de tension (dissensions au sein du groupe, possiblement éclatement de l’alliance des personnages). J’y pense après coup comme si j’avais raté un moment d’écriture et que je pouvais encore revenir dessus (mais c’est trop tard bien sûr). Ceci étant, ces quelques considérations doivent m’éclairer sur ce qu’est, ou n’est pas, un personnage dans un récit. Un personnage apporte la contradiction. Engendre des oppositions. Et s’il ne dérange rien, ni personne, pourquoi est-il là ? C’est particulièrement réussi dans Les furtifs : dans chaque chapitre des Furtifs, les personnages s’opposent (par la force, par la pensée, par le langage, par leur éthique, par leurs croyances) et c’est ce qui conduit à alimenter l’intrigue et à orienter son évolution, tout en maintenant le lecteur (la lecture) en vie. Un personnage qui n’est là que pour amener le récit d’un point A à un point B n’est pas un personnage, c’est un dispositif placé là par l’auteur. Un relai, un fantôme. Un personnage incarné, pour céder à un autre mot à la mode du moment, doit pouvoir faire dévier la fiction de son axe. Bien sûr, j’y pense pour LS, dont je me suis appliqué à faire un petit excercice que je recommande aux auteurs avec qui je travaille quand ils éprouvent des difficultés à visualiser l’architecture de leur (quand c’en est un) roman. Je crois l’avoir lu chez Anne (mais où ?), qui elle-même l’a récupéré chez quelqu’un d’autre (mais qui ?). Il consiste simplement à lister les thèmes abordés dans le texte et à les comparer entre eux. Des thèmes se répondent ou sont filés de bout en bout ? Des thèmes sont très présents au début et plus du tout passé un certain point ? Des thèmes sont complètement isolés et n’apparaissent qu’une fois (auquel cas sont-ils utiles ?) ? Notons qu’il n’y a pas de bonne ou de mauvaise réponse à ces questions. Elles nous permettent simplement de mettre en lumière ce que l’on doit réellement se demander : ce que j’ai pu constater là, est-ce voulu ou accidentel ? Si c’est accidentel, cela sert-il le récit ? Mais il y a plein de stratégies d’évitement dans ce genre de cas, par exemple quand on constate (comme dans mon début de LS) qu’on a mis trop de choses. C’était précisément le but ! Mettre le lecteur sur de fausses pistes dès le début, tout en nous orientant vers la vraie direction, en ayant entre-temps introduit des sujets qui auront leur importance plus tard. Épurer malgré tout. Supprimer ce qui n’apparaitrait qu’une fois, un peu gratuitement donc, ou par coquetterie (se méfier de toute forme de coquetterie). Cet exercice n’est pas miraculeux. Il n’est utile que comme prétexte pour théoriser nos propres attentes, et circonscrire nos envies. Dans mon exemple de Numenéra, j’aurais tout aussi bien pu faire dévier l’intrigue, ce qui aurait amené le récit vers une forme plus vivante (organique diraient les prédicateurs de l’écriture de script), en tout cas autonome. Par exemple, via les dialogues. Ce sont eux principalement qui construisent les personnages (les définissent, les circonscrivent, les situent), autant qu’ils mettent en place une situation, voir par exemple ce dialogue textbook (mais néanmoins d’une vraie justesse d’écriture) chez Damasio :

— Les chaussures aussi. Sur la table. La ceinture… La veste avec les boutons vidéo… Posez tout dans la cage de Faraday là-bas. Les monstres en cage. Et mademoiselle, s’il vous plaît, votre bonnet…
—  J’y tiens beaucoup…
—  Un bonnet d’écoute de traqueuse, je peux comprendre. Avec ça, vous entendez presque battre mon cœur, n’est-ce pas ?
—  Si vous avez un cœur, oui…
—  Mettez-le au congélateur… Voilà. Vous le récupérerez tout à l’heure. Vous êtes Saskia, c’est ça ?
—  Parfois.
—  Et parfois ?
—  Parfois, je suis juste les sons que j’écoute.

Dans Chiasma, j’aimerais jouer sur la gravité (le poids) des dialogues, d’abord en en ayant jamais recours (le personnage principal est longtemps seul) puis ensuite en concevant des chapitres entiers ne contenant que ça, des répliques au discours direct. À tel point qu’on ne sait plus qui parle. Déséquilibrer les forces narratives. LS, lui, est censé être un minimum équilibré.


mercredi 12 février 2020 - samedi 18 mai 2024

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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

Livres : Vers Velvet (Pou, Histoires pédées, 2020). Accident de personne (Othello, réédition 2018) · Le Chien du mariage (traduction du recueil d'Amy Hempel, Cambourakis, 2018) · Mondeling (avec Junkuu Nishimura, publie.net, 2015) · Coup de tête (publie.net, 2013, réédité en 2017) · Accident de personne (publie.net, 2011) · Livre des peurs primaires (publie.net, 2010) · Qu'est-ce qu'un logement (publie.net, 2010)