Croquis méduses, par Des Geeks et des lettres (CC BY-NC-SA 2.0).

J’ai retwitté hier une citation du livre Méduses d’Antoine Bréa propulsée sur les réseaux par Quentin Leclerc, a.k.a @valtudinaire, dont voici la copie :

Suite à quoi Isabelle Pariente-Butterlin (@IsabelleP_B) et Emmanuelle Tricoire (@Lecritoire) expriment leur dégoût (je ne crois pas que ce mot soit trop fort ou inapproprié) de voir passer dans leur time-line la phrase en question. Je ne vais pas reproduire la nature de nos échanges intégralement ici, ce n’est pas le but. Mon incompréhension d’alors, sur le moment, ne m’empêche pas de réaliser, a posteriori, que, bien entendu, cette phrase isolée de cette façon est une phrase violente, ce qui m’amène à réfléchir sur cette façon de l’avoir diffusée sur les réseaux immatériels et, pour parler le plus simplement possible, sur le geste de propagation.

Comme me l’a indiqué Isabelle peu après, et comme elle le suggère également dans l’article qu’elle a mis en ligne sur son site un peu plus tard, la question n’est pas de débattre du livre d’Antoine Bréa mais de discuter la diffusion de la phrase, cette phrase, celle de sept mots. Sur la phrase en elle-même, il est important de noter que la citation est clairement indiquée par le biais des guillemets et par la mention du nom de l’auteur, précédé d’un dièse pour former le hashtag #Brea. Le plus intéressant, dans cette technique de tagging, c’est encore de pouvoir cliquer sur le mot concerné et accéder, via ce mot-clé, à toute une autre série de tweets en rapport avec la question. Le hashtag #Brea conduit surtout à d’autres citations de différents livres d’Antoine Bréa diffusées par Quentin littéralement le long de sa lecture (il décrit d’ailleurs parfaitement sa démarche en commentaire à la suite de l’article d’Isabelle). La phrase "Je la violais souvent, même le dimanche" a cela de particulier qu’elle permet parfaitement de synthétiser à elle seul le texte qu’elle illustre et qu’elle en est à la fois évidemment réductrice. En cliquant sur le hashtag #Brea, il est donc possible d’accéder à ce qu’on pourrait appeler un portrait robot du bouquin, portrait robot tout à fait fidèle du texte, par ailleurs. Voici le compte-rendu exact de la lecture de Quentin dans l’ordre dans lequel ces fragments ont été publiés (il me semble que toutes ces citations ont été prises dans Méduses mais, n’ayant pas le livre avec moi, je peux me tromper sur certaines) :

"mais ça allait, j’étais bien, terrassé par ton absence." #Brea

"En me rasant, par mégarde, j’avais manqué de peu de me taillader les veines des poignets." #Brea

"J’allais bien, juste un peu envie de crever." #Brea

"Je la violais souvent, même le dimanche" #Brea

"J’étais le fils du néant, l’enfant au regard dévoré des méduses" #Brea

"A présent je m’en sors. A présent tout est clair. J’arrive à la fin du naufrage." #Brea

"J’avais pas mal éclusé, et pour tout dire j’étais complètement raide, la gueule en vrac." #Brea

Je suis régulièrement les citations de Quentin, je les retwitte parfois, partageant bien souvent une bonne partie de ses goûts littéraires. La raison pour laquelle j’ai retwitté cette phrase, cette phrase précisément, est très simple, et tient à deux choses :

Isabelle Pariente-Butterlin pose la chose suivante :

Ce ne serait donc pas un problème de littérature (ça je le comprends parfaitement) mais de contexte (en l’occurrence d’un manque de contexte) ? Pourtant je ne me souviens pas avoir assisté à ce type de réactions, comme l’a d’ailleurs dit Quentin à un moment donné, lors de tweets plus graphiques, par exemple lorsqu’il mentionnait Guyotat. Je pense aussi, c’est plus récent, à l’extrait suivant :

Emmanuelle Tricoire dit 1, un peu plus tard, en substance (j’espère ne pas déformer son discours), que ce qui la frappe c’est que l’insupportabilité relevée par deux femmes ne soit pas relevée de la même façon par deux hommes. Puis, dans un autre tweet, que le viol ferait référence pour les femmes à quelque chose de bien plus ample et ancré. C’est le second volet de mon étonnement (le premier est réglé depuis longtemps : l’assimilation de cette phrase par quelqu’un, quel qu’il soit, n’est pas la même selon qu’il ou elle a lu, ou non, le livre concerné et connaît donc le contexte dans lequel cette phrase est lancée). Ce serait donc une question de genre. C’est dans ce sens que va d’ailleurs le billet publié par Emmanuelle ce matin. La situation est d’ailleurs présentée de cette façon (c’est aussi, en partie, l’axe qu’a choisi de prendre Isabelle dans son propre billet) :

Retweet d’un homme par un autre, Guillaume, et citation d’un auteur homme.
Quelqu’un réagit. Sur l’isolation de cette seule phrase. Une femme.

Est-ce à dire que la phrase, légèrement modifiée, aurait eu moins d’impact, si elle racontait : "Je le violais souvent, même le dimanche." ? En réalité, d’un point de vue strictement syntaxique, quatre possibilités s’offrent à nous :

Comme je l’ai expliqué plus en amont, je conçois tout à fait que cette phrase puisse choquer, balancée comme ça sans contexte un matin sur le réseau. Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi, selon que l’action est effectuée par un homme ou par une femme, en direction d’un homme ou d’une femme, cette même phrase soit perçue plus ou moins violemment. De la même façon, le genre du twitteur initial (ici Quentin) et du retweeteur (donc moi) change-t-il quoi que ce soit à la nature de la phrase publiée (et à son impact) ? Et un peu plus loin encore, le fait que l’auteur soit un homme ou une femme, cela change-t-il, là encore, le degré de violence intrinsèque de cette phrase ? Raison pour laquelle il m’est venu, un peu plus tard (et d’ailleurs je l’ai partagé, en MP cette fois-ci, avec Quentin) cette phrase de Virginie Despentes, tirée d’un livre que je n’ai pas lu, je le précise, mais elle m’est montée de suite en tête, voilà ce qu’elle dit :

Après [Sous-entendu, après l’avoir violée.], on l’a laissée là. Mais on lui a pissé dessus avant de partir, elle s’en est même pas rendu compte, elle était à poil, sur le dos. »

Virginie Despentes, Apocalypse Bébé

Là encore, c’est une phrase (deux en réalité) très violente qui, si elle avait été propulsée sur les réseaux, aurait pu frapper un oeil au hasard. Mais elle n’est pas plus ou moins violente selon que son auteur est un homme ou une femme. J’apprécie l’effort d’explication dont a fait preuve Emmanuelle dans son article, mais je ne crois pas à la lecture genrée qu’elle tire de cet incident (si c’en un). Le titre de l’article étant "L’insupportable et la littérature", je m’exprimerai simplement sur ce sujet comme je crois l’avoir toujours fait et, me semble-t-il, ma position n’a pas bougé là-dessus depuis plusieurs années : mon oeil, mon attention, mon engouement sur ce type de texte (on peut parler de Guyotat, Céline, ou, je ne sais pas moi, Palahniuk, par exemple) sera toujours focalisé sur la littérature. Le reste, et je le dis très sincèrement, m’intéresse beaucoup moins.

Il y a une autre question intéressante que soulève cette histoire et elle tient du mode de diffusion de ces échanges. Tout d’abord, comment me suis-je retrouvé embarqué là-dedans ? Je ne suis pas l’auteur de cette phrase, c’est Antoine Bréa le coupable. Je ne suis pas non plus celui par qui la phrase s’est retrouvée sur les réseaux immatériels, en l’occurrence Twitter, c’est Quentin. Mais, sauf erreur de ma part, ni Isabelle ni Emmanuelle ne followe @valtudinaire. Sans ma participation (RT), elles n’auraient pas eu accès à ce tweet. Merde alors, je suis donc bien celui par qui tout, semble-t-il, s’est déclenché. Retweeter une phrase, c’est l’affaire d’une seconde, soit le temps qu’on prend à déplacer le pointeur de la souris sur le bouton RT et cliquer. Pour autant, ce n’est pas non plus un acte dépourvu de sens. À la suite du déraillement du RER C à Brétigny j’ai lu cet article très intéressant sur le rôle particulier des réseaux sociaux (et notamment des photos prises sur place) durant cet incident. À la fin de l’article, l’auteur s’interroge sur la valeur de la mention j’aime / like, héritée de Facebook ou, pour formuler les choses différemment : lorsque l’on clique sur le j’aime qui accompagne la photo d’une catastrophe, qu’exprime-t-on réellement ? C’est la même chose avec le RT. Quel est le sens intrinsèque d’un retweet ? Dans notre cas, il ne s’agit pas d’un partage d’information ou d’une volonté intentionnelle de propulser des phrases acides dans la time-line des autres 2. Alors quoi ? Si tu veux que je te réponde honnêtement, le plus honnêtement possible, je vais te dire exactement comment j’interprète moi-même ce geste qui, comme expliqué un peu plus haut, tient tout autant de l’intention que du réflexe numérique. Ma volonté première, en réaction à ce tweet, c’était de répondre à Quentin pour parler du livre, Méduses, que j’étais surpris de voir cité ici, et que j’avais plaisir à voir ainsi propulsé sur ma TL. Le retweet, quant à lui, tient presque de la recontextualisation : avant de réagir à partir de cette phrase il me fallait au préalable la relayer.

Il y a quelques semaines, je me souviens avoir retweeté un article du Monde dont le titre était autrement plus éprouvant (j’en avais d’ailleurs fait mention dans le journal du jour correspondant). Ce titre, qui est aussi une citation tirée de l’article, est le suivant : "On viole en République démocratique du Congo. Des femmes, des filles et depuis peu des bébés." En réalité, ce lien que j’avais trouvé dans ma time-line était déjà, à la base, un retweet (l’info se propageait), et l’auteur de ce RT, @laxolotl, avait même cru bon d’ajouter l’info suivante à la suite de son RT (je n’avais pas pris, pour ma part, cette précaution) :

Pour autant, je n’ai eu aucune remarque ou réaction suite à ce retweet, et pourtant, indépendamment de la qualité de l’article et de l’importance des témoignages qui s’y trouvent, il y aurait beaucoup à dire sur l’usage marketing de ce type de citation mise en titre afin de susciter l’intérêt et, donc, l’envie de cliquer sur le lien qui l’accompagne. L’utilisation des réseaux sociaux qui est effectuée par des médias par ailleurs tout à fait respectables tient parfois du titre vulgairement accrocheur de la presse à scandale.

Quant à moi, je m’essaye, à l’intérieur de Fuir, à la recherche suivante : le mot viol et ses dérivés (violer, violeur...), mais sans bien sûr retenir les occurrences de violence ou violent. Il se trouve que 20 pages du site mentionnent, à un moment donné, l’un de ces mots ciblés. On peut les isoler comme suit :

Si je me souviens parfaitement les conditions et le contexte ayant conduit à l’écriture de ce truc, viol, je (re)découvre en revanche les compte-rendus de rêves et les trucs Fragmenter. Suis notamment surpris, dans les rêves, par le côté récréatif et décontracté de ces situations de viol évoquées, je cite :

#rêve celle en tailleur pro, réunion entre nous informelle, qui nous poursuit finalement tous pour viol. Viol ? Oui sur un survêtement bleu.

#rêve un viol à l’envers. Les os l’agresseur & la peau la victime. Le violeur pleure. Et le violé tape sur les bambous de sa tête (humaine).

#rêve un Titanic en 3D projeté sur la peau. Dans cette version Jack force Rose à le suivre proue pour un viol en relief. King of the world !

Ces viols mentaux ne sont pas des cauchemars. De même, si ma mémoire est bonne, le fameux viol souvent, même le dimanche de Méduses, ne correspond pas réellement à un viol mais tient plus d’un travestissement du langage, qui participe de l’esthétique du texte : c’est une autre façon de dire, d’une langue presque déviée de son axe, je la baisais souvent, même le dimanche. Du moins, c’est comme ça que je l’ai lu, et c’est comme ça que je m’en souviens, quelques semaines plus tard, et dans l’incapacité momentanée de reprendre le livre pour confirmer mes dires.

Peut-être que cette vérification dans les archives de Fuir correspond à ce que Isabelle appelle dans son article la fascination du viol. Honnêtement je ne sais pas. J’essaye de me servir de cette histoire et mon raisonnement, maladroit je veux bien l’admettre, ressemble surtout à ça : tiens, je viens de passer une bonne partie de ma journée à rédiger ce texte interminable : pour quelle(s) raison(s) ? Qu’est-ce que ça remue en moi que ce mot ? Quelque part, vérifier dans les rêves, c’est vérifier à la source. Et peut-être que je suis, aussi, le fruit d’une culture et d’une époque, nécessairement violente, pour qui (ou pour quoi) la notion même de viol est devenue, sinon banale, au moins banalisée 3. Plus généralement, c’est notre rapport à la violence qui fait débat. Oui, cette phrase est violente. La diffuser de cette façon et la relayer de cette façon c’est certainement, oui, un geste violent, tout comme l’écrire, à la base, avait été, il me semble en tout cas, un geste violent. Au-delà de ce simple constat, présumer des réactions de chacun, untel parce qu’il est un homme, unetelle parce que c’est une femme (notons que cette phrase fonctionne avec n’importe quel groupe social ou communauté humaine), c’est toujours, c’est du moins mon avis, se mettre du shampoing dans les yeux : on voit moins bien et puis en plus ça pique.


dimanche 4 août 2013 - jeudi 2 mai 2024




↑ 1 Est-ce qu’on parle, est-ce qu’on dit, est-ce qu’on écrit quand on s’exprime par le biais d’un réseau social tel que Twitter ?

↑ 2 C’est d’autant plus intéressant que, me souvenant de ma pratique de Twitter lors de l’expérience Accident de personne, fin 2010, je me souviens parfaitement que personne ne m’avait interrogé ou reproché la nature parfois violente, crue ou acide de certains fragments. Pourtant, c’était un geste intentionnellement violent que de partager ces micro-situations dans la TL des autres.

↑ 3 Encore une fois, Apocalypse Bébé : si toutes les gamines qui se font violer se sauvaient, il n’y en aurait plus beaucoup dans les maisons…

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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

Livres : Vers Velvet (Pou, Histoires pédées, 2020). Accident de personne (Othello, réédition 2018) · Le Chien du mariage (traduction du recueil d'Amy Hempel, Cambourakis, 2018) · Mondeling (avec Junkuu Nishimura, publie.net, 2015) · Coup de tête (publie.net, 2013, réédité en 2017) · Accident de personne (publie.net, 2011) · Livre des peurs primaires (publie.net, 2010) · Qu'est-ce qu'un logement (publie.net, 2010)