On n’est pas sérieux quand on en a seize. Les deux héros de O Révolutions, d’un côté, vert, Sam, et de l’autre, or, Hailey, tous deux seize ans, traversent le temps. L’un Roméo, l’autre l’autre versant d’une autre Roméo. Publié en 2007 par Denoël en France, O Révolutions se lit dans les deux sens. C’est une espèce d’odyssée bis. Et traduit par Claro.

D’abord l’objet. O Révolutions se compose de deux centres, deux âmes, deux narrateurs. L’un Sam, l’autre Hailey, qui rapidement se trouvent et ne se quittent plus. Pour passer de l’un à l’autre tout simplement tourner le livre. Tous deux cohabitent sur la même page. L’un en haut, l’autre, retournée, tout en bas. C’est le même périple que racontent ces deux voix, à deux voix, sur deux voies différentes, car ce périple est un road trip. À cheval, en voiture, même à pieds, mais ça bouge. On part d’un point A, qui est la première page chez Sam ou Hailey, pour rejoindre un A’, la première page, à l’envers, de Hailey ou Sam. En parallèle s’écoule l’Histoire, la nôtre. Sam et Hailey grésillent et bougent, devant un écran noir, et blanc, sur lequel y défilent, en accéléré, des documentaires historiques sous forme, succinctes, de quelques notes. Dans les faits, cela concerne la colonne sur le côté de chaque page. En visuel c’est explicite. Voici. « Vous y étiez. »

Ça. Alors. Hailey !
Hors de question d’esseuler
mon couchage, je bondis, vorace,
et la bascule à même le le sol.
Débandade des Rats musqués.
J’enlève chemise et salopette.
Glissade leste des bretelles, fuite agile
des pulls. Plus que les chaussettes.
Géant.
Baisers, d’abord, doux et brûlants.
Seins démasqués. Époustouflant. Puis
ses hanches qui tenaillent & m’avalent.
Enfin
Je tobodanse. La déshaboie.
Trempé. Râteau des ongles
sur les flancs. Secousses. Longues,
offensives. Un peu trop longues.
Puis. Shlaf.
Je pars en giclées torrentielles,
et, retourné, fais la course avec
les Lemmings
griffant le ciel, tout en
soupirant doucement :
Je ne jouirai qu’au-dehors.
 
Mark Z. Danielewski, O Révolutions, Sam, Denoël et d’ailleurs, traduction de Claro, P.47-48
Alors. Ça. Sam !
Qui ne part pas. Et me rend
mon sac à dos. C’est à mon
tour de le plaquer. Il chavire,
s’étale dans les Becs-de-grue.
J’ôte mon corsage, zappe
mon minishort. Le désalopette.
Hop. Garde les chaussettes.
Petit.
Baisers alors, mouillés mais fins.
Tétons superbes. Tendus. Puis
ratés. Décales, déboussoles.
Puis.
Je le tressaute entier. M’encolle
à sa nudité. Peaux qui rissolent.
J’affirme mon assise et irrigue
ses cuisses de frissons.
Puis. Déjà sorti.
Sam s’absente de moi,
dents serrées, semence volante,
et coule à mes côtés.
À peine remis,
il gémit ceci :
Je ne jouirai qu’au-dehors.
 
Mark Z. Danielewski, O Révolutions, Hailey, Denoël et d’ailleurs, traduction de Claro, P.47-48

C’est-à-dire que ce que vit Hailey Sam le vit, de l’autre côté du livre et dans l’autre sens de lecture. Ici une passion amoureuse, plus loin une virée en bagnole, avant des luttes avec des cons. Chacun son sens, sa couverture de livre, bifide, qui articule avec deux langues. Mais la contrainte va plus loin et j’en reviens au titre : « Révolutions ». Chaque demi-page contient précisément 90 mots (hors colonne historique), donc 180 sur une page entière et 360 lorsque le livre ouvert vous tient droit dans ses yeux, 360° de pleine révolution. L’histoire de Sam commence en 1863 et se termine en 1963. Celle d’Hailey en 1963 pour se finir en 2063. Temps au cours duquel viendra caracoler l’Histoire. Mais en deux siècles ni l’une ni l’autre ne prennent une ride. Ils ont toujours et à jamais seize ans.

Je suis le baladin auquel
enfin on tient. Qu’on use.
Je suis leur permis mineur.
Je suis le kid.
 
Sam, P. 164
Je suis la Satiété qu’ils
n’auront jamais. Qu’ils ratent.
Je suis leur gant de gosse.
Je suis la môme.
 
Hailey, P. 164

La langue (les deux) est bien, sont bien, si bien carrément adolescente, car son corps mue. Les mots parfois se télescopent, s’éclatent alors néologismes et mots-valises, peut-être ou bien sans doute bien déformés par le prisme de la traduction. Récit intraduisible, O Révolutions est superbientraduit par le poète Claro. J’aurais aimé tomber sur une version VO, PDF par exemple, juste comme ça pour pouvoir, en index, m’y reporter, puis l’envie est passée et ne m’est plus revenue, signe que bon.

On est des bolides sans frein.
Et on déferle furieusement.
Voyez notre sillage. Comme il vibre.
Monticules de boue, tombes bâclées.
Charrues, tracteurs. Tours et détours.
Un Original en décomposition, isolé.
Tout le monde veut le rêve mais noUS l’avons.
Deux voies. Quatre voies.
Une seule solution.
Hailey & moi avec presque rien,
et nul souci d’aucune escale.
 
Sam, P. 217
NoUS sommes des bolides sans frein.
Lancés à fond la caisse et détonant.
Voyez notre sillage. Quels remous.
Le long des tombes Chokias. Sèches.
Boulets démolisseurs, rétrocaveuses. Grues rouilles.
Les Chênes lièges tombent.
Tout le monde veut le Rêve mais noUS le donnons.
Quatre voies. Huit voies.
Une seule solution.
Sam & moi sans rien du tout,
escaladant à peu près tout ici.
 
Hailey, P.217

On fonce : enfin ils foncent, tous les deux, Sam & Hailey, devant nos yeux à nous. Ils traversent l’Histoire sans prendre une ride, cesser de s’aimer, se retenir de sans arrêt changer de monture. Quelques fois ils s’arrêtent, s’ouvrent alors les pages les plus en creux du récit, le cœur du livre est pour moi le moins bien réussi (lorsqu’ils bossent dans le bouge de Bill Biozetti), Hailey & Sam donnant toujours la pleine mesure de leur mouvement de longue haleine, justement, en mouvement. Et d’ailleurs le mouvement est mimé : le texte, gigantesque placardé sur la page avec une énorme taille de police au début, progressivement décroît. À la fin, une fois venues les dernières pages du truc, on doit plisser les yeux pour continuer à bien les voir ou juste, parfois, chacun d’entre eux l’un après l’autre et inversement, les apercevoir, car ils s’éloignent, nous éclaboussent d’un peu de leur poussière en fonçant comme des dingues sur l’autoroute à donf. Et nous (toi, moi, lecteur, spectateur de l’odyssée qu’ils vivent) restons si sages au bord à les scruter.

On fend les taillis de flocons. À notre tour,
vaguement pauvrégarés,
mais l’afflux de froid ne suffit plus.
NoUS devons trouver nos bords car noUS
débordons. On s’élève, pantèle, martèle,
puis Hailey prend ma main et sur un
tapis d’aiguilles m’attire et m’alimente
de baisers. Tout entière sur moi.
 
Sam, P.313.
On foule les battues givrées. Presque autonomes.
Pauvrégarés,
mais la neige ici ne convient pas.
NoUS devons trouver nos bords car noUS
abordons. Et on grimpe, souffle, fatigués,
puis Sam me prend à part et parmi les rameaux
doux-dorés m’allonge de ses
baisers glissés. Tout de lui me prend.
 
Hailey, P.313

On ouvre et on referme ce sacré truc qu’est O Révolutions avec la certitude que c’est bien la première, la dernière fois qu’on lira un machin comme ça. Vraiment. Et non ce n’est pas un livre gadget : c’est un livre qui trouve à réinventer, révolutionner bien sûr, l’objet livre. On irait pas lire O Révolutions en numérique ou, plutôt non, si c’était le cas, on lirait autre chose, un autre texte bien sûr tout aussi bon mais pas le O Révolutions qu’on tourne, retourne, écorne et froisse avec plaisir au fil de la lecture du monstre. Et preuve que rien n’est gadget, la petite colonne d’Histoire, le film en noir et blanc qui court pendant tout le long du récit ou presque : lorsqu’il se termine, plusieurs dizaines de pages avant la fin du récit d’Hailey (c’est à dire après 2005, la colonne reste blanche) on se surprend à retrouver un brin de silence dans la lecture comme si, jusque là, l’Histoire grésillait arrière-fond derrière nos yeux, nos pages. Quelle impression d’impossible ! Ici dans OR, tout est saisissant. Même la version lue, vendue sur iTunes, qu’il me reste à entendre, voir et traverser.


samedi 26 novembre 2011 - jeudi 2 mai 2024


D’autres extraits : 01, 02 & 03

D’autres révolutions :

 Le Cafard Cosmique
 Télérama
 "Le paradoxe de la réversibilité absolue" (Fric-Frac Club)



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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

Livres : Vers Velvet (Pou, Histoires pédées, 2020). Accident de personne (Othello, réédition 2018) · Le Chien du mariage (traduction du recueil d'Amy Hempel, Cambourakis, 2018) · Mondeling (avec Junkuu Nishimura, publie.net, 2015) · Coup de tête (publie.net, 2013, réédité en 2017) · Accident de personne (publie.net, 2011) · Livre des peurs primaires (publie.net, 2010) · Qu'est-ce qu'un logement (publie.net, 2010)