Para il met toujours des heures à s’habiller le matin. Il était lent des gestes mais pour se pendre au balcon les yeux encore en croûte, il trouve de l’énergie. Il est attiré par le vide. C’est sorti de nulle part, quelqu’un l’a dit au moment de la morsure dans la farine de seigle, lui, il est attiré par le vide. S’en suit le bruit des mastications. Dort peu. Appelait ses parents ou sa famille ou ses amis restés derrière, à la côte, quand il y avait du réseau. Il disait à la côte, comme à la mer et jamais sur la côte. Est-ce qu’on dit sur la mer ? On le connaissait pas bien. Para parlait l’anglais mais aussi le dialecte. Du mal à dormir la nuit. Le matin suspendu au balcon, le corps à l’extérieur de la rambarde, les bras à l’intérieur de la rambarde, lui suspendu, il posait sur le monde un regard sans lueur. Sans agressivité, sans querelle, mais aussi sans lueur. Il remontera tranquillement sans avoir besoin de l’aide de personne, rien qu’au bras. Fumait pas, il buvait pas non plus. On saura pas où il trouvait la force de revenir comme ça, rien qu’au bras, dans ce corps. Il mangera pas grand chose. Crachait par terre au balcon. Le temps qu’il prend le fil de sa salive avant de toucher le sol... Ça s’appelle la patience. Il est là suspendu dans ce temps. Para te regarde l’air traversé par l’envie de dire, de dire, de dire... Y a rien qui vient, rien, on peut rester quelques instants comme ça dans cette ombre, en figeance. C’est le dix-huitième étage, lui pieds nus marche vers nous. Traversera ce qui était encore un salon à l’époque où quelqu’un vivait là. On imagine tous différemment comment les fantômes serpentent autour de nous. On voit la forme des gestes et la forme des arcs laissés par les corps, les mots, les mouvements. Lui non. Il dit qu’il a pas faim. Il dit de l’inaudible, il dit de la salive. S’assoit là près de nous en silence et il y a ce bruit-là avec lui. La farine de seigle ça n’a pas de goût, ça se voit sur les visages. C’est une métaphore d’autre chose. On se regarde, on se regarde pas. Une fille le prend par le bras et lui chuchote deux trois choses à la tempe. J’ai cherché dans ma mémoire d’où venait le nom qu’ils lui donnent, Para. Je sais plus. Il les a écoutées et puis il a tourné la tête vers elle. On saura pas ce qu’ils se sont dits, on le verra juste la regarder elle de la même façon qu’il regardait le sol suspendu au balcon. Faire des fils de sa crache qu’il coupe avec ses dents, suspendu au balcon, au dix-huitième étage, c’est tout ce dont il est capable ? Cette fille est une fille bien, ça se voit quand tu vois son visage sinuer dans l’éclat du téléphone la nuit. Plus de réseau, la nuit. Encore l’absence. L’autre jour, je suis là près d’une souche tout près d’elle, on est dehors. Para était ailleurs à ce moment des faits. Para parlait l’anglais et le dialecte et elle, cette fille, j’ignore quelle langue ils se parlent. Là où nous sommes, il y a de l’eau qui coule, nous longeons l’eau allée dans la pente avant de faire une pause. Il y a quelque chose qui tournera entre nos mains et c’est pas de la farine. On cherchait un endroit où dormir. Quelqu’un disait que c’était pas éthique d’entrer comme ça chez les gens. Y a plus de gens, bien sûr, ils ont fuit y a longtemps, mais c’était quand même, eh bien, une forme de propriété morale et il fallait respecter ça. Certains seront pas d’accord avec le fait qu’il fallait respecter ça. Cette fille dit rien, cette fille écoute. Elle a un œil sur son écran, le bleu lui fait le visage doux, baigné. Je la trouve belle cette fille qui se perd dans la lumière artificielle. Para aussi. Il avance et pieds nus. Marche vers nous au moment de la farine de seigle. Dans la pièce il est là, planté. Toujours l’air traversé par cette envie de dire, de dire, de dire... Et puis cette fille ira chuchoter quelques mots à sa tempe près des mastications. C’est un moment de calme, d’équilibre, je tiens à le dire, et quelqu’un s’est énervé d’un coup que nous vivions tous dans un putain de présent perpétuel et que c’était pas ça, vivre. Je sais pas ce qu’il entendait par vivre. Je sais qu’une fois ma tête tournée, Para a disparu. Il était plus à sa place, il était plus dans la mastication, il était plus avec cette fille qui regardait dehors, du coup. Para est une énigme. Au moment où certains d’entre nous doutaient de la courbe à donner à la marche, suivre le sens de l’eau ou remonter à la source, prendre la nuit sur nous ou alors s’en défaire, traverser ou pas le ruisseau qui va de là à là, il a dit simplement quelques mots en dialecte et on l’a écouté. Je parle pas le dialecte mais ça m’a remué ce qu’il va dire, là, près des racines qui tiennent le lit de la rivière là où elle s’épaissit. Savoir qu’il y a dans ce corps la force de remonter au bras à la rambarde du dix-huitième étage, oui, ça me rassure sur la suite à donner au mouvement de la marche. J’ai pris confiance en moi. Je prendrai pour témoin le visage de cette fille qui est beau comme le sien, même quand la lumière bleue se décolle. Là elle est penchée à la rambarde à le chercher dix-huit étages plus bas, l’attraper quand il percera l’ombre, quand il sortira seul sous la masse du building. Finalement on a décidé d’investir cet immeuble abandonné que l’un d’entre nous a trouvé de l’autre côté de la rivière. On a décidé ça, cette nuit-là près d’une souche, à la majorité. Le ruisseau salivait. C’est peut-être à cause de Para, il a joué un rôle dans cette prise de décision. Son calme. Sa confiance. Ses quelques mots dits en dialecte. Le fait qu’il sache parler au vide et remonter au bras.


dimanche 7 février 2016 - dimanche 28 avril 2024




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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

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