La Haye, qui comptait à l’époque quelque quarante mille habitants, est appelé par Diderot le plus beau village du monde, et le chemin menant de la ville à la plage de Scheveningen une promenade qui n’a nulle part son égale. Il ne m’était pas facile de partager ces impressions tandis que je me trouvais moi-même à arpenter la Parkstraat en direction de Scheveningen. Il y avait bien çà et là une belle villa dans un jardin, mais à part cela, pas de quoi s’extasier. Sans doute, comme bien souvent déjà dans des villes étrangères, n’avais-je pas emprunté les chemins appropriés. À Scheveningen, où j’avais espéré voir la mer de loin, je dus marcher longtemps, comme au fond d’une gorge, à l’ombre d’immeubles comptant de nombreux étages. Lorsque enfin j’atteignis la plage, j’étais si fatigué que je m’étendis et dormis jusqu’au beau milieu de l’après-midi. J’entendais la rumeur de la mer, comprenais, à moitié en rêve, chaque mot de hollandais et, pour la première fois de ma vie, je me crus rendu chez moi. À mon réveil encore, j’eus l’impression, au premier moment, que je me trouvais parmi mon peuple et que ceci était une halte au cours de notre marche à travers le désert.

W. G. Sebald, Les anneaux de Saturne, traduction Bernard Kreiss, Babel

Quand j’étais à La Haye pour le festival Crossing Borders, tout ce que je voulais c’était aller voir cette plage. Mais c’était en plein mois de novembre et le temps était épouvantable (une espèce de bruine froide hyper humide en permanence) alors, à la place, je passerai mon temps dans des musées. Le musée Escher, surtout, mais aussi le Mauritshuis, où on peut voir, comme le raconte un peu plus tôt Sebald d’ailleurs, La Leçon d’anatomie du docteur Tulp. Mais en réalité, je m’ennuie en lisant Les anneaux de Saturn. Je vois bien ce qui ce joue ici, et combien l’écriture s’agrège ou se désagrège en traversant ces nappes temporelles qui s’interpénètrent, je sais, c’est singulier, et je sais que je le sais. Mais je ne peux pas m’empêcher de m’ennuyer le lisant. Ça n’est pas grave en soi. Rien n’est grave en matière de lecture. Et je pourrais tout aussi bien laisser ce livre de côté pour commencer autre chose (du reste, c’est précisément ce que je vais faire). C’est un peu différent avec La lune dans le puits, de François Beaune : je trouve le concept du livre (dresser le portrait d’un Méditerranéen fictif dans une concaténation de récits réels racontés par des anonymes et retranscrits dans le livre en les classant par l’âge des personnes, de manière à aller de la naissance à la vieillesse d’un personnage donné en point aveugle, composé d’une foule de discours, présent partout mais existant nulle part) plus intéressant que sa réalisation. Bien sûr, un livre comme ça, on ne peut pas ne pas tomber dans l’irrégularité des témoignages qui le composent. Mais ce n’est pas ça qui me gène. Je ne comprends pas le parti pris de l’auteur d’avoir lui aussi écrit entre les témoignages (ces passages sont en italique dans le livre) plutôt que de s’en être entièrement remis au discours des personnes qui lui ont confié leurs histoires vraies. Ça n’en fait pas un mauvais livre pour autant. Mais disons que je ne suis pas entièrement convaincu. Mais qui s’intéresse au fait que je sois, ou non, entièrement convaincu de quoi que ce soit ? L’ennui revient souvent dans mes lectures. Même dans Le dossier M, qui est un livre fou, j’ai passé plusieurs centaines de pages à m’ennuyer avant de tomber dedans. Et l’un des livres les plus forts que j’ai lu dernièrement est un manga de Minetarō Mochizuki appelé Dragon Head. Si tous les livres étaient comme lui, je ne m’ennuierais pas en les lisant. Est-ce le but en soi d’un livre qu’on lit, échapper à l’ennui ? J’aimerais qu’on ne s’ennuie pas quand on lira (si quelqu’un se met dans l’idée de lire) Grieg. Comme mauvaise idée de titre à choisir, il y a aussi de mettre un chiffre car quand il y a un chiffre on a tendance à se dire je ne vais pas lire le 3 ou le 4, je n’ai pas lu les tomes précédents. Sauf que là, il n’y aura pas de tome précédent. Ah ah, qu’est-ce qu’on rirait. Par exemple, je pense à mondeling 2, avec ou sans majuscule, ce qui me permettrait de reprendre un titre que j’aime beaucoup mais que j’ai sans doute mal utilisé, d’autant plus que Grieg, bien que n’ayant rien à voir avec Mondeling, a tout à voir avec les énergies qui irriguent Mondeling (visuel, noir et blanc, trajectoires à travers le monde, récits oraux enregistrés). Dans le domaine quasi inépuisable des mauvaises idées de roman à exploiter, celle-ci est donc plutôt bonne.


jeudi 3 octobre 2019 - dimanche 13 juillet 2025




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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

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