C’est lugubre. Il pleut sans discontinuer depuis six jours. C’est l’octobre. Il fait nuit quand il fait jour. Dans le train qui m’envoie vers Sainté pour le week-end encore ils nous climatisent l’os et la chair. Je n’ai pas l’énergie de rien faire. Le train est lourd, il est rempli de bouches bruyantes et de conversations en langues parallèles, de mâchoires masticantes et de paquets de chips, de canettes, de rires et de chaussures bateaux. Les gens chantent les uns avec les autres, ils sont ensemble, ils brassent une certaine bonne humeur, c’est répugnant bien sûr. Catherine Deneuve tient dans ses bras un chien qui lui lèche le nez : c’est la couverture grise d’un magazine gratuit. On voit des océans. Des ouragans se forment mais ce ne sont pas des ouragans (ce sont des vitres Sécurit). L’une des pistes de la bande originale d’Only Lovers Left Alive s’appelle Please Feel Free to Piss in the Garden. Un mec enlève ses pompes et il étend ses jambes pieds nus sur le siège face à lui. On répète plusieurs fois We’re not gonna make it. J’ai perdu un pied, je ne sais pas comment c’est arrivé, je bougeais ça c’est sûr. J’ai oublié ce que c’était de marcher droit avec un sac à dos sur une épaule. J’écris quelque chose qui s’appelle bombe.rtf je ne sais pas ce que c’est. Je pense aux explosifs moulés dans les suppositoires, aux enfants soldats, aux chevilles et aux jambes en général, aux éléphants qui pleurent, qui téléphonent et qui se reconnaissent dans le miroir quand ils se voient. Je ne siphonne pas la connexion 3G de mon téléphone cette fois-ci, je prends du retard dans la publication du journal, j’emmerde la simultanéité. En attendant que le train reparte, en gare de Lyon Part Dieu, je pense, comme toujours en pareilles circonstances, à celles et ceux que je connais et que pourrais aller voir, dans cette ville, si j’en avais le temps, mais le nombre de personnes concernées par cette pratique mentale diminue de semaine en semaine, de mois en mois et d’année en année. Un peu plus tôt dans la journée j’ai dit à quelqu’un, d’une voix sûre et sincère, mais en pensant précisément l’inverse de ce que je lui disais, monsieur mais personne ne vous prend pour ce que vous dîtes qu’on vous prend et le type de l’IT venu réparer nos systèmes encrassés me l’a regardé dire avec de gros yeux ronds. Comme toujours, le train s’est bien vidé à Lyon, les gosses ne dorment plus sur les sièges, ça ne sent pas le Mazout, quelqu’un dit, en français dans le texte, c’est la vie. À midi 1 deux touristes américains, en provenance de New-York, curieux de savoir où se trouvait l’ Opera house, s’extasiaient devant un sandwich français : it’s real chicken ! Il y a des néons verts dans les vitres des bureaux qui jouxtent la voie, Spiderman est dans une vitre, il y a des visages seuls dans des reflets qui fixent leurs écrans d’ordinateurs, il est 21h, quelques lumières allumées de l’autre côté des vitres, les immeubles de bureau ont la forme des paquebots et des escaliers métalliques ont poussé sur la coque et c’est triste. J’ai l’air fatigué dans mon reflet, je n’ai pas de lunettes. Le long de la tôle du Technicentre de Lyon il y a plusieurs nez de TGV alignés, tout en fuselage. Je trouve que Florent Marchet est meilleur en couplet qu’en refrain. Pour une raison qui m’échappe je repense à la fois où, ado, je ne sais plus trop quel âge, nous nous étions retrouvés à investir les décombres d’un vieux bâtiment abandonné, l’ancien immeuble du Progrès, plein de vitres pétées, de plancher mou et de canettes de bières : nous voyant faire, des têtes suspendues aux fenêtres, dans des appartements plus ou moins proches, nous menaçaient avec les mains d’appeler la police, nous répondions des doigts. Écrites sur les cuves près des voies, en face de camps sauvages sans aucun nom, j’ai toujours trouvé les inscriptions Air liquide incongrues, voire malsaines. Je n’aime pas beaucoup le dernier album de Lykke Li. Comparée à mes playlists 2011 2, 2012 3 et 2013 4 ma playlist 2014 5 est pauvre en quantité de titres : j’ai surtout écouté de la musique sans parole 6 cette année (la musique sans parole est ailleurs). Il y a des étals de carrelages posés à ciel ouvert protégés de la pluie par des papiers plastiques : je me rappelle avoir vendu pendant quelques temps du carrelage, je me rappelle qu’on disait qu’il était tinté dans la masse (c’était vrai) et qu’il venait de Suisse (c’était faux). Le train s’arrête (il penche), ce que les conducteurs appellent la quatre-voies nous sépare de la Loire (mais ce n’est pas la Loire c’est le Gier). Il y a des tags : nous sommes trop près des tags pour comprendre ce qu’ils nous disent ces tags. Je n’aime pas ça pisser dans les chiottes d’une machine. Le train est arrêté en pleine voie. Les branchements sur les lignes à haute tension ont l’air artisanal. Quelqu’un dit incident de personne mais ça ne s’est pas produit, et c’est un élément de langage ça aussi. Le train repart, c’est laborieux. S’il y a bien quelque chose de déprimant dans ce monde c’est l’évolution des modes dans le domaine de l’aménagement des cuisines et des salles de bains. L’eau grise est verte. Je pense soudainement que N. n’est peut-être pas loin, je ne l’ai pas prévenu. Les lampadaires s’allument sur le coup de Givors Canal. Ce n’est pas de la nuit c’est l’octobre. Je n’aimerais pas vivre à Givors. Il y a quelques années, j’avais plus peur d’être homo en banlieue qu’être homo à la campagne. Les brides des sacs à dos pendouillent. J’ai remis mes lunettes pour savoir mieux me regarder. Je m’arrête d’écrire quand passe dans Spotify la chanson Moi moi (mais j’écris que je m’arrête d’écrire au moment où je vois qu’elle arrive). J’ai la mélancolie facile. Parfois je n’aime pas le violoncelle. Le train va lentement. Malgré les verres qui foncent, malgré l’octobre, j’ai emporté mes lunettes de soleil de catégorie 4. Il y a encore des usines en France, elles gisent le long des voies elles aussi (que frabriquent-elles ces usines ?). Il y a des cheminées. Je me relis. Une chanson de We Were Evergreen s’appelle /// (mais ce n’est pas une chanson, c’est de l’instrumental). Nous n’avons pas été contrôlés. Je me méfie des autres. Je retrouve mes parents à la gare, c’était censé être une surprise. Il fait quoi douze degrés.


dimanche 3 août 2014 - jeudi 2 mai 2024




↑ 1 C’est-à-dire à treize heures.

↑ 2 653 titres.

↑ 3 505 titres.

↑ 4 410 titres.

↑ 5 Pour l’heure 156 titres.

↑ 6 894 titres.

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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

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