Je sais maintenant que je suis irrésistible. Des mecs se battent entre eux pour pouvoir m’embaucher. Svetlana à qui je raconte mon aventure d’hier est sur le cul. Je l’ai mise sur le cul. Je lui ai dit écoutez ça. Mon premier entretien d’hier découle directement de ma rencontre avec le manager Endive Braisée lundi. Car d’après lui j’avais le profil. Voilà pourquoi il m’a obtenu ce rendez-vous, cette fois avec la boite directement. Cet entretien s’est plutôt bien passé. Ce que j’ai dit ? La même chose que pour n’importe quel autre : je me suis lissé la gueule jusqu’à devenir un carré de peau tendue comme l’élastique de mon boxer. Le courant est passé, cette fois je ne parle pas d’électricité statique. À un moment donné de notre conversation, passage anglais pour vérifier que mon CV ne trichait pas, j’ai répondu à l’une de ses questions en souriant « ah ah, that’s a tricky one » ou bien encore « yeah i’m so really fucking focused right now, you have no idea » et elle n’avait pas idée, mais comme je l’ai raconté à H. après debrief du soir je n’ai ni emprunté d’accent british ni même lancé de « Oi ! » comme j’aurais voulu faire, je crois que le syndrome lisse a dû me contaminer : j’ai envie de dire qu’est-ce qu’on y peut ? Au terme de l’entretien elle m’a demandé si j’avais des questions et j’ai dit oui, j’en aurais deux. 1) Pourquoi ne pas envisager meilleur salaire et 2) Où sont les toilettes ? Svetlana me rappelle qu’il n’est pas très correct de mentionner dès le premier entretien de telles trivialités que sont 1) les fameuses questions d’argent et 2) les affaires dégoûtantes de notre foutu intérieur mais, baste, j’ai répondu à Svetlana, tu veux l’entendre la suite ou pas ? Mon deuxième entretien prévu la même journée était fixé à cinq cent mètres de là (mais à 14h30 : j’avais du temps devant moi). Une fois traversé la lumière poussiéreuse des Tuileries dans la longueur me suis posé quelque part cour carrée pour bouquiner un peu. Avant de coller mon cul sur l’un des bancs en pierre je me suis dit qu’il faudrait pas que j’en vienne à tâcher mon beau costume noir car, oui, je pense ce genre de trucs maintenant. À mes côtés sur le même banc un couple de touristes qui répétaient les mêmes figures acrobatiques devant l’objectif d’un appareil photo réglé sur minuteur. Le but du jeu visiblement : se faire immortaliser par l’oeil de l’appareil en train de s’embrasser en suspension devant les bâtiments du Louvre et je me suis dit oh boy, ah bravo, si seulement l’acmé de ma journée ce pouvait être ça... Mais Svetlana me dit minute : quel est le rapport avec le reste ? Pourquoi toutes ces foutues histoires d’entre-deux alors précisément que ce qui nous intéresse ce sont les entretiens ? C’est à mon tour de dire minute : j’y viens. Mon second entretien étant prévu plus loin à 14h30 j’ai poursuivi mes déambulations et il se trouve que j’avais « l’impression d’errer dans Paris comme dans un grand frigidaire vide » comme je l’ai lu dans ce bouquin insupportable que j’ai eu envie d’abandonner sur un banc vide pour qu’il profite à un autre que moi (sauf que, voilà, je l’ai finalement gardé pour mieux finir par couper ma la lecture plusieurs heures plus tard dans le train du retour). Puis, passant devant l’éternelle enseigne « Duluc Détective » rue du Louvre (ne me demandez surtout pas comment, pourquoi j’en suis venu à fréquenter cette agence là) j’ai fait ce que j’aime souvent imaginer dans pareille circonstance : que le Temps n’est qu’un filtre fait de papier calque et qu’on pourrait si on le souhaitait les superposer les uns contre les autres pour les voir se confondre et je me suis demandé au juste combien de doubles de moi j’aurais pu rencontrer si j’avais pu plaquer sur mes deux yeux ces calques là. Un max. L’un d’entre eux sort justement d’un entretien d’embauche, déjà, et je l’envie bien sûr : à cette époque suffisait juste de se pointer (et sans cravate) dans le café d’à côté, entendre ma futur-ex collègue me dire « bon, on a le même âge, je crois qu’on peut se tutoyer », les choses étaient plus simples, ça oui. Ce que j’aurais aimé pouvoir dire à ce double de moi mais cuvée 2008 ? De surtout faire gaffe à PDG, comment ça se terminerait des mois plus tard et de la merde que ça serait, ensuite, pour traverser cette période là (mais je finirais par dire : oui mais voilà au moins tu l’écriras) et, comme chacun sait, ce serait une bêtise, car il suffit de piétiner dans le passé un papillon paumé pour que dans le futur, etc : on connaît la chanson. Manifestement Svetlana ne la connaît pas mais je lui dis peu importe, après tout je m’adresse à une audience plus large, plus large que sa seule attention. Dans le bureau d’à côté on entend bafouiller un autre candidat, un mec comme moi suivi par Svetlana, un type qui passe un à un ses appels pour démarcher des boites et les convaincre de le rencontrer. Sa phrase d’accroche est la suivante : « je recherche après un boulot ». Voilà ce dont il s’agit : nous sommes bien, lui comme moi, en retard sur les autres. Mais ce qu’il faut retenir c’est que je suis dans les bureaux de ma deuxième boite à l’heure prévue, 14h30, quand bien même mon parcours pour faire Louvre - cette Boite devait bien ressembler (à supposer qu’il ait été vu de plus haut par satellite ou par hasard) au signe que je n’ai pas arrêté de mouliner pour que l’iPhone réveille son système paresseux de géolocalisation, à savoir le fameux signe ∞, et j’étais à l’heure devant la responsable RH un petit peu sèche mais un petit peu casual quand même (et dont l’intitulé sur la carte de visite ne mentionne ni « RH » ni « Manager » mais simplement « People »). J’étais à l’heure, alerte et éveillé quand elle m’a demandé au juste pourquoi je pensais aimer effectuer une tâche que je ne connaissais pas et j’ai dit honnêtement je n’en sais rien, ça reste encore à être découvert car madame je suis jeune et moi, mon rêve, c’est avant tout d’apprendre, je suis ce genre de gars. Svetlana ne se sent plus. Jamais jusqu’à maintenant je ne lui ai fait l’honneur de lui raconter deux entretiens le même jour, quatre entretien en l’espace d’une semaine. Peut-être finalement que je ne suis pas complètement damaged goods s’agissant de retrouver un gagne-pain. Je lui laisse l’audace de ses suppositions. Mais je lui dis ce n’est pas tout. Avant la fin du second entretien est arrivée la sempiternelle question idiote qui vise à faire faire au candidat sa petite autocritique afin d’identifier ses principaux défauts et très arbitrairement j’en sors deux beaux de mon chapeau fictif. 1) Je me suis toujours trompé sur les paroles de la chanson You’ve got a habit of leaving. Toujours j’ai cru entendre la phrase « Sometimes I cry / Sometimes I’m so sad / Sometimes I’m so glad to run » alors qu’en fait Bowie chante bien « Sometimes I cry / Sometimes I’m so sad / Sometimes I’m so glad, so glad » et vous savez quoi ? Je préfère largement ma version (et Svetlana approuve). 2) J’ai toujours eu une peur bleue des bouches d’égouts ou des grilles fixées au sol censées servir d’aérations pour les galeries de métro, de marcher dessus j’entends, car qui sait si ces trucs ne vont pas s’effondrer sous mon poids un de ces quatre, on peut pas dire, c’est typiquement le genre de trucs susceptibles d’arriver, ça oui, et tous mes potes se foutent de moi quand je leur explique, ce qui est assez vexant faut dire. La RH « People » me répond que selon son point de vu ce n’est pas un défaut et je réponds (et je m’emporte) : voilà exactement ce que me disent mes potes ! L’entretien a, ensuite, repris son cours, et moi avec. Je suis sorti de leur locaux à 15h30. À 16h, premier message de la première boite pour fixer un second entretien. À 16h15 message de la seconde pour rencontre avec le directeur financier. Quand je les ai rappelés, une fois rentré chez moi, dans l’ordre, l’un à la suite des autres, et après leur avoir dit qu’ils étaient tous deux en concurrence pour obtenir mon corps (car, oui, j’ai le sentiment d’être devenu au fil des jours un steak haché et, ouf, Svetlana me confirme que c’est normal, et tout va bien, je me sens mieux), le premier m’a fait promettre de ne surtout pas prendre de décision sans l’avoir rappelé car je le site « on ne voudrait pas vous perdre » et le second m’a répété que mon profil leur plaisait grave et je n’ai pas dit, ni à l’un, ni à l’autre, que je ne comprenais pas, mais alors pas du tout cet engouement soudain pour cette viande là, la mienne, bourrée de paquets de nerfs, certainement pas très comestible, probablement contaminée, mais va savoir, Svetlana, les gens sont complètement incompréhensibles là-bas dehors, au fond je l’ai toujours su.


jeudi 5 mai 2011 - jeudi 9 mai 2024




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Article publié Article 090424 GV il y a 20 heures
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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

Livres : Vers Velvet (Pou, Histoires pédées, 2020). Accident de personne (Othello, réédition 2018) · Le Chien du mariage (traduction du recueil d'Amy Hempel, Cambourakis, 2018) · Mondeling (avec Junkuu Nishimura, publie.net, 2015) · Coup de tête (publie.net, 2013, réédité en 2017) · Accident de personne (publie.net, 2011) · Livre des peurs primaires (publie.net, 2010) · Qu'est-ce qu'un logement (publie.net, 2010)