La Haye



  • 131114

    4 décembre 2014

    Au milieu des bonimenteurs et des vauriens, des putains et des larrons, des Rimbaud dégingandés à la syntaxe approximative, des étudiants braillards et rieurs, dans le chaos assourdissant des marchés d’épices et des fêtes populaires, des détonations de voix, de flûtes et de tambourins indiens, imbibé de l’odeur huileuse des cochons d’Inde frits, il se sentait dans son élément. Il marchait fièrement la tête haute, couverte de son panama de paille tressée, comme une attraction de foire. Et au tréfonds de ses yeux bruns aux pupilles dilatées par l’alcool, palpitait la joie d’être parmi les siens, étranger au monde, familier de la vie.

    Pèlerin perdu dans les transits troubles, il mesurait quelquefois à son dam l’amplitude des murs où il traçait des autoportraits. 

    Bruce Bégout, L’Accumulation primitive de la noirceur, Allia

    Trois heures pour faire Paris - La Haye via Rotterdam. Entre temps, par la vitre, la Belgique à la forme de ses murs, à la forme de ses toits. Le Feyenoord Stadion par latéralité. L’embouchure de quelque chose. La ville La Haye, fendue. Puis, rencontre avec les trois autres auteurs des Chronicles, les sept traducteurs, la nuit, un restau. Quelqu’un parle de singe, est-ce que c’est du singe ce qu’ils mangent ? Je ne veux pas ça manger du singe. Ils ont des trams, ici, comme il y en avait dans le Sainté de mon enfance (sauf qu’ils sont rouges). Il paraît qu’il y a la mer à vingt minutes. Demain peut-être. J’ai fermé les yeux, c’est une image. 1 On me donne une enveloppe à mon nom qui contient : un wristband backstage pour le festival qui commence dès demain, un dinner coupon, un ticket pour l’afterparty.

  • 141114

    5 décembre 2014

    Pas bougé de ma chambre d’hôtel jusqu’à des midi trente, deadline de ma deuxième colonne, je devais envoyer une deuxième colonne, quelque chose qu’il fallait que j’écrive, 500 mots, écrits dans la nuit, réécrits le matin, réécrits à nouveau. Dehors, déambulé : wandering on ou wandering about ? À cause de la pluie soudaine, devant le Binnenhof, gouffre dans le Mauritshuis où est exposée, entre autres, La jeune fille à la perle, quelques Rembrandt 2. Ce que j’attends d’un tableau c’est qu’il m’opère une ablation de la pensée humaine. Resté longtemps devant un paysage de Roelant Roghman 3, un tableau que personne d’autre n’a vu, et je me suis approché près, très près, très loin en même temps pour dissocier de la toile les petits personnages, au fond, rien qu’un trait noir et droit pour les bras et les jambes, un corps noir, un chapeau tout au plus, rien que la moelle de l’esquisse, des moutons ronds cerclés, rien d’autre. Souhaité voir ça uniquement agrandi à 3000% ou, tant qu’à faire, peint en grand à la base.

    Le soir ouverture du festival lui-même, Crossing Border. Marchons dans le dédale d’une pyramide à l’envers. Discuté de Daniel Sada et de Buchet Chastel. Beaucoup de monde, beaucoup de langues, beaucoup la barbe. Trampled by tortules : étonnant (des barbes). Iron & Wine mais seul, puis deux 4 (une barbe). Un auteur des US dont j’ai oublié le nom russe qui ne parle pas de littérature mais qui fait du stand-up (pas de barbe). Un duo de néerlandaises, une lecture dans leur langue, hypnotique, électro. Den Haag by night la nuit.

  • 151114

    6 décembre 2014

    Sur les portes des shops ouverts la nuit — sur la peau de ceux qui tiennent encore — sur les écrans de nos machines — sur les gouttes de flottes qui s’écoulent contre nos peaux une nuit qu’on était resté là pour se raconter des histoires : la tendresse.

    Seb Ménard, Notre besoin de tendresse est infini, diafragm

    Pluie liquide tout le jour. Le ciel blanc traine par terre. Il y a la mer plus au nord mais on n’ira pas voir. On me parle d’Amsterdam le matin. On me dit mais tu as disparu hier soir et je dis quelque chose comme, sans doute, yeah, that’s what I do.

    Sur scène le soir au sommet de la pyramide dans un endroit appelé paradijs. Une heure ou quoi. Quatre auteurs à intervenir les uns après les autres avec nos traductrices. Lu mon truc de Coup de tête à voix haute et dans les spots et dans le micro argent. Pour pitcher le bouquin j’ai répété l’habituel c’est l’histoire d’un mec qui a perdu sa main et qui veut la retrouver, et curieusement le public a rigolé alors je me suis senti moralement obligé de préciser que c’était pas un livre drôle. Plus tard dans la soirée je dirai à quelqu’un 5 it’s fucking sad actually. Vu António Lobo Antunes parler de la guerre, l’Angola et répondre à côté des questions qu’on lui pose. À un moment donné il dira he asked me if I was a fag sauf qu’avec sa mâchoire et son accent il n’a pas dit ça, fag, pédé, mais fang, croc, ce qui a comme versé sur sa langue quelque chose comme autre chose. Puis d’autres groupes à barbe dont j’ai oublié le nom et plusieurs fois on me dit, en réaction à ma lecture un peu plus tôt, have you read Charles Bukowski ? mais je ne peux pas leur dire que je l’ai seulement lu tatoué sur la vitrine d’une boutique de fringues à Paris.

    Il me semble que l’origine du mal dont souffrent les Occidentaux consiste dans la difficulté d’admettre que le couronnement de l’existence ne consiste pas dans l’achat à crédit d’un pavillon de banlieue au style standard et à la finition bâclée devant lequel trônera, cachant le soleil, un panneau publicitaire géant faisant la promotion de gambas à 7 € le kilo.

    Bruce Bégout, L’Accumulation primitive de la noirceur, Allia

    Sous la pluie dans la journée cherché le Het Paleis pour Escher. Pas envie de fondre ça dans de faux adjectifs sans saveur. J’ai refait plusieurs fois le tour des murs pour revoir la mer phosphorescente. Plusieurs fois le tour de la mer phosphorescente pour Three worlds. Puis plusieurs fois Three worlds pour Three Worlds. Il ne reste plus que ça au final. La tendresse. La surimpression des mondes. La tendresse encore.

  • 161114

    6 décembre 2014

    Dernier breakfast à La Haye. Au-revoir aux auteurs et traducteurs du groupe, parfois lâcher un please let me know next time you’re in Paris. Photos de groupe ensemble.

    Dernières marches sous la pluie blanche de la nordsee. Un café quelque part, dans un passage français, pour choper du wifi. Pour avoir ton accès, tu dois liker la page Facebook du truc d’abord. Mârketing, hein ? Écriture en vue plongeante sur l’Apple Store d’en face. Dernière heure avec l’une des camarades auteurs, traductrices. Parlé longtemps sous l’urgence de ces instants où à la fois nous commençons à nous découvrir l’un et l’autre et où nous sentons venir l’extinction de l’heure pile. Nous jouons donc le jeu du à bientôt mais nous le savons bien, tous, qu’à cause de contraintes géographiques évidentes, à cause de la sérendipité, à cause des choses matérielles, il est probable que nous ne nous croiserons plus les uns les autres. Ça ne fait rien. J’écris ma chronicle du jourà moitié au café, à moitié à l’hôtel, où je suis rentré entre temps pour choper du jus électrique pour faire boire la machine. Le bâtiment s’est vidé dans la journée. Fin du festival et tout. Un taxi passe me prendre avec mon nom à la main et je dis oui c’est moi.

  • 030919

    3 octobre 2019

    La Haye, qui comptait à l’époque quelque quarante mille habitants, est appelé par Diderot le plus beau village du monde, et le chemin menant de la ville à la plage de Scheveningen une promenade qui n’a nulle part son égale. Il ne m’était pas facile de partager ces impressions tandis que je me trouvais moi-même à arpenter la Parkstraat en direction de Scheveningen. Il y avait bien çà et là une belle villa dans un jardin, mais à part cela, pas de quoi s’extasier. Sans doute, comme bien souvent déjà dans des villes étrangères, n’avais-je pas emprunté les chemins appropriés. À Scheveningen, où j’avais espéré voir la mer de loin, je dus marcher longtemps, comme au fond d’une gorge, à l’ombre d’immeubles comptant de nombreux étages. Lorsque enfin j’atteignis la plage, j’étais si fatigué que je m’étendis et dormis jusqu’au beau milieu de l’après-midi. J’entendais la rumeur de la mer, comprenais, à moitié en rêve, chaque mot de hollandais et, pour la première fois de ma vie, je me crus rendu chez moi. À mon réveil encore, j’eus l’impression, au premier moment, que je me trouvais parmi mon peuple et que ceci était une halte au cours de notre marche à travers le désert.

    W. G. Sebald, Les anneaux de Saturne, traduction Bernard Kreiss, Babel

    Quand j’étais à La Haye pour le festival Crossing Borders, tout ce que je voulais c’était aller voir cette plage. Mais c’était en plein mois de novembre et le temps était épouvantable (une espèce de bruine froide hyper humide en permanence) alors, à la place, je passerai mon temps dans des musées. Le musée Escher, surtout, mais aussi le Mauritshuis, où on peut voir, comme le raconte un peu plus tôt Sebald d’ailleurs, La Leçon d’anatomie du docteur Tulp. Mais en réalité, je m’ennuie en lisant Les anneaux de Saturn. Je vois bien ce qui ce joue ici, et combien l’écriture s’agrège ou se désagrège en traversant ces nappes temporelles qui s’interpénètrent, je sais, c’est singulier, et je sais que je le sais. Mais je ne peux pas m’empêcher de m’ennuyer le lisant. Ça n’est pas grave en soi. Rien n’est grave en matière de lecture. Et je pourrais tout aussi bien laisser ce livre de côté pour commencer autre chose (du reste, c’est précisément ce que je vais faire). C’est un peu différent avec La lune dans le puits, de François Beaune : je trouve le concept du livre (dresser le portrait d’un Méditerranéen fictif dans une concaténation de récits réels racontés par des anonymes et retranscrits dans le livre en les classant par l’âge des personnes, de manière à aller de la naissance à la vieillesse d’un personnage donné en point aveugle, composé d’une foule de discours, présent partout mais existant nulle part) plus intéressant que sa réalisation. Bien sûr, un livre comme ça, on ne peut pas ne pas tomber dans l’irrégularité des témoignages qui le composent. Mais ce n’est pas ça qui me gène. Je ne comprends pas le parti pris de l’auteur d’avoir lui aussi écrit entre les témoignages (ces passages sont en italique dans le livre) plutôt que de s’en être entièrement remis au discours des personnes qui lui ont confié leurs histoires vraies. Ça n’en fait pas un mauvais livre pour autant. Mais disons que je ne suis pas entièrement convaincu. Mais qui s’intéresse au fait que je sois, ou non, entièrement convaincu de quoi que ce soit ? L’ennui revient souvent dans mes lectures. Même dans Le dossier M, qui est un livre fou, j’ai passé plusieurs centaines de pages à m’ennuyer avant de tomber dedans. Et l’un des livres les plus forts que j’ai lu dernièrement est un manga de Minetarō Mochizuki appelé Dragon Head. Si tous les livres étaient comme lui, je ne m’ennuierais pas en les lisant. Est-ce le but en soi d’un livre qu’on lit, échapper à l’ennui ? J’aimerais qu’on ne s’ennuie pas quand on lira (si quelqu’un se met dans l’idée de lire) Grieg. Comme mauvaise idée de titre à choisir, il y a aussi de mettre un chiffre car quand il y a un chiffre on a tendance à se dire je ne vais pas lire le 3 ou le 4, je n’ai pas lu les tomes précédents. Sauf que là, il n’y aura pas de tome précédent. Ah ah, qu’est-ce qu’on rirait. Par exemple, je pense à mondeling 2, avec ou sans majuscule, ce qui me permettrait de reprendre un titre que j’aime beaucoup mais que j’ai sans doute mal utilisé, d’autant plus que Grieg, bien que n’ayant rien à voir avec Mondeling, a tout à voir avec les énergies qui irriguent Mondeling (visuel, noir et blanc, trajectoires à travers le monde, récits oraux enregistrés). Dans le domaine quasi inépuisable des mauvaises idées de roman à exploiter, celle-ci est donc plutôt bonne.


  • ↑ 1 Lu dans Numéro six.

    ↑ 2 La Leçon d’anatomie du docteur Tulp, Homère, Les Maures (liste non-exhaustive).

    ↑ 3 Je ne voulais pas donner son nom ici, je trouvais ça sordide.

    ↑ 4 Pour chanter Resurection farm

    ↑ 5 Quelqu’un à qui j’ai dit par ailleurs are you Indiana Jones ? et qui savait placer Saint-Etienne sur une carte.