Je ne suis pas confiné dans un 35 (ou 37) mètres carrés. Je ne suis même pas confiné dans mon corps (combien de volume habite-t-il ?) mais dans mon crâne. Ici, je cherche quelqu’un. C’est dur de chercher quelqu’un, qui que ce soit, dans son seul esprit. Ce n’est pas quelqu’un que je connais, c’est quelqu’un que je ne connais pas encore. Ce n’est pas quiconque que j’ai déjà lu, mais quelqu’un que je veux lire. Pour l’heure, je ne trouve pas. Mais je sais que ça vient, et je ne désespère pas. Hier soir, j’ai retrouvé la lecture 1. C’est à entendre comme on dirait j’ai retrouvé le sommeil. Dans Djinn, Robbe-Grillet se joue des apparences. Tout n’est qu’apparence(s). Cela rend le récit à la fois très ludique 2 et pratiquement insupportable : la possibilité même de la fiction est désamorcée avant même qu’elle puisse survenir. Quand tout est un récit (et un récit de récit, ou récit dans le récit), plus rien n’est tangible, vu que nous passons notre temps à ne pas savoir sur quel pied danser ; nous cherchons notre équilibre. Rien n’est stable. Une réplique en particulier à ce sens éclairante : Plus tard, je veux faire des études pour devenir héroïne de roman. C’est un bon métier, et cela permet de vivre au passé simple. De prime abord, c’est un passage assez drôle. En fait, il est assez symptomatique de ce qui se développe esthétiquement dans ce livre (et ce qui se développe inconsciemment dans les crânes des confinés) : cette réplique est fausse à une dizaine de niveaux, le tout en l’espace de deux courtes phrases, et en moins de 25 mots. D’abord, il n’y aura pas de plus tard : le temps du récit est circonscrit au récit ; ce personnage (qui est un enfant, aux raisonnements d’adulte) ne verra pas l’âge adulte. 2) On ne fait pas d’études pour devenir héroïne de roman, les études ayant lieu dans la vie et l’héroïnat de roman dans le domaine de la fiction. 3) On ne peut pas devenir héroïne de roman : on l’est ou on ne l’est pas. 4) Ce personnage est nécessairement condamné à un rôle secondaire, étant un personnage secondaire dans un récit : la progression, l’apprentissage, la métamorphose ne lui sont pas offertes dans le cadre de l’écosystème du roman. Si c’était possible, ce ne serait pas un roman, et la phrase serait fausse encore. 5) Ce n’est pas un métier, ni bon ni mauvais. 6) Cela ne permet pas de vivre, c’est même précisément le contraire : un personnage de roman par définition n’ayant jamais accès au domaine de la vie (le contraire en revanche est possible). 7) Même à supposer qu’il vive dans le domaine de la fiction, un personnage vivrait le passé simple comme son présent, et son passé simple serait encore un autre temps à lui, vu de notre perception. 8) Si un roman ne peut qu’être écrit au passé simple, alors Djinn n’est pas un roman. Si Djinn n’est pas un roman, comment peut-on être un personnage de roman en son sein ? Le rapport avec les confinés ? S’agissant d’actualité du virus, ou les traitements possibles pour le combattre, tout le monde se fait un avis, basé sur rien, ou sur des représentations de représentations (des études fragmentaires, des témoignages dont on ne peut s’assûrer de la fiabilité, des on dit), et chaque nouvelle information qui sort est contredite par la suivante. Tout est récit (Dans tous les cas une même cendre narrative 3), donc rien ne l’est. Tout est juste, mais juste par défaut, dans l’attente de devenir faux. Tout est désamorcé avant même qu’une quelconque réalité ait eu le temps de s’instaurer, ou de s’incarner. Ces mots qu’on lit pourtant (puisqu’on en est réduit à lire tout ce qui s’accumule) ne sont pas des mots mais des paroles. Des suites de sons dont il n’est pas averré du tout qu’ils contruisent une ph(r)ase cohérente dans la durée, et qu’ils ne soient pas déminés par d’autres encore à venir. Ce dont nous faisons l’expérience, ce n’est pas l’absurde, c’est une mise en son de situations qui, pour être pleinement vécues, disons interriorisées, devraient être réduites au silence. Nous sommes donc au même stade d’hébétude que le narrateur de Djinn quand il en vient à faire la rencontre de ces deux enfants qu’il est impossible de concevoir comme tels : l’un est mort, mais va renaître, l’autre est une adulte qui dit pressentir son moi futur, or la possibilité du temps n’est plus tenable 4. Un autre passage est assez significatif sur ce sujet : on eût dit qu’elle parlait d’ailleurs, de très loin dans le temps, qu’elle se tenait dans une sorte de monde futur au sein duquel tout serait déjà accompli. C’est le contraire du livre par rapport au lecteur : le livre se tient dans un point passé, fixe dans le temps dirait le Docteur, et s’adresse depuis ce passé à un lecteur nécessairement futur. Mais si on regarde les choses désormais non plus depuis le point de vue de l’objet commercialisé qu’est le livre, mais selon celui de la narration contenue dans le livre, c’est à nouveau le contraire (le contraire du contraire) : le récit parle bien au lecteur depuis un point futur, qui est l’issue de lui, le point vers lequel il tend, et vers lequel il tente d’amener le lecteur, qui lui ne peut se trouver que dans un point passé par rapport à lui (ou présent à la toute dernière phrase, mais c’est on ne peut plus bref : ce présent est infime). Il y a donc une impossible équivalence : se trouver au même moment, en même temps. On est dans le paradoxe d’un épisode de la Quatrième dimension. Nous sommes nous-mêmes dans une incompatibilité de temps : combien d’entre nous décomptent les jours confinés en jours réels et jours ressentis ? Cela fait tout juste une semaine que cette situation dure (un peu plus si comme moi on prend comme point de référence le samedi 14 et non le mardi 17) et pourtant on a le sentiment qu’elle a commencé il y a presque un mois. Officiellement nous sommes confinés pour quinze jours mais nous savons tous que la période s’étendra au-delà. On parle de 45 jours. Le ministre de l’éducation envisage une reprise des cours pour début mai. Édouard Philippe : quelques semaines. La province de Wuhan en Chine n’en a toujours pas terminé de sa quarantaine entamée il y a deux mois. Certaines études envisagent un confinement d’au moins cinq mois, ponctué de trois pics de mortalité. Etc. La question qui se pose, c’est aussi celle du lecteur, ou pour le dire autrement qui voit et qui est vu. À l’étranger, des applications dédiées aux malades du covid permettent de suivre la progression de leur état en temps réel (ou pour le dire autrement, de les surveiller). En France, les forces de police qui surveillent l’application du couvre-feu s’assoient sur le secret médical pour dévoiler, par exemple à la presse, l’état des personnes qu’ils peuvent arrêter, par exemple pour motiver leur action à leur égard. Que dit Robbe-Grillet de ça ? À un moment donné : Je découvrais là une conséquence paradoxale de la cécité : un aveugle ne peut plus rien faire en cachette ! Les malheureux qui ne voient pas craignent continuellement d’être vus. Dans cette métaphore, le personnage victime de cécité, c’est le lecteur lui-même : il ne sait pas ce que le texte sait, et le rapport d’observation est inversé. Ce n’est plus le lecteur qui regarde le livre mais le contraire. Dans notre présent éternel, éternellement dilaté, de confinés, on ne voit plus rien nous non plus alors même (du fait même) que l’information se déverse continuellement sur nous. On est ensevelis sous la profusion de chiffres, d’études, de courbes, d’hypothèses, de divinations, de peurs. Et on est lu par elles, plutôt que le contraire.


samedi 25 avril 2020 - jeudi 2 mai 2024


(c) Masamune Shirow, Ghost in the Shell



↑ 1 He was made of flesh, like the animals, and they were made of Bakelite, like the furniture. Brian Catling, The Vorrh

↑ 2 Ces mystères successifs m’ont fait penser à une sorte de course au trésor : on y progresse d’énigme en énigme, et l’on n’en découvre la solution qu’à la toute fin.

↑ 3 Volodine, Terminus radieux.

↑ 4 Plus tard : ce futur appartenait déjà au passé. Et plus tard encore, ce procédé est nommé : mémoire du futur. Quignard, de son côté, cité par Benoît Vincent, comme Volodine plus haut, dans les textes de lui que je relis présentement : L’origine du futur doit être située dans l’image onirique.

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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

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