Découvrez le shampoing à la kétamine. Partout dans le vaste monde, ou sur les réseaux de plus en plus étriqués, les gens pensent, disent, revendiquent, font savoir qu’à leurs yeux, ils valent mieux que leurs semblables. Mais moi aussi je suis un gen. Moi aussi ça a dû m’arriver maladroitement de le dire ou de le penser. Sauf qu’à ce moment-là, ça ne me paraissait pas nocif ou révoltant, peut-être même que je me sentais dans mon bon droit. Résultat, je n’ai même pas dû avoir honte que ça me traverse, ce qui est pire encore que si je l’avais eu. Par exemple, là j’ai pensé : d’un côté il y a les romanciers qui publient un livre par an chez le même éditeur jusqu’à ce que mort s’en suive ; de l’autre il y a les poètes qui publient un livre par trimestre chez des éditeurs différents, jusqu’à ce que mort s’en suive aussi, et dans les deux cas c’est pesant.

Certaines nuits passées auprès de Thomas, il ouvrait soudain les yeux et le voyait là, tendu et fixant le vide. Il s’approchait, lui demandait à quoi il pensait, et Thomas, effrayé, lui répondait, au bord de la panique : « Qui es-tu ? Avec qui suis-je en train de dormir ? » Et Leo comprenait qu’ainsi Thomas ne lui demandait pas réellement qui il était, mais en vertu de quelle bizarrerie sémantique il partageait son lit avec un inconnu. Incapable de trouver une réponse à cette question, tenaillé par un sentiment de séparation et de privation, il restait immobile, les yeux écarquillés, à se demander pourquoi il gisait aux côtés d’un bourreau, de quelqu’un qui le dépossédait cruellement de lui-même.

Pier Vittorio Tondelli, Chambres séparées, Seuil, traduction Vincent Raynaud, P. 67