Corps



  • D #8 Épaule (de Frances Keren, de Yola Kleynin)

    24 septembre 2008

    Le D de description vaut aussi pour dissection. D. numéro huit comme étude anatomique, Frances Keren et/ou Yola Kleynin pour modèles alternés.

    Frances Keren : Paysage de nerfs sur sa peau à vif. Il suffit d’entrer contre son buste ouvert. Cette particularité propre d’avoir le tubercule majeur qui ressort plus haut que l’acromion. Ou inversement, l’acromion timide de celles qui n’en ont pas l’usage. Il y a quelque chose de glacial, rigide, dans la courbe osseuse de cet acromion limé.

    Yola Kleynin : Elle se fout des yeux qui la plaquent au mur. Elle écrase un rythme qu’elle est seule à entendre, qui remonte à force de flux serré depuis la veine céphalique jusqu’à sa gorge enflée. Elle a le sang sous l’épiderme, la peau pris à revers du souffle.

    Frances Keren : Elle a la peau-frisson des froides cérébrales. La clavicule saillante émoussée par l’ennui. Tremblements du deltoïde qui s’effacent sous le grand pectoral qu’elle ne contrôle pas. Ruptures de rythme qui remontent depuis le triceps brachial. Elle retient les nerfs qui battent, elle tend fort le supra-épineux. Elle ne contrôle pas.

    Yola Kleynin : Ses poignets s’abattent trop, la tête de l’humérus au bord de la rupture mais non. Autant de secousses invisibles qui remontent des doigts jusqu’à l’angle supérieur de la scapula. Rythme impossible qu’elle impose malgré tout et ça prend : détonations de la batterie qui saturent jusqu’aux explosions des bombes sur les toits.

    Frances Keren : Elle a le geste de trop : elle étend l’humérus avant de le ramener près du corps. Trapèze contracté, deltoïde rabattu. La peau chair de poule le long de sa bride à droite. Sa voix enrouée part de là. Son C’est bon ça suffit c’est atroce, s’il vous plaît arrêtez de jouer qu’elle compresse depuis le chef claviculaire. Et le silence à nouveau sur sa peau à vif. Merci, on vous rappellera.

    Yola Kleynin : La sueur imprégnée du coton blanc par dessus le supra-épineux coule contre le tracé des os sous la peau. Veine céphalique gonflée dans les graves pendant qu’elle articule les aigus de son rythme. Tout son sang compressé entre son bras gauche, toute la dureté d’une base captée par le micro pendu. La surdité fraiche prise au lobe une fois ses os tassés au sol. Dehors les murs tremblent d’échos et de vide.

  • 041008

    4 octobre 2008

    J’avais écrit pour Coup de tête ce passage par la suite coupé au montage, à la toute fin de la première partie, où C.D. (narrateur) remonte un TGV à l’envers du sens de la rame et tombe sur AMF qui ne lui dit pas son nom mais finit par lui céder l’exemplaire d’un livre qu’elle n’aura de toute façon pas le temps de lire (elle préfère s’arcbouter sur son accoudoir et regarder défiler les arbres par la fenêtre), peut-être un livre écrit sans talent, sans intérêt, sans histoire. Ce livre a pour titre Ma propre petite fabrique de savants fous et comme C.D. ne sait pas quoi en faire il décide de l’ouvrir. Il en lit les premières et dernières pages. Peut-être qu’il lit tout le récit d’une traite (le livre n’est pas très long, format poche, cent cinquante pages maximum, on ignore le nom de l’auteur, on est juste certain qu’il n’est pas français) et que le ventre du livre est pris sous une ellipse, ou peut-être qu’il s’ennuie et qu’il se contente simplement de lire le début puis la fin sans s’embarrasser du milieu. Ce qui est sûr, c’est qu’il abandonne son exemplaire de Ma propre petite fabrique de savants fous derrière lui, soit par choix, soit parce qu’il l’a oublié dans les toilettes d’un wagon au passage d’un contrôleur.

    Au fond peu importe : ce passage désormais hors texte pour alléger la partie I (Ville I), passage coupé vif pour affûter le rythme et assécher des transitions qui n’ont pas lieu d’être. Le petit texte présent au cœur du troisième jet n’était pas bon, je le réécris hier matin histoire de voir de quoi il aurait pu avoir l’air en vue d’une hypothétique version finale. Sa composition est axée sur trois points que je maîtrise mal et décide de choisir comme contraintes : la narration au « il », le discours direct et la linéarité du récit (huis clos de deux heures peut être à tout casser). Ces trois contraintes je les respecte en trichant, et par « en trichant » je veux bien sûr dire que je ne les respecte pas.

    Les aiguilles de l’horloge contre la porte froide fixaient ses tics nerveux. Entre deux minutes paires, il s’autorisait un geste, un souffle. Ses yeux viraient contre la céramique de la table et se perdaient au large des décors champêtres qu’on y avait peints. Il attendait sans bruit que son attente expire : le passage d’une aiguille de plus sur l’un des chiffres en trop. Lorsqu’il frottait ses doigts ensemble entre deux phalanges, il respirait l’éclat plastique du latex puis se redressait en dégurgitant. L’heure juste, pensait-il, il était important que tout commence selon cette heure juste qui précisément se laissait fuir devant lui. Rien n’est plus primordial que la ponctualité intérieure, lâcha-t-il embarrassé.
    Lorsque la trotteuse buta sur le douze de porcelaine, il se tourna sans hâte et décrocha le combiné du téléphone qu’il posa nu sur le buffet. Il composa ce numéro qu’il connaissait par cœur et attendit les cinq rebonds de la tonalité d’usage puis il articula ses premiers mots :

     Allons-y, dit-il, il est temps.
    A ses pieds, le carrelage de la cuisine se soulevait par bulles lâches entre ses pas. Transparaissait entre les voiles du film plastique cette teinte chétive qui s’était figée sur les carreaux au fil de temps. Ce jaune sale venu de nulle part avait petit à petit grignoté la pièce sur toute sa hauteur. Il regarda le plafond de sa cuisine et oui, se dit-il en posant ses paupières molles à la verticale des assiettes empilées au sommet des placard, cette cuisine est une cuisine de vieux.
    En longeant le bord de la table, entre les carreaux frappés de champs de blé et les moulins de sel, il laissa le bout de son gant matte racler la pointe de ses instruments. Leurs corps brillaient gris contre les ailes fixes du moulin céramique. Engel, Entérotome, Amussat, Erigne, Marteau, Scalpel murmura-t-il comme un appel tacite puis il tordit son pas contre le pied de la table et se retourna face au combiné lâché.

     Je commence, lança-t-il, son scalpel chaud et moite sous le latex. Le sujet est un homme de soixante-dix-sept ans, d’un mètre quatre-vingt-deux pour quatre-vingt-dix kilos. Aucun antécédent de maladie grave n’est connu. La famille a trouvé le corps inanimé dans son lit au petit matin.
    Ses mots formaient des formes absconses qui ne trouvaient pas leur sens. Ses lèvres vibraient d’elles-mêmes, ses yeux ne les suivaient pas. Le reflet d’une masse blanche encore jeune se dessina au-dessus de son masque dans la largeur de ses yeux. Il se pencha sur le mort et les petits tableaux de céramiques enflèrent le long de ses bras, jambes, torse et pieds.

     Je vais à présent procéder aux premiers examens externes, dit-il d’une voix terne et gorgée de quintes futures avant de laisser glisser la lame de son scalpel du manubrium au nombril.
    La peau grasse du mort lâchait sans bruit sous le liserez rouge d’une aiguille. Le ventre du mort se gonflait de tripes encore grises et s’ouvraient comme une fleur torse sous la lumière d’un lustre en porcelaine.
    autopsie.jpg autopsie.jpg
    Le docteur tourna le dos aux flammes qui desséchaient la couleur de ses murs. Ses vêtements tassés prenaient sans attendre. L’air se teintait des odeurs plastiques du latex courbé liquide par les secondes encore crues. La température montait lentement, degré par degré, et s’étalait sur sa peau nue.
    Il pressa ses cuisses contre une partie de chasse céramique au bord des moulins de campagne et inspira lentement. C’était la partie la plus délicate de l’opération, il en avait conscience. Il attrapa d’abord avec grand soin la peau du mort étalée sur la table qu’il laissa couler jusqu’à lui. Il glissa ensuite ses doigts doux entre les plis de l’ancien sternum qu’il écarta d’une froideur délicate. Le mort s’ouvrit sans râle au rythme des marées sanguines qui battaient toujours aux poignets du docteur.

     Allez, grinça-t-il, encore, et son bras droit s’enfonçait en lui, caressant par erreur l’envers de ses côtes, revoyant par analogie les horloges détraqués du vieux magasin de son enfance. Qu’une dernière fois il tourne le dos aux vérités de ses humiliations passées. Mélancolie du dernier regard conscient, pensa-t-il avant de s’en détourner pour de bon. Il glissa son coude dans la peau vide de son hôte, puis l’autre également. Leurs deux colonnes vertébrales se laissaient frôler sous la chaleur de l’âtre. La morphologie était parfaite, l’hôte avait été idéalement choisi ; le grain juvénile de sa peau n’était plus même un problème. Ses épaules caressaient les siennes à présent, ses hanches roulaient sous lui, si bien qu’il se demanda si ces possessifs confus qu’il articulait de travers trouvaient encore leur sens compte tenu des circonstances.
    Le plus délicat était encore de se défaire de ses jambes. L’horloge s’éternisait contre la porte chaude, les heures se laissaient fuir. Fidèle ultime de ses dernières habitudes, le docteur prit son temps. Il frôlait ses cuisses sans un souffle et raclait l’envers des genoux en priant. Son dernier tour de force se logeait droit dans le creux pressé sous la malléole, son propre petit Cap Horn cutané à lui comme il aimait le surnommer dans le silence de ses pensées. Il se demandait simplement si l’union des deux malléoles, l’une en creux, l’autre en os, produirait un son quelconque. A l’instant fatidique, pourtant, le docteur oublia d’écouter.
    .

    L’homme mit de longues minutes avant d’enfin parvenir à débrancher le téléphone qu’il laissa vide sur le buffet.

     Adieu névroses, murmura-t-il dans l’écouteur avant de s’en détourner lourdement. Les flammes vives saturaient maintenant l’air du salon et la fumée tombait contre le plastique jaune de la cuisine. L’homme traîna sa carcasse au travers de la pièce, ses pieds potelés entre les bulles tièdes du carrelage. Il posa sa main contre le bois noir de la porte et savoura ce contact qui n’était pas sien. Il s’apprêtait à courir le monde, ses cuisses énormes roulants des arcs de cercle empruntés et ses orteils bleuis chatouillés par la sécheresse des graviers qu’il ne pouvait sentir. Ses fesses fondaient au soleil et lui débordaient des hanches. Ses épaules rigides forçaient une démarche trop lente qui laissait bouffer son dos mal pris aux entournures. Il s’imaginait gras et lourd, culbuto superbe de ses rêves d’enfants. Puis il leva les yeux sur les nuages filants : depuis l’envers de ses peaux nouvelles, il baissa son œil droit puis le gauche et respira enfin à plein poumon le grand air frais de ses pulsions pourries.

    Entre ces pages fictives, j’imagine le docteur revoir dans le chaos globuleux des entrailles du mort quelques souvenirs importants, peut-être des dizaines de réminiscences honteuses. Je le vois soupeser les organes, dire qu’il les examine à l’intention du téléphone face à lui et se repasser sur le film de ses paupières ces quelques images passées. Il y enfouirait au fil du récit toutes ses peurs, toutes ses névroses pour ensuite les brûler dans la pièce adjacente. Il se débarrasserait de tous ses vêtements et il se blottirait nu contre la peau embaumée, il se réchaufferait sous elle, pourrait devenir quelqu’un d’autre dissimulé par elle, un autre savant fou lâché dans le monde, un autre fou éclos de sa petite cuisine mentale. (Images de l’entre-deux textes empruntées au site Landanger.com, technologie pour la santé.)

  • 071008

    7 octobre 2008

    Ce matin tôt-beaucoup-trop-tôt, 3h25. Ou 3h52. Moins dix. Je sais plus. Il y avait un deux et un cinq sur le rouge du réveil il me semble. Ou peut-être c’était hier.

    D’habitude recette correcte pour éradiquer migraine latente qui s’est tressée entre occiput et orbite depuis le matin : s’enfermer dans le noir de la chambre, allongé sur le dos, immobile sans bouger, à attendre que le sang tape moins fort entre les tempes, que les nerfs tirent moins sec sur les mâchoires. Attendre que l’œil de lui-même se referme et les dix-douze heures de sommeil qui suivent pour éponger les salves tapies sous la peau. D’habitude ça fonctionne sauf hasard nocturne : réveillé à 3h25 ou 3h52 (moins dix), battements secs sous paupière droite diffusés autour, douleur plus aiguë encore que quatre-cinq heures plus tôt. Une fois déjà c’est arrivé : à Loué sur les derniers jours parce qu’on dormait au salon. Puis stress cinq minutes avant de se rendormir. Ici différemment : la connerie de me relever pour reprendre un cachet, donc réveillé, réveillé vraiment, impossible de refermer les yeux, puis angoisse qui amplifie tout. Dois absolument être d’attaque pour demain-seize-heures-trente (je me dis), dois absolument me rendormir. Suite logique : l’angoisse accentue le rythme cardiaque, le rythme cardiaque, boosté jusqu’aux tempes et au-delà, bat plus fort, plus vite, plus longtemps, fait plus mal encore, d’où moteur d’angoisse renforcé et ainsi de suite. Ouroboros bis repetita.

    Puis tremblements, sueurs froides, nausées, tout le package, puis se voir depuis l’intérieur détaché de tout se demander mais qu’est-ce qui pourrait déclencher le truc ? La réponse stress bien pratique pour tout mais trop pratique justement. H. à côté appelle je sais plus trop quel numéro on est censé appelé dans ces cas là, signe que c’est vraiment plus fort que d’habitude auquel cas j’aurais simplement dit mais non on va appeler personne on va pas les déranger pour ça enfin. Puis autre cachet dans la foulée et retour obscurité complète et immobilité passagère le temps que ça se dissolve.

    Au matin complètement évanouie comme une migraine classique. Rendez-vous ophtalmo fin décembre pour tout ça. Changer de lunettes, etc. Pas plus inquiet outre mesure. Simplement une coïncidence flagrante, relevée après coup, rapport à un passage de Coup de tête (what else ?) actuellement en travaux (Ville I) qui me revient en tête. L’impression (agréable ?) de nager à l’envers du sens de l’eau et de laisser la fiction déraper sur le quotidien et non l’inverse. Extrait enchaîné depuis une crise du narrateur, yeux fermés contre la table d’un bar, puis :

    Quand je les rouvre : mon corps atrophié-froid contre le mur. Ma Despé explosée sur la table et la table qui fuit jusque sur le carrelage. Et, quelque part entre mon poignet et mon coude, ma main, ma main droite, qui se sert, qui se brûle, qui se noie contre mes os et ma peau.
    Une seconde de plus à me voir dans le reflet d’entre les verres, je me dis en floutant mon regard, et je tombe.

     Merde, je leur crache dans la foulée, faut que je pisse. Rien de plus que ce que je peux articuler avant de perdre pied. Et tac. Je m’enferme dans la détonation d’un loquet rouillé, là-bas dans les chiottes du fond, ma gueule contre le froid de la cuvette à faire semblant de gerber.
    (...)
    Déteste les reflets inattendus qui te sautent à la gueule en une fraction de seconde. Je déteste. Même si je vois flou, même si les murs tremblent au bord. Je peux juste pas. Plus fort que moi. Me donne envie de|
    Je peux juste pas.
    (...)
    Respire un grand coup. Subis. Force toi à. Colle ta main, la gauche, contre la surface du mur. Pas sûr de savoir si ces gouttes sur ma tronche c’est de l’eau ou bien de la sueur ou bien autre chose. Tant pis. Et puis quelqu’un tape de l’autre côté de la porte parce que ça fait combien de temps que je|
    Je défais le loquet rouillé. Je sors sans voir la tête du type en question. Je me contente juste de l’éviter puis de mettre un pied devant l’autre et|
    devant l’autre et ainsi de suite. Et rester debout. Garder l’équilibre. Tout ce que je demande.

    – Quand je me levais la nuit, j’avais juste à me traîner de ma chambre à la salle de bain. Juste un ou deux pas ça suffisait. Quand les décharges étaient trop fortes, quand les médocs ils faisaient plus effet. Y avait des heures clé et ça revenait. Je me posais sur les chiottes. Le long du miroir, je voyais ma gueule atrophiée et les gélules que je m’enfilais pour calmer mes décharges. Je mettais plusieurs minutes à me relever après. Y avait pas un bruit dans tout l’immeuble, juste moi qui gueulais dans ma tête. Des fois, je me relevais quand même et c’était trop tôt. Du coup, ça revenait contre moi et je me le prenais dans la nuque. Je me couchais sur le carrelage et j’attendais qu’on me trouve le matin et je tremblais jusqu’à ce que je me rendorme devant la porte de ma chambre. Les bras d’Esposito dédicacés qui me coulaient par dessus. Je lui aurais bien tendu la main comme tu m’as tendu la tienne Ajay mais en vrai ma main je la sentais déjà plus. –

    Je me retrouve à fondre au milieu des tables et des bières. Avancer sans voir. Juste : sentir la présence des trucs autour et les traverser quand même. Hier, je me dis, je me traînais entre ma chambre et la salle de bain, maintenant ici. Et demain, je pense, quoi d’autre encore ?
    Je marche pas en réalité, je corrige. Je glisse. Parce qu’en collant mes semelles plaquées sur le sol, je reste droit à peu près. Je perds pas mes appuis. Reste debout.

  • 121008

    12 octobre 2008

    En anglais dans le texte : An N-Dimensional Mishmash.

    Les charniers mis à part, je me demande parfois, entre les six-cent et quelques pages de ce livre, si chaque nouveau petit chapitre introduit dans chaque nouveau grand chapitre ne correspond pas en réalité à un autre début, le début d’un autre livre, d’un autre roman, d’un autre récit, qui poursuivrait ensuite d’autres récits parallèles et démultipliés à l’infini dans diverses profusions de grands et petits chapitres entrelacés. Il y a un peu de vertige et de peur dans ce V. abrupte. Il y a du labyrinthe aussi. Et certainement peut-être, une fois la dernière page tournée, devoir tout reprendre du début et tout recommencer. Ça fait partie du vertige. Extrait chaotique issu de l’épilogue d’abord traduit, ensuite dé-traduit.

    Avec l’âge, nous obliquons de plus en plus vers le passé. Aussi Stencil s’était-il, jusqu’à un certain point, abstrait de la rue et de l’ouvrier des chantiers, sur le trottoir d’en face. L’année maléfique de Florence, Demi-Volt ayant resurgi, lui revenait maintenant à l’esprit, avec tous les détails désagréables qui palpitaient, lumineux, dans la chambre noire de sa mémoire d’espion. Il souhaitait ardemment que l’apparition de Demi-Volt ne fût que hasard, et non un signal du réveil de ces mêmes forces chaotiques et situanionnelles qui déjà avaient sévi à Florence vingt ans plus tôt. Car la prédiction de Fairing, concernant le massacre qui s’ensuivraient, portait la marque d’une situation-en-devenir. Ses idées, en effet, au sujet de la situation n’avaient guère changé. Il avait même écrit un article, sous pseudonyme, et l’avait envoyé à Punch. « La situation, un micmac à la énième dimension. »
    L’article fut refusé.
    « A moins d’étudier en profondeur l’histoire personnelle de chaque individu participant, avait écrit Stencil, à moins de disséquer chaque âme, quel espoir peut-on avoir de comprendre une situation ? il se peut que les fonctionnaires de l’avenir ne soient accrédités qu’après avoir passé un diplôme de chirurgien du cerveau. » En fait, il avait des rêves où, réduit à des dimensions submicroscopiques, il pénétrait dans un cerveau, après s’être faufilé par un pore de la peau du front et s’être retrouvé dans le cul-de-sac d’une glande sudoripare. Il se frayait ensuite un chemin dans une forêt vierge de vaisseaux capillaires, pour enfin atteindre l’os ; puis à travers le crâne, de la dure-mère, l’arachnoïde, la pie-mère, il gagnait l’océan, aux bas-fonds fissurés, de liquide cérébro-spinal. Et là il flottait, avant le dernier assaut des hémisphères gris, de l’âme.
    Noeuds de Ranvier, enveloppe de Schwann, veine de Galen ; l’infime Stencil se promenait, la nuit durant, parmi les éclairs immenses et silencieux des impulsions nerveuses, traversant une synapse, les dendrites ondulantes, les montagnes russes des nerfs, filant à la chaîne on ne savait où, en grappes décroissantes de bulbes terminaux. Étranger dans ce paysage, il ne lui était jamais venu à l’idée de demander à qui était le cerveau en question. Le sien, peut-être. C’était là des rêves de fièvre, de ces rêves où on vous impose un problème complexe et insoluble, où l’on suit sans cesse des voies sans issue, des promesses aveugles, où, à chaque tournant, on est déçu, jusqu’à ce que tombe la température.
    Thomas Pynchon, V., Points, trad : Minnie Danzas, P.603-604.
    As we get older we skew more toward the past. Stencil had thus become partially lost to the street and the yardbird across it. The ill-starred year in Florence - Demivolt having popped up again - now came back to him, each unpleasant detail quivering brightly in the dark room of his spy’s memory. He hoped devoutly that Demivolt’s appearance was merely chance ; and not a signal for the reactivation of the same chaotic and Situational forces at work in Florence twenty years ago.
    For Fairing’s prediction of massacre, and its attendant politics, had all the earmarks of a Situation-in-the-process-of-becoming. He had changed none of his ideas on The Situation. Had even written an article, pseudonymous, and sent it to Punch : "The Situation as an N-Dimensional Mishmash." It was rejected.
    "Short of examining the entire history of each individual participating ;" Stencil wrote, "short of anatomizing each soul, what hope has anyone of understanding a Situation ? It may be that the civil servants of the future will not be accredited unless they first receive a degree in brain surgery."
    He indeed was visited by dreams in which he had shrunk to submicroscopic size and entered a brain, strolling in through some forehead’s pore and into the cul-de-sac of a sweat gland. Struggling out of a jungle of capillaries there he would finally reach bone ; down then through the skull, dura mater, arachnoid, pia mater to the fissure-floored sea of cerebrospinal fluid. And there he would float before final assault on the gray hemispheres : the soul.
    Nodes of Ranvier, sheath of Schwann, vein of Galen ; tiny Stencil wandered all night long among the silent, immense lightning bursts of nerve-impulses crossing a synapse ; the waving dendrites, the nerve-autobahns chaining away to God knew where in receding clusters of end-bulbs. A stranger in this landscape, it never occurred to him to ask whose brain he was in. Perhaps his own. They were fever dreams : the kind where one is given an impossibly complex problem to solve, and keeps chasing dead ends, following random promises, frustrated at every turn, until the fever breaks.
  • 031108

    3 novembre 2008

    Ce que je déteste, plus que de perdre deux heures dans la salle d’attente d’un médecin quelconque, c’est encore la possibilité d’un dysfonctionnement du corps, la sensation de sentir dans la peau comme des côtes en trop qui viendraient mordre trop bas, et l’impression systématique que mes organes se barrent si jamais j’y mets pas les mains pour rattraper au vol, et, ce que je déteste, plus que l’attente en elle-même et que la sentence qui ne vient pas, c’est encore de savoir que je déteste ces symptômes par principe et non pas par gêne, maux ou douleurs quelles qu’elles puissent être. Je ne vais généralement chez le médecin que pour y chercher confirmation d’un diagnostic préétabli.

    La salle d’attente du Dr Quelconque : arrivée 9h30, passé dans son cabinet 11h45, ressorti 11h55 : je note tout. Des chaises en toc contre les murs, les murs blancs, pas de magazines ni de journaux datant de la fin des années 90 en tas sur une table, deux plantes en papier dans les coins, à la fenêtre vue sur le clocher local. Et avant le passage d’une pièce vers une autre, côtoyer un échantillonnage de la population locale, malade on suppose, et potentiellement porteuse de miasmes sévères.

    Croquis 1 #22

    1. Une mère fait écouter à son fils endormi le bruit plastique de tous les animaux de la ferme pré-enregistrés dans un gadget en couleur.
    2. Un ado, nez percé, chevilles apparentes, demande à une très vieille femme si « elle a du fric sur elle ».
    3. Un mec se mouche dans son coude et son coude frôlerait presque le mien.
    4. Une femme espagnole fait la conversation espagnole à une autre.
    5. Un vieux lit Claude Gueux, une vielle lit Voici. Le titre : « François Cluzet est amoureux d’un homme ».
    6. L’un pionce.

    Et tout le monde se connaît, et on comprend que tout le monde se connait quand on mate la façon qu’ils ont d’entrer dans la pièce. Pour dire bonjour ils disent pas bonjour, ils disent msieu ou msieudame et puis ils mâchent dans le vide en s’asseyant. Des fois mêmes ils marmonnent.

    Pendant l’attente, lecture Claro sur l’Iphone, Violence et traduction, passage passé au marqueur :

    Tu as pourtant compris que tes
    véritables organes, tes impayables et faramineux organes ne
    sont pas ces ribambelles vésiculées qui s’entre-noyautent
    entre la graisse et l’os, mais bien plutôt ces sentinelles so-
    nores que tu déposes via le canal buccal sur toute choses.
    Tu le dis toi-même. Cet hôtel est trop cher. Tu as un projet.
    Des dents. Des dettes. Il pleut. Cela fait longtemps que tu
    ne les as pas invités. En bouche il est élégant avec des tanins
    aux bons grains. Une chienne va mourir. Tu crois que c’est
    facile ? Si tel est le cas, regarde-toi au-dessus de l’évier,
    quand, à trois heures du matin, quelque chose de l’ordre
    du dégoût te somme de cramponner à deux mains l’émail
    où s’égalisent toutes tes déjections : sous le néon mer-
    doyant, des parcelles de visagéité s’agitent, sourcils, pom-
    mettes, dents, points noirs, possibles souvenirs. C’est toi.

    Claro, Violence et traduction, Publie.net

    En sortant le Dr Quelconque me dit de ne pas trop les utiliser, ces organes à moi qui bouillonnent et menacent de se répandre à la moindre minute et m’interdit même la masturbation. J’ai oublié de lui dire que des fois, des fois seulement, j’ai l’impression d’avoir bouffé des aiguilles, des aiguilles très très blanches, mais elles devraient se voir lors de l’échographie.

  • 051108

    5 novembre 2008

    Ce livre immense, c’est à croire que je n’arrive à le lire que lorsque je me laisse porter par le mouvement longiligne d’un train, n’importe lequel. Le monde doit défiler sur les côtés pour me laisser filer au cœur de mon Paradiso. Ici les déambulations de Godofredo le Diable et un peu plus tard, une fois les pages retournées, le livre enfoui au sec, mes écouteurs vissés à nouveau, se rendre compte que le nice young man de la chanson de The Divine Comedy, c’est un Amaury, ni plus ni moins.

    « Voici Godofredo le Diable », dit Fronesis pour rompre la monotonie du spectacle, tout en s’arrangeant pour n’être entendu que de José Cemi.

    Devant le groupe en stationnement autour de la cuve passait en effet un adolescent d’une extrême beauté, aux cheveux rougeâtres comme la flamme du soufre et au visage très blanc ; les reflets de sa chevelure s’adoucissaient en une spirale rosée qui plongeait en rougissant dans le clair-obscur du cou. Il s’approcha ou plutôt s’arrêta pour considérer le groupe autour de la cuve, quoique avec une visible indifférence, il est vrai. Sa chemise à manches courtes était déboutonnée ; il portait le pantalon retroussé sans chaussettes ; ainsi Cemi put-il observer que la spirale qui débutait par des tons rosés s’avivait ensuite au point d’atteindre un rouge de fruit sur tout le corps, rendant visibles l’heureuse énergie de la marche et les démons de cette énergie, si chers à Blake. Quand Cemi entendit ce nom de Godofredo le Diable, il lui sembla entendre les noms de Tiriel, Ijina ou Heuxos, qu’il avait soulignés dans ses premières lectures de Blake.
    Toute la beauté de Godofredo le Diable était envahie d’une fureur semblable à celle de l’ours du Tibet, également appelé diable de Chine, qui décrit des cercles incessants comme s’il allait se mordre lui-même, regardant tout le monde avec un défi de malin, comme si l’on avait été au fait de sa honte partout où il passait. L’œil obnubilé était le droit, celui que les théologiens appellent l’œil canonique, car l’homme à qui cet œil manquait ne pouvait pas lire les livres sacrés du sacrifice de la messe. Celui à qui manquait cet œil ne pouvait jamais devenir prêtre. On aurait dit que Godofredo savait inconsciemment la valeur attribuée à cet œil par les canons, puisqu’il se contentait d’être Godofredo le Diable. En arrière du nuage qui couvrait cet œil, la chevelure, d’une substance noble comme celle des animaux les plus sauvages, dardait à la corde des archers formant la suite du dresseur de poulains. Sa beauté inquiète le faisait ressembler à un guerrier grec qui, blessé à un œil, serait passé aux rangs des Sarmates dans leurs cruels soulèvements.
    Beau Polyphène adolescent, en voyant tout le monde fixer son seul œil ouvert, il maudissait le monde par chaque pore de sa beauté jamais réconciliée.

    José Lezama Lima, Paradiso, Points, trad : Didier Coste, P. 312-1313.
  • Croquis #5

    10 décembre 2008

    Croisé lundi sa silhouette pas vraiment inconnue mais toujours un peu floue c’est vrai, sur fond de rien, ou bien j’ai oublié, celle d’un jeune homme hirsute (hir-zut) aux longs cils (ou aux cils longs) déjà croisée plusieurs semaines plus tôt, assis au même endroit et moi aussi, les escaliers du train en ligne de fuite, et son truc entre les jambes et de longs cils, de longs cils... Si recroisé lundi suivant, lui demander ce que c’est franchement que ce truc qu’il se trimballe tous les jours, et lui me demanderait pourquoi une photo de rien précisément toujours à la même heure...

     taillé en grand dans des fringues noirs de gothiques d’occasion avec semelles larges montées sur Doc noire laquée puis fute large à poches avec sweat noir et manteau large par dessus, écouteurs éfilées de ses lobes à sa poche intérieure puis visage dur fermé avec barbe de huit jours grimpante sous ses yeux tièdes, longs cils recourbés derrière son regard éteint qui ne me voit pas et cheveux mi-longs délavés avec axe central, équilibre des types qui ne le perdent pas, grand tube en PVC sous le bras puis calé entre ses genoux quand il s’assoit, une plaque en plastique liquide scotché au bout, grand T ou croix désarçonnée aux proportions de travers, puis de là courbe droite de son nez parfait dans le reflet de la vitre, le monde qui défile en surexposition, les échos de Nightwish contre ses tempes et le rythme qu’il gratte en silence sur le bord de son plastique rigide entre ses mains

  • Croquis #8

    19 février 2009

    Devant moi, dans le train de 7h53, à hauteur de J. peut-être. Il se pose lentement, sur fond de Standing next to me, je baisse le volume, un peu, pour entendre le silence qu’il y a entre nous deux, un peu seulement.



    lui, devant, lui il a les cils les plus longs et noirs qui pourraient être, on lui donnerait dix-huit ans peut-être, dix-huit ans, c’est déjà cinq de moins que moi, c’est fou, il aurait dix-huit ans et les os près du corps, les yeux fondus sur l’écran de son Archos entre ses doigts, il est rasé de près, très près, sa mère à sa droite à ma gauche, il regarde peu, il écoute surtout, il a les cils longs et noirs et ses pupilles derrière marron comme maquillées, ça prolonge le regard, ça le prolonge vraiment, ça l’affine à la fois, trahit la faiblesse qu’il y a toujours derrière ceux incapables de serrer le poing, son regard trahit ça, je le devine en le fixant, sauf que lui, lui, devant, il ne sait pas où regarder, ne regarde pas où il devrait, n’ose pas regarder comme il pourrait, comme embarrassé par le noir de ses yeux

  • 230409

    23 avril 2009

    Le chaos quotidien de mes semaines actuelles me pousse à me replonger dans le chaos, textuel celui-là, des livres de Pierre Guyotat. J’ai repris Eden, Eden, Eden où je l’avais laissé, c’est à dire pas très loin, ce livre terrifiant qui commence par

    Les soldats, casqués, jambes ouvertes, foulent, muscles retenus, les nouveau-nés emmaillotés dans les châles écarlates, violets : les bébés roulent hors des bras des femmes accroupies sur les tôles mitraillées des G.M.C.

    Pierre Guyotat, Eden, Eden, Eden, L’imaginaire, P.15

    et contre lequel, tout à l’heure, en montant dans mon train, je me laissais perdre à nouveau ; il me fallait vite brusquer ce chaos là devant mes yeux, lentement, lentement une page après l’autre, et laisser évacuer le trop plein de paroles noires qui m’envahissaient encore là tête. Dans ce texte il n’y a pas de paroles, simplement l’or brute des corps forcés. La chair, les muscles, le viol et le meurtre, cette violence-machine des jours subis me repose.

    Hier le Carnet de bord, ici copié-collé d’une page, une seule page, une simple page, qui contient déjà presque trop. Ici, tout existe. Pourtant, sur le nombre de mots esquissés, combien se matérialiseront réellement ?

    Un personnage, style Delon. Un acteur. Peut-être essayer de connaître Delon, son caractère ombrageux, sa manie des armes à feu. Il est commis charcutier, à la suite d’une brouille avec sa famille il s’engage en Indochine. Retour en France, sans un sou. Il voit qu’on le regarde partout -> acteur.

    Odeur du lilas : odeur de peau de femme.

    Après rêveries soldat et avant celle Illitien, scène avec le Général, chez le Cardinal. Prélude à une des grandes scènes finales. La fin commence peut-être ici.
    Deux garçons ou plusieurs, errant dans un pays dévasté (comme histoire Gilles).
    Pédérastes dans les camps, corruption par un jeune garçon. / Les brassards, les distinctins (etc.) (jaune, vert, rose, paresseux, etc.). / Les Russes fusillés, torse nu, au mur, après visite médicale. Orifice dans le mur, balle dans le bulbe. Corps entremêlés. / Pour un bout de pain : prostitution.
    Léonidas avait interdit de soigner les blessés au dos. / Saveur de lait : l’eau des poissons d’eau douce. / Les singes cachés dans les haies qui saisissent les bras des porteurs et coupent leurs mains d’un coup de dents.

    Les bêtes, derniers esclaves.

    Peur de ces gens de devoir qui ne « faibliront » jamais.
    Donner nom au soldat qui rêve : Lallemand ou l’Allemand. / Livre plein de soldats rêveurs. / Donneur noms à tous les soldats (selon nationalité ou région). Le Loiret, le Vaucluse. Et reprendre les rêves avec les dominants de ceux-ci (anneau, Russes, etc., mouette amoureuse – esclavons), qu’on suive ces soldats. En somme que ce livre aille sur deux niveaux : le récit et le rêve, collectif (délire onirique superposé).
    Les Tchétchènes. / Description d’un Eden (Fatu-Hiva, Maison du Jouir). Accouplements sur la plage rose, au crépuscule. Toute menace de vice, de sordide, de dégoût, de lassitude angoissée a disparu. Frissonnement des accouplés. Description d’une peuplade primitive, comme les Marquisiens (alcool interdit).

    Pierre Guyotat, Carnets de bord volume 1, Lignes Manifeste, P. 129.

    Fictif en fait. En réalité je cherche juste à fuir le moment où il me faudra recommencer L’odyssée barbare de Daniel Sada et potentiellement m’y perdre à nouveau. Aujourd’hui je ne pouvais pas.

  • 240409

    24 avril 2009

    Journal des coïncidences volume trente-sept (au moins) : cette semaine fut celle des corps détruits, désassemblés, déstructurés, recomposés, entreposés, désarticulés, démantibulés, déboités depuis nulle part et projetés secs dans les pleins phares de l’actualité (la vraie ou la mienne). Raison pour laquelle je me suis laissé tendre ou tordre vers le chaos de Guyotat, hier et d’autres jours, raison pour laquelle j’avais besoin de m’y replonger.

    1

    Je commence mercredi sans âme L’odyssée barbare et titanesque de Daniel Sada. Commence par la phrase Les cadavres arrivèrent à trois heures de l’après-midi. et moi je m’endors avant la fin du chapitre. Les cadavres sont déjà arrivés, j’ai juste loupé leur entrée. Ce n’est pas un livre pour maintenant, je me dis, il est même trop lourd pour mes poignets qui plient progressivement sous le poids des pages.

    2

    L’annonce mercredi après le jingle radio habituel de la suspension d’une exposition : Our body, A corps ouvert. J’avais dit à H., une semaine plus tôt tout juste, il faudra, il faudra absolument y aller, plus que quelques semaines pour le faire mais il faudra. Ou pas. Les corps imprégnés polymérique seront séquestrés à l’envers et soustraits aux regards pervers du monde. Il y aura des scotches jaunes autour des membres et des scellés fondus contre les muscles. Les tissus éclatés ne me frôleront pas. Moi je devais y être, il fallait que je les frôle, aurait fallu, mais ça n’arrivera jamais et je ne frôlerai pas.

    3

    J’entends chanter Bright Eyes, le son crépite, les marches remontent sous mes semelles et les mêmes clodos s’articulent autour des emplacements comme chaque matin que je les chante. Derrière mes écouteurs, Conor Oberst chante : And I kissed a girl with a broken jaw that her father gave to her et moi je ne vois que la mâchoire pétée, pas la fille ni le père, je m’imagine X, narrateur anonyme de Coup de tête, la fin du récit, sa mâchoire pétée, son corps détruit des dizaines et des dizaines de fois, jamais la même destruction mais toujours le même corps foutu, je vois sa mâchoire pétée et comme l’empreinte d’une semelle par dessus, et la douleur que c’est peut-être de se laisser embrasser sur mâchoire enfoncée et maxillaires en miettes.

    4

    Lecture publique des mémorandums sur la torture, les journalistes aux premières loges applaudissent, projecteurs rivés sur le rictus de Bush-Cheney, qui lit chaque ligne de ces mémorandums avec salive et claquement de langue en percussion :

    Privation de sommeil, 007. Vous avez indiqué que votre objectif quant à l’utilisation de cette technique consistait dans la réduction des capacités intellectuelles de l’individu, à cause de l’inconfort de la position d’une part et du manque de sommeil ensuite. Nous sommes persuadés, Agent Bauer, que cette technique le motivera à coopérer. Les effets d’une telle privation se dissipent généralement au bout d’une ou deux nuits de sommeil ininterrompu. Vous nous avez informé, Jason Bourne, que vos recherches ont prouvé que, en certaines occasions, quelques individus qui étaient déjà prédisposés à des problèmes psychologiques pouvaient expérimenter des réactions anormales à la suite de privation de sommeil. Même dans ces cas, cependant, l’individu est autorisé à dormir après diminution des effets secondaires. De plus, le personnel médical est formé pour réagir et intervenir dans le cas peu probable où l’un de ces effets pourrait subvenir. Vous nous avez informé oralement, Solid Snake, que vous n’utiliseriez pas cette technique plus de onze jours en tout et que vous ne le priveriez pas de sommeil plus de soixante-douze-heures d’affilée au cours desquels aucunes séquelles mentales ou physiques ne pouvaient subvenir. Évidemment, si ces informations venaient un jour à être diffusées à la presse ou au grand public, le gouvernement niera toute implication dans cette|

    La foule s’élève et acclame le rictus illuminé sur scène, qui redemande le calme en gonflant mou son double-menton. De sa voix suave il dit : chapitre deux, waterboarding (panneaux applose soulevés, tournés, puis soustraits aux regards, ensuite le silence).

    5

    H. de retour de S. m’offre Tombeau pour cinq cent mille soldats. J’ouvre le livre au hasard, comme je fais toujours, et se détache alors une phrase aléatoire, comme il arrive toujours, qui s’isole du reste de la page :

    - Touchez-moi, touchez-moi tous afin que ma mort ne soit pas solitaire. (L’imaginaire, P.211)
  • 300409

    30 avril 2009

    Veille de pont, on est bien peu dans la carcasse du train lancé mou sur les rails franciliens. Arrivé Châtelet, trébuché sur le premier quai trouvé, j’ai les vertiges du matin qui inversent le haut et le bas au moindre coup d’œil sur les côtés (compliqué). J’ai les vertiges dans les mains au moment de renouveler l’abonnement transport exorbité, taper mon code de carte bleue contre l’inox des numéros, récupérer le ticket craché blanc dans le réservoir gris. J’ai les vertiges de l’escalator lorsqu’il m’extirpe de la place Carré et que le sol s’éloigne dessous mes yeux. Peut-être que j’ai trop pris d’amphétamines, peut-être aussi que l’asphalte se dérobe sous mes pas à mesure que j’avance à plat ventre (reculons) vers la porte (close) du bureau (fermé) donc. La perspective de passer sept heures de plus dans ce grand (pas vraiment) bureau vide (quasiment) fait vriller le bord de mon champ de vision depuis l’occiput jusqu’à l’oreille interne. Ou l’inverse. Ou bien alors, ou bien alors je ne sais pas, moi, ce que ça peut bien être. Je m’ouvrirais bien la tête (ou celle d’un autre) pour découvrir désarticulé-plastique ce qui peut s’y produire (polymère), mais ce n’est plus possible : pour la deuxième fois en l’espace d’une semaine ce n’est plus possible, les écorchés sont scellés.

  • 030509

    3 mai 2009

    Sarl, personnage de Scapulaire, agresse un corps silencieux au hasard d’un lieu de passage, il le plante, le retourne et lui découpe la peau du dos pour en extraire la scapula (omoplate) tant recherchée : celle qui lui manque.

    X, monstre de Melliphage se laisse nourrir de la peau vers les lèvres chaque jour, à la même heure, plongée dans un océan boueux de difformités visqueuses (étoilées diront certains).

    Y, narrateur de Cette vie, se laisse envahir par les cadavres et larves d’insectes, névrose phobique qui le recouvre petit à petit en l’espace-fiction d’un battement de paupière.

    Z, narrateur de Coup de tête, avance mains dans les poches dans l’été Canicule que l’on sait, main droite amputée qui lui remonte du poignet jusqu’au coude et parfois vers l’épaule lorsque la sueur s’écoule. Plus tard, il s’arrache la peau du moignon au scalpel improvisé et s’écrase sur l’asphalte fumant d’une autoroute : corps pris contre la tôle comme démantibulé, noyé entre pare-chocs gratuits et autres enjoliveurs.

    Le saviez-vous ? Il y a 230 articulations dans le corps.

    Plus généralement, tous mes personnages (les miens ou ceux des autres, ceux qu’il m’arrive de frôler) ont des syndromes, des membres en moins, des peaux arrachées. Entre les plaies on voit les muscles battre et les artères gonfler. Lire ou créer un personnage, pour moi, c’est assister à une séance d’autopsie vivante, une galerie-webcam seconde par seconde à ciel ouvert. Alors je ne pouvais pas ne pas me rendre à cette exposition, ne pas céder à la tentation d’ouvrir les corps à mon tour, depuis plus d’un an que j’y pense et que je rêve d’y aller.

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    H. et moi arrivons fin de matinée devant les portes vitrées, peu de corps (vivants ceux-là) nous précèdent. J’ai dans l’idée que H. m’accompagne dépourvu d’enthousiasme et que sa présence à mes côté tient plus du compromis que d’une réelle envie viscérale qui le pousserait à admirer tripes et boyaux précipités plastiques ou autres alvéoles pulmonaires devenues fractales polymériques. Mais cette phrase je la pense avant de l’écrire et d’acheter (cher) les billets pour l’exposition et je me demande comment on peut ne pas se laisser presser contre elle avec envie. Je crois supposer dans les silences qu’on se partage que c’est là un caprice qu’il m’accorde et que j’assume (essaie d’assumer).

    Le saviez-vous ? Le cerveau envoie les informations à plus de 380 kilomètres par heure.

    Ils ont remplacé tous les fluides corporels (lit-on) par de l’acétone. Ensuite ils ont plongé les « spécimens » dans du polymère liquide (lit-on) qui a pris la place de l’acétone. Ensuite sèche-cheveux (déforme-t-on) puis sortie d’usine des Ken plastifiés et autres corps en miettes. Ensuite ils les ont piqué sur des tiges et suspendu en l’air ou installé sur des vélos d’appartement.

    Le saviez-vous ? La surface de la peau humaine représente 2 mètres carrés.

    Les corps sont mis en scène, selon les situations présentées les os s’accordent et muscles désaccordés se répondent, détendus ou fléchis en fonction des positions rencontrées et des efforts fournis. Un écorché joue au football, l’image est figée au moment où. Les tissus s’attachent par dessus les muscles bandés pendant l’effort. Le mouvement coure sous la peau invisible et pourtant rien ne bouge.

    Le saviez-vous ? 15 millions de cellules sanguines sont détruites chaque seconde dans le corps humain.

    Nous frôlons l’ombre des organes suspendus, des crânes figés sous verre. Nous comptons le nombre de plaques assemblées sous la vitre (frontale, temporale, pariétale, occipitale), nous détachons délicatement les maxillaires (si seulement), nous retirons en silence, à l’abri des regards, l’arrière de l’occiput, nous retournons la plaque, nous y plaquons une loupe emportée au cas où ; nous cherchons au juste où ont pu être gravées les millions d’inscriptions millimétrées que la mémoire a dû stocker sur les parois intérieures de l’os. De cette façon, j’explique à H., c’est le passé d’un mort, d’un spécimen, que nous pourrons retracer en brail, son histoire brute directement sous l’ongle à décoder.

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    Midi passé, il fait trop chaud contre les murs noirs. Je perds lentement mon souffle. Mes genoux craquent au moindre pas. Pas vraiment le temps de faire une pause, ni même de s’accrocher aux vitres pour admirer les bronches cristallisées. La masse de corps qu’on souhaiterait morts mais qui ne l’est pas se presse, derrière, devant, autour, et force un flux tendu de visiteurs qui ne s’arrête jamais. Trente seconde par vitrine, trente seconde par organe. Dix, quinze, pour les os, les fémurs, les clavicules, banales, pour lesquels on a trop peu de patience. Quelques étudiants prennent notes et croquis, blouse blanche sous le coude. L’un d’entre eux me regarde le regarder. J’explique à H. que si ce corps là était découpé vertical comme la figure 12-C précédente, c’est mon visage, peut-être, que l’on verrait remonter depuis la pupille jusqu’au cortex visuel primaire, projeté inversé contre les parois cérébelleuses, puis peu à peu dissipées, évaporées dans la mémoire, disparu contre les parois trop lisses de son crâne poreux.

    Le saviez-vous ? Nous clignons des yeux environ 20 000 fois par jour.

    Je cherche une main, main droite, coupée-ouverte de haut en bas et dénudée, peau retroussée. Je cherche l’omoplate de Scapulaire, extrait au cutter puis perdu dans le liquide-ciment d’à côté. Je cherche, je cherche au fond toutes ces situations un jour apparues, la seconde suivante fixées ailleurs sur papier et jamais réellement retranscrites comme il aurait fallu. Je cherche au fond ce que j’ai failli à matérialiser. Peut-être que quelqu’un, avant moi, a déjà pu produire ce même travail à ma place. Peut-être que ces corps là sont quelque part, devant, derrière, autour de moi et que je les ai manquées. Je demande à H. d’ouvrir l’œil de son côté, histoire de ne pas les louper.

    Le saviez-vous ? Le corps humain a besoin de 39 kilos d’oxygène par jour.

    Nous quittons l’exposition en début d’après-midi, l’estomac ouvert sur une faim timide mais réelle. Je demande à H. ce qu’il en a pensé, j’essaie de trouver ce que moi-même je pourrais en dire. Quelque part, sans doute, une certaine déception. Le corps démembré comme objet, mais non pas comme œuvre d’art, comme il aurait dû. Les foules pressées autour de nous nous ont empêché de clairement apprécier la déambulation parmi les tissus éclatés. L’éclairage pesant, le kitsch de la mise en scène, nous rappelle que ces cadavres n’en sont pas, que ces spécimens le sont trop, que la chair n’est pas tendre et que la machinerie ne tourne plus, que le sang brut ne jaillira pas des artères. Le plastique de ces peaux n’a réveillé en moi aucune des vérités fantasmées que je croyais enfouies quelque part sous l’épiderme. L’autopsie n’a pas eu lieu, ou plutôt si, nous l’avons ratée simplement. Ne restent que les images papier glacé que l’on connaissait déjà : vascularisation du foie, aorte, bronches-fractales éparpillées et chiasma optique. On aimerait tendre la main et frôler l’objet froid derrière la vitre, sauf que... Le seul corps qui m’ait ému, j’explique à H., c’est ce spécimen en pleine foulée, muscles contractées selon l’effort, qui au fur et à mesure de sa course voit les strates de son organisme se défaire : muscles décollés, nerfs et tendons détachés, artères et valves ouvertes, éparpillées. Course lente, étape par étape, d’un corps sain vers sa propre destruction plastique. Nous aurions pu tirer sur ces lamelles désinfectées, les détacher, ne rien laisser que le squelette et son tuteur, nous aurions emporté ses tissus, cellules, comme un souvenir, un mug, une branche préservée d’ADN. Et puis nous sommes sortis les mains vides, les yeux tournés vers ailleurs. Un peu plus loin, marchant toujours, H. m’explique qu’il savait, savait d’avance que ces corps là ne pouvaient pas me satisfaire. Je réfléchis longuement à une phrase fameuse que je pourrais lui répondre dans l’optique de la retranscrire ensuite entre ces lignes mais je n’en trouve aucune. Sarl, personnage de Scapulaire, cutter dans la main, scalpel dans la tête, n’aurait même pas franchi le seuil de cette exposition, il n’aurait rien eu à y faire. Moi-même, stylo en main, scalpel en tête, je n’étais pas au bon endroit, dans la bonne salle.

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    Midi déplacé quatorze-heures, nous mangeons en silence un tournedos saignant à l’Auberge des sept plats, rue de Sèze. L’ironie, aujourd’hui, est carnassière. L’exposition du jour est un double échec, quelque part (ce que j’explique à H. pendant que le sang ronge liquide le reste de purée au milieu de mon assiette), puisqu’elle ne m’aidera pas à mieux écrire les corps sur la page, pas plus qu’elle ne me permet de décoder les raisons opaques qui m’ont poussé à m’y rendre. Au contraire (H. me répond, son assiette déjà vide et la purée avalée), ce n’est pas rassurant d’avoir pu écrire Scapulaire et le reste sans avoir eu besoin de cette expo ? Puis je termine mon tournedos (ce qui veut dire que j’en laisse la moitié). Remettre les choses en perspective (ça s’appelle).

    Le saviez-vous ? Dans une vie, le cœur pompe l’équivalent d’1 million de tonneaux de sang.
  • Croquis #13

    2 juillet 2009

    Sur fond de rien parce que l’air (le fond de l’air) est trop lourd. Il paraît (il paraît) que ça porte malheur.

    veines saillantes pieds et mains jointes, chaînes bracelets or et boucles argents, faux ongles, bronzée UV, gooffy mascara & coupe garçonne blond décoloré : voyage dans le pire du pire des années 90

    elle, maniaque, se lime les ongles jusqu’au sang, se mouche sonore dans un kleenex à la menthe

    tragédien-cadre : prostré-costard les poings aux tempes : pourquoi, pourquoi tant de monde ? pas de réponse, chemise froissée, veste à l’écart, boutons ouverts

    casquette à damier vissé arrière, meuf-débardeur collée à lui, prise entre sueur et hanche droite : coup brutal contre distributeur de capotes puis éclat de voix sur la carlingue : ça se voit pas que je suis en train de péter les plombs je dors genre deux heures par nuit toi tu dis huit toi tu t’en fous vous êtes tous en train de me faire monter de me faire monter en pression je suis toujours en train de vous dire arrêtez arrêtez putain mais vous vous continuez encore dis moi non et je te pètes la mâchoire sur le si je t’ait dit d’arrêter pourquoi tu le fais tu cherches quoi sincèrement sincèrement tu cherches quoi

    allée ouverte plein axe-cagnard : torses fondus au sol et sueur luisante : peau, chair et os même huile-adolescence : les gravillons dans la peau (donc les os) intercalés, roller Roces moulés aux chevilles et malléoles bouillantes : skate park à ciel ouvert, shooting ouvert

  • points de style

    17 juillet 2009

    Un shoot bout portant dans la tête vaut cent points. Entre les deux yeux vingt points de bonus. Dans la bouche trente point de bonus. Dans la bouche ouverte trente-cinq point de bonus. Sous la mâchoire cinquante point de bonus. Plus de vingt cadavres en moins d’une minute chrono dans l’une de ces conditions double le nombre de points récoltés. L’arme du crime n’a pas d’importance. L’arme du crime est la main, droite ou gauche, ou le pad greffé à la paume, ou la télécommande ou le joystick ou le clavier, la souris. Une belle gerbe de sang, une pirouette du corps laissé mort derrière soi, une décapitation spectaculaire ou un meurtre froid sous les yeux de la police peut également permettre l’attribution de points de style. Dans ce cas précis, un ralenti spécial est déclenché qui peut être sauvegardé et partagé, échangé ou vendu avec d’autres joueurs.

    .

  • harem

    18 juillet 2009

    On l’y voit souvent, le soir, fin d’après-midi parfois, assis plein soleil. Sur le trottoir, contre le mur, jambes moitié pliées, en Marcel sur sa peau bronze. Le crâne rasé, le piercing apparent, le front luisant rasé du matin, sous la sueur on devine qu’il était, est toujours, blond foncé ou châtain clair. Il regarde le long du carrefour et embrasse d’un œil son harem de putes et gigolos qui s’animent dans son champ, maquillés jeunes touristes allemands. Il supervise en responsable méticuleux, il aime sans sourire et garde sang froid sous le cagnard du mois d’août.

    .

  • C.K.

    18 juillet 2009

    S’appliquant à elle, les qualificatifs « agressive » et « osseuse » correspondraient le mieux. Lorsqu’elle traverse le hall, son regard est ligne droite contre laquelle s’écrasent fureur et mépris, flash crépités dans la nuit et geysers d’adolescents éjaculés. Lui s’appellerait « triste » ou « juvénile », la trace d’une paume ouverte tatouée sur les côtes lorsque sa veste C.K. s’ouvre et se ferme entre ses hanches (il traverse le hall). Elle et lui s’aperçoivent et s’en foutent, la porte de l’ascenseur se ferme sur eux, double silhouette auréolée clopes et acide. Ensemble dans la cabine ils prenaient – prennent, prendront – la pose, leurs figures affichées sans pixels sur le miroir panoramique qui tapisse la cabine. Sur la surface du miroir, elle voit par jeu de reflet et contre-reflet le losange de peau découpé dans son dos contre chute de reins. Sur la surface du miroir il voit remonter du pubis au nombril une ligne brune de duvet sur la peau. Ils n’ont pas – n’ont jamais eu, n’auront jamais – le moindre mot l’un pour l’autre.

    .

  • réellement l’être

    19 juillet 2009

    Je ne dirais pas que je me sens sale pour suivre les fictions bas de gamme qualité dimanche soir 20h50 sur une grande chaîne nationale. Je ne me sens pas sale. Ne me prend pas la nuit l’envie de me lever pour prendre une douche ou aspirer des litres de Javel. Je ne me sens pas sale. Je suis sale. Je ne suis pas cloîtré chez moi à fuir tout ersatz de vie sociale. Je traverse le monde. Je ne prolonge pas mon arrêt maladie ni ne demande de jours de congés à mon employeur. La journée je travaille, le soir je prends le train comme d’autres pour retourner chez moi. Toutes les deux heures je pause cigarette devant la porte de derrière. Je vérifie une main dans mon jean un doigt appuyé si mon trou du cul fuit et si oui de quoi. Je respire mon doigt pour savoir, je ne parviens plus à faire la différence entre froid et mouillé. La journée je me liquéfie par l’anus qui me recouvre la peau. Toutes les deux heures je vérifie si tout est vrai. Ce n’est pas dans ma tête que des litres de merde se répandent littéralement chaque jour, c’est depuis mon trou de balle jusqu’aux pieds. Je rentre chez moi en sueur. Tout est inondé. Tout est merde coulée contre ma peau. L’eau de la douche ne pourra que fluidifier le pus, elle ne tarira rien. Voilà la différence entre se sentir et réellement l’être. N’importe quel trou de balle pourrait comprendre.

    .

  • 230809

    23 août 2009

    Récits d’un jeune médecin, j’y reviens régulièrement. Lu-étudié au collège pour la première fois, et depuis à chaque relecture cette infime impression de déjà vu, comme si chaque événement avait déjà été expérimenté par moi-même dans un passé parallèle dont j’aurais perdu la trace. Tous les actes, chaque procédure, les instruments utilisés pour je ne sais quelle opération : tous font partie de mon paysage mental, tatoués dans mon dos à l’époque sans que j’ai pu m’en rendre compte. Ici plus surprenant, un passage de raté chirurgical qui débouche littéralement sur une fiction du bord de l’oeil, une vraie.

    C’était un soldat qui revenait parmi tant d’autres du front laissé désorganisé après la révolution. Je me rappelle fort bien également l’énorme dent cariée, robuste et solidement plantée dans la mâchoire. Clignant les paupières d’un air savant et poussant de petits gloussements préoccupés, je sais la molaire entre mes pinces, sur quoi, cependant, me revint distinctement à l’esprit le célèbre récit de Tchékov sur l’histoire du diacre à qui l’on avait arraché une dent. Et à cet instant, je trouvai pour la première fois que ce récit n’était pas drôle du tout. Quelque chose craqua bruyamment dans la bouche, et le soldat poussa un bref hurlement :

     Oho-oh !
    Après quoi toute résistance cessa dessous ma main, et mes pinces se trouvèrent expulsées de la bouche, serrant entre leurs mâchoires un objet blanc et ensanglanté. Je me sentis alors le cœur défaillir, car l’objet en question dépassait en volume quelque dent que ce fût, quand bien même c’eût été une molaire de soldat. D’abord de je ne compris rien, mais ensuite je manquai éclater en sanglots : la pince étreignait bien, c’est vrai, une dent avec ses racines interminables, mais à la dent était pendu un énorme morceau d’os rugueux d’un blanc éclatant.
    « Je lui ai brisé la mâchoire... » pensais-je, et mes jambes fléchirent. Bénissant le sort que ni le feldscher ni les sages-femmes ne fussent auprès de moi, j’enroulai d’un geste de voleur le fruit de mon fier labeur dans de la gaze et escamotai le tout dans ma poche. Le soldat vacillait sur son siège, cramponné d’une main au pied du fauteuil gynécologique, et de l’autre au pied du tabouret, et me regardait, les yeux exorbités, au bord de la démence. Ne sachant que faire, je lui fourrai sous le nez un verre rempli d’une solution de permanganate de potassium et lui ordonnai :

     Rince-toi la bouche !
    (...)
    Je vécus une semaine comme dans un brouillard, je maigris terriblement et commençai à dépérir.
    « Le soldat va attraper la gangrène, une septicémie... Ah, nom de nom : qu’est-ce qui m’a pris d’essayer mes pinces sur lui ? »
    D’absurdes tableaux se peignaient à mon esprit. Ça y est, le soldat commence à grelotter. D’abord il va et il vient, il parle de Kérenski et du front, puis il devient de moins en moins bavard. Il n’a plus l’esprit à Kérenski. Il repose, la tête sur un oreiller recouvert d’indienne, et il délire. Il a 40 de fièvre. Tout le village vient le visiter. Puis voilà le soldat gisant sur une table, sous des icônes, la narine pincée.
    Les commérages, au village, commencent à aller bon train.
    « Comment ça a bien pu lui venir ? »
    « Le toubib lui a enlevé une dent... »
    « Voilà, c’est ça ! »
    Ensuite : de pire en pire. Une enquête. Un homme rude et sévère arrive.
    « C’est vous qui avez arraché une dent au soldat ?... »
    « Oui... c’est moi. »
    On exhume le corps du soldat. Jugement. déshonneur. Je suis la cause de la mort. Et voici que je ne suis plus médecin, mais un homme malheureux jeté par-dessus bord, ou plutôt : l’ombre d’un homme.

    Mikhaïl Boulgakov, Récits d’un jeune médecin, Livre de poche, trad : Paul Lequesne, P.79-81.
  • 170909

    17 septembre 2009

    C’est un passage qui illustre parfaitement l’esthétique Guyotat, du moins dans Tombeau pour cinq cent milles soldats, qui est abyssal. Ici les corps débités ne pullulent pas comme ils pourraient mais crépitent. Font irruption des soldats anonymes et floutés qui déversent littéralement sur leur monde des montagnes d’excréments. Une fois que l’environnement repose enfoui sous des tonnes de merde, la narration, qui n’est ni focalisée ni temporalisée, installe une beauté de cinéma, un corps qui fume au cœur de la scène. La langue y est impeccable et insupportable aussi : énumération habituelle de calvaires quotidiens. On n’est pas encore dans l’enfer d’Eden Eden Eden mais c’est pas loin.

    A l’aube une jeep roule avec une remorque, dans les eucalyptus, s’arrête devant le tas d’ordures, trois soldats sautent de la jeep, détachant la remorque. Sur le tas frémissant, vibrant déjà sous le soleil cru, deux corps : les deux enfants qui se battaient la nuit, l’un étranglé, l’autre le corps lacéré, les plaies noires, couvertes de mouches brillantes. Les soldats blêmissent, baissent les yeux, se tournent l’un vers l’autre, hésitent, la gorge battante ; puis ils renversent la remorque, la boue fétide, rose et verte, se répand sur les deux corps que l’aube a lavé. Les soldats crachent, ils chassent les mouches avec leurs mains. A midi, une jeep (et une remorque) roule sur le sable, pénètre dans l’eau. Des enfants se baignent en contrebas. Les soldats montent dans la remorque où sont deux tonneaux d’excréments et les font basculer sur l’eau..

     Arrêtez, il y a des gamins qui se baignent.

     Ils s’en foutent, sale race, dégueulasse, dégueulasse. Ils ne se torchent même pas le cul. Vas-y, verse la merde. De toute façon, ils sentent toujours mauvais, ces putains.
    Les soldats renversent les tonneaux. Les excréments éclaboussent l’eau blanche, formant une ombre sur l’eau qui descend vers les enfants, les enveloppe et salit leurs épaules ; ils nagent vers la rive, suffoquant, vomissant dans l’eau tiède. Ils sortent de l’eau et se traînent sur le sable comme des rats. Les soldats remontent les tonneaux avec des chaînes. Au camp, ils les remettent sous les fosses d’aisance, leurs souliers collant à la boue noire grouillante de vers ; un moment enivrés, puis les voici dressés dans le soleil, éblouis, les reins brisés, ils essuient leurs mains à leurs hanches, la toile du treillis, brûlante, se froisse avec un bruit sec, puis marchent lourds vers les tentes ; au-devant sont les tables couvertes de morceaux de viande noire, de bave et de mousse de bière ; les soldats, d’une main lasse prennent des morceaux, les mangent, frottant leurs mains l’une contre l’autre, se glissent sous les tentes, se laissent tomber sur leurs paillasses, sur le dos, les jambes écartées, leurs mains luisantes enfoncées dans le ceinturon, dont la pointe étincelle comme un dard, dans l’ombre du feu, la vapeur du soleil et la vibration des corps..
    Dans la cave, les femmes assoupies, remuent un bras, un pied ; la poussière du charbon, mêlée de sperme, de sueur et de bave séchée, coule sur la peau indifférente et glacée dans les rayons ; le jeune garçon, debout, une jambe repliée contre le mur, fume, immobile, la main à sa ceinture..
    Dans les sous-bois, au dessus des tentes, le passage lent et obstiné d’un insecte, déclenche au cœur des feuillages calcinés, l’écoulement et la chute du sable et de la cendre.
    .
    .

    Pierre Guyotat, Tombeau pour cinq cent mille soldats, L’imaginaire, P.189-190.
  • 210909

    21 septembre 2009

    Le Tombeau, suite. Un extrait où l’humour est présent, parfois grotesque. Un décalage avec la masse informe de texte qui suit et précède où l’on retrouve malgré tout cet impératif de tout broyer, mixer, institutionnaliser selon une logique de prostitutionnalisation : vous ne parlez plus à un général, mais à un patron de bordel.

    Les deux sections envoyées à la poursuite d’Illiten reviennent au palais le lendemain matin, avant la relève de la garde : les soldats se jettent sur leurs paillasses, les camions sont mangés par le sel.

    Le capitaine obtient du général que les soldats restent couchés pendant le rassemblement :

     J’irai les voir dans leurs chambrées.

     Mon général, ils dormiront.

     C’est dans cette position qu’ils sont les plus charmants.

     Je vous supplie, mon général.

     Couchés sur le côté, le treillis moulant leurs fesses, le ceinturon roulé sur leurs cuisses.

     Mon général.

     Vous vous battez, vous obéissez, je n’ai aucun désir pour vous. La guerre est bientôt achevée, nous sommes vaincus. Vous ne parlez plus à un général, mais à un patron de bordel. Faites venir vos hommes.

     Mais, général, vous avez permis qu’ils se reposent.

     Je veux les voir. Je sais qu’ils ont massacré un enfant cette nuit, je veux les voir.
    Le capitaine va chercher ses soldats, il les réveille et les pousse vers le rassemblement. Le général ordonne qu’ils se mettent torse nu. Les soldats se déshabillent :

     Vous resterez ainsi jusqu’à midi.
    Les soldats jettent leurs vêtements à terre :

     Décoiffez-vous.

    Pierre Guyotat, Tombeau pour cinq cent mille soldats, L’imaginaire, P.279-280.

  • 041009

    4 octobre 2009

    Ce vendredi retour sur les lieux du crime, un mois plus tard. Entretien d’embauche infructueux dans un cabinet rue Montesquieu. Même train, même station, même Châtelet, même heure d’arrivée. Même Halles brièvement traversées. Mêmes clodos disséminés, ont simplement changé de place depuis que moi, au quotidien, je ne les croise plus. Je ressors rue Montesquieu

    AGENT DE CLASSEMENT "JOB" H/F 
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    avec la certitude de ces jours où les fiches ANPE traversées ne me motivent pas, de ces jours où je ne présente pas bien devant les recruteurs, de ces jours où je me saborde tout seul, consciemment ou non. Poignée de main, salut, au-revoir, on vous rappellera. Je garde mon téléphone entre les doigts (il est 9h40) et je dévie vers Saint-Germain pour y occuper une partie de ma journée. Ne pas être venu uniquement pour le plaisir de repartir. Ne pas, non plus, lever la tête le long de la rue du L. et me dire : et si, et si, et si.

    Assis terrasse rue de Seine je regarde le temps – les corps, carcasses de voiture pas encore désarticulées – passer. Ipod éteint, Exit music (for a film)

    N’ai jamais vraiment écouté ni aimé Radiohead, domaine musical réservé par mon frère, mais à cet instant oui.


    Je ne me suis jamais permis de lorgner vers ses territoires car beaucoup plus tôt sans doute l’avais trop fait. C’est pour cette raison que jamais ô grand jamais je n’écouterai réellement Radiohead ni Nirvana d’ailleurs. Exit music (for a film) et même Lucky font exception, le second utilisé dans la bande originale de Six Feet Under (saison 4, feu de joie), le premier générique de fin de Romeo + Juliette revu hier avec plaisir : film idolâtré d’adolescence que moi je n’avais pas vu à l’époque mais bien des années plus tard comme le veut la formule.


    résonne encore (quelque part). Je suis parti pour prendre des notes mais n’écris rien. Noter où, noter quoi ? Je ne lis pas non plus : depuis un mois je lis mal. Me lancer encore dans la Biographie comparée de Jorian Murgrave m’effraie : il y a trop de murgrave, je m’y perds. Devant, autour, foule de corps éparpillés qui crépite, comme un samedi pratiquement, je compte les jambes, les bras, les troncs sans tête, les lunettes énormes plaquées larges sur les visages qu’on ne voit plus. Je compte et j’oublie de poursuivre les chiffres à mesure que. Je vois tartinées sur les trottoirs les vitrines de mode effervescentes : je dessine en blanc sur blanc quelque part dans ma tête les schémas préparatoires d’un nouveau type de mannequins plastique sur lesquels ils pourraient étaler des pièces de tissu acrylique : des charognes dépecées, cadavres décapités ou écorchés bien mis

    EXCELLENTE PRESENTATION RIGUEUR ET METICULOSITE


    ne pourraient-ils pas présenter à merveille les nouvelles tendances ou futures ringardises ? Sur la table d’à côté les conversations qu’on épie sans jamais tourner la tête, nouveau croquis qu’on prend sans prendre, qu’on garde en tête.

    Croquis #15

    terrasse Haagen Dazs rue de S., cocottes bobo, carafe Ricard : ’’je suis pas raciste, mais’’

    Je compte ensuite le nombre de clavicules visibles malgré les degrés en moins et le vent soufflé entre les rues. Peau découverte sous le nombril, entre les reins, lorsqu’ils passent le bras par dessus l’épaule. Poitrine ouverte, t-shirt plaqué lin bien découpé, forme des hanches, masculin-féminin entre les ombres. Souvent ils traversent juste, ne restent pas. Moi même, je ne reste pas. Rentrer tôt pour avoir la possibilité d’écrire et ne rien en faire, rentrer tôt le soleil encore ambivalent par dessus les wagons dans le train du retour. J’y reprends Volodine. Demain nuit blanche.

  • 061009

    6 octobre 2009

    Puisqu’il y a eu cette page et que je l’ai reconnue, je n’ai pas tout à fait raté ma lecture.

    Deux, trois, deux, et encore un.

    Qu’est-ce qu’il fait, l’autre, Stevän ? Il est accroupi dans un coin et il grommelle en chuchotant. Qu’est-ce donc qu’il compte et recompte sans cesse ?
    Je le vois mal au milieu de toute cette marmelade d’obscurité qu’ils m’ont laissé ce matin après la torture, en guise de visage. En reprenant conscience, j’ai cru tout d’abord qu’ils avaient oublié de me dénouer le bandeau noir qu’ils m’avaient placé sur les yeux. Et ensuite, comme j’étais en train de tâtonner avec précaution sur le devant de ma tête en bouillie, j’ai mieux compris. Il n’y a aucune étoffe entre moi et l’espace. Mais pour l’instant je ne distingue pas grand-chose : ils ont dû me saboter un circuit à force de cogner en mesure.
    Deux, deux, un, deux, trois.
    Ca reviendra. A chaque fois ça revient : maintenant j’en ai la preuve. Il y a toujours un petit peu d’appréhension en plus du dégoût de souffrir : et si, cette fois-ci, ça ne marchait pas ? Si cette fois-ci les limites allaient être franchies sans retour ? Mais finalement ils ont beau tordre et écarteler, fouler et briser, ils ont beau y aller de toute la force de leurs tentacules, il y a bien un moment où ils se découragent. Et une fois que tu es retombé sur le sol de ta cellule et que tu as entendu la serrure cliqueter derrière eux, tu peux te dire : ça reviendra, ça repoussera, ça se cicatrisera. Tu te dis ça, et ensuite tu te retournes sur toi-même avec un bruit de chiffons et tu te noies dans ta fatigue et ta douleur. Une idée unique te console et c’est à cela que tu te raccroches pendant des heures : ce n’est pas encore cette fois-ci qu’ils auront réussi à te faire crever.

    Antoine Volodine, Biographie comparée de Jorian Murgrave, Denoël, P.150.
  • 191009

    19 octobre 2009

    radio_genou.gifJ’ai manqué une marche, escaliers Gare de Lyon, pris le rebord sec sur genou droit : la marque de la marche est restée imprimée sur la peau. Une seconde arrêté le temps de me dire : putain de merde, temps de me demander : est-ce que quelqu’un m’a vu ? je suis remonté sur une jambe, me suis traîné jusqu’à la ligne 14. N’ai pas pu faire une station, me suis retenu de vomir sur les gens autour, ai dit pardon à ceux qui bouchaient la porte, un pardon que j’ai vu prononcé mais pas entendu, les visages autour ont viré flou et je suis tombé contre l’armoire électrique près du wagon de tête. J’ai pensé entre deux souffles : j’étais sûr que je tomberai quelque part et aussi : au moins j’ai pas bloqué le métro (c’était une peur primaire). Deux ombres sans tête m’ont demandé : vous voulez qu’on appelle les secours et j’ai dit oui. Un type est arrivé, m’a demandé qu’est-ce qui s’est passé ? et j’ai raconté. Allongé par terre dans un courant d’air devant les portes du métro je voyais rien, je voyais à peine la tête du type penché sur moi à qui je parlais, je voyais le néon plaqué plafond par dessus moi, me suis dit pendant dix minutes : cette photo tu devrais la prendre, mais l’ai pas prise, de peur que l’autre penché sur moi me dise : mais qu’est-ce que vous foutez ? Le type penché sur moi m’a demandé vous avez froid ? et j’ai dit oui parce que c’était vrai. Il a sorti la couverture allu et attendu à côté de moi que les pompiers arrivent. J’ai attendu avec lui en silence, en me disant : il doit penser que je n’ai aucune conversation et il aurait raison. Sur la droite j’aurais pu compter le nombre de métros entrants, portes ouvertes, corps vidés, échangés, portes fermées, métros sortants : au moins dix, au moins quinze, ce qui me donne vaguement une idée du temps qui passe. Le type penché sur moi m’a dit : vous êtes très pâle quand même, et je lui ai dit non, ça c’est normal.

    Quand je suis parti avec les pompiers le type qui jusque là était penché sur moi, je l’ai loupé, je sais pas où il est passé, mais j’ai pas pu lui dire merci au revoir, ce qui était quand même la moindre des choses. On est parti à pieds, mon genou droit me faisait mal, on a pris les escalators. On a pris mon nom, mes coordonnées, ma tension, on m’a dit : vous êtes très pâle quand même et j’ai dit oui je sais, c’est normal. Arrivé devant l’Hôtel Dieu les pompiers ont roulé sur un pigeon et moi j’ai repensé au jour où j’avais accompagné N. à l’hôpital de Bellevue il y a trois ans.

    Salle d’attente de l’hôpital, sur la télé fixée au mur ils passent un épisode de Bob l’éponge mais en allemand. J’appelle H. qui me dit j’arrive, je lui dis non, c’est idiot, tu vas pas venir pour ça, puis raccroche, tout en sachant qu’il viendra quand même parce qu’il aura écouté l’inverse de ce que j’aurais pu lui dire et il aura raison de le faire. Je suis pris en charge par une infirmière qui me transfère à Lucy Knight qui fait mon examen. Je raconte pour la cinquième ou sixième fois la même histoire, chaque fois différemment, me disant que chaque version sera archivée dans un rapport et qu’on pourra voir, en les compilant, l’évolution de la scène à mesure que la mémoire avale, déforme ou régurgite la ou les images originelles. Sur son écran d’ordinateur années 90 Lucy Knight écrit : chute mécanique, puis elle me dit je pense que vous avez fait une réaction vaso-vagale suite à la douleur et je lui dis oui, c’était aussi mon diagnostique. Ensuite Lucy Knight me transfère à un interne qui valide le diagnostique après successions d’examens identiques et questions idem. Je sors au bout d’une heure, parvis de Notre Dame. J’appelle H., lui dis ne vient pas, sinon on va se croiser. Je boite jusqu’au métro, puis boite jusqu’aux tapis roulants à Châtelet. Perdue au milieu de la foule une femme demande : can you help me please I don’t speak french please alors je lui dis hi, how can I help you ? Je pensais qu’elle cherchait une direction et même si je ne sais pas trop où je me trouve je me dis que j’aurais pu l’aiguiller malgré tout, mais elle me demande de quoi manger et ça je n’ai pas. Je lui dis sorry I don’t have any cash right now et c’est vrai, je n’en ai pas, puis je m’éloigne en boitant, rejoins le deuxième tapis roulant plus loin qui m’emporte.

  • D’autres excipits

    25 octobre 2009

    closed.pngCe n’est plus l’après Coup de tête que je vois pointer à présent, c’est la fin. Une autre. Comme lorsque je gribouillais Cette vie et que je modifiais la fin à la moindre relecture. C’est encore la même chose. Chaque version propulse une fin qui lui est propre. Mon plan imprimé-papier noir sur blanc en a verrouillé une, qui n’est sans doute pas la bonne. Il dit : Et j’appuie exprès sur la négation : je t’en supplie ne me lâche plus. Vraiment. Je repense depuis ces derniers jours à la fin, la bonne, celle qui doit s’imposer, mais je ne la trouve pas. Je réfléchis à l’élaboration d’un Répertoire des fins parallèles qui pourraient être mais n’ont pas ce qu’il faut pour (abécédaire exhaustif) que j’ouvrirais par exemple par l’entrée suivante :

    A – Abandon par la chute (Cf. l’anticipation de l’an dernier)

    Quand je regarde au fond de l’asphalte, y a ces formes que j’arrive pas à identifier vraiment, et je me demande est-ce que c’est toi, est-ce que c’est moi, est-ce que c’est des bouts de carrosserie ou bien|

    Et toi Ajay, tu t’es déjà cherché dans le chaos-goudron d’une autoroute au mois d’août, à rassembler les pièces du puzzle, à faire semblant d’être en vie, à croire que ton corps existe ? Réponds Ajay. Juste : pour une fois dans ta vie réponds-moi.

    Je continuerais ensuite par :

    F – Face ou pile

    Je compte le nombre de pièces qu’on se retient de me lâcher ou qu’on tord au chaud bien froid dans le fond d’une poche. Je compte le vide croissant de mes poches à moi, jusqu’à ce qu’une âme en short me lance une pièce de deux euros que j’attendais plus. Je la ramasse, elle pèse que dalle dans ma paume, main droite figée-ouverte. Je l’attrape main gauche, la pose doucement sur l’ongle du pouce, main opposée, calée sous l’index. Je compte un, deux, trois, et ça y est, je me lance. La pièce décolle et retombe sur le sol, impossible à rattraper. Je la ramasse et recommence. Je recommence aussi souvent qu’il faut.

    Nil m’a dit un jour : face ou pile, tu veux savoir ? Et à l’époque j’ai dit : je sais pas. Maintenant je veux savoir.

    Je compte le nombre de tentatives infructueuses. Je compte longtemps, je compte beaucoup. Quelque part, je compte encore.

    Ou peut-être par :

    P – Prothèse

    Nil ouvre son sac qu’il me remue sous la tronche : moi je lui ai rien demandé. Il me dit regarde, et je regarde. Y a pas de mouches là-dedans, il me fait, et je lui réponds non, c’est vrai, y a pas de mouches. C’est un procédé de conservation, il me fait, et moi je réponds rien. Tout est dans la conservation. J’ouvre les yeux malgré l’odeur formol-acide qui se dégage de l’intérieur. Les chairs sont fermes, les coupes bien nettes, même pas une goutte de sang. Combien t’en as ?, je lui demande, mais il sait pas me répondre. Je me retiens de compter dans l’ombre pour dénicher le chiffre exact. Les chiffres exacts ont déjà plus la moindre importance. Nil me dit : tu peux en prendre une, tu peux prendre ce que tu veux. Je regarde Nil et lui dis : sérieux ? Et il acquiesce, signe que ça doit être vrai. J’en prends une au hasard de mes doigts, je la remonte, je la regarde l’oeil humide collé à la peau. Peut-être celle-là, je lui dis, je peux ? Je l’essaye. Je la porte. J’écarte les tissus pour que les doigts s’adaptent et que la peau retroussée fasse la jonction jusqu’au poignet. Je me regarde dans le reflet de la vitre en face, les deux poings sur les hanches. Je regarde mon ombre détachée sur les pavés. Je remue les doigts dans la lumière électrique du lampadaire. Peut-être laisser craquer une ou deux phalanges. Je laisse craquer une ou deux phalanges. Nil crache par terre un mollard déjà jaune. Mes belles mains humaines, je lui dis.

    Voir même :

    Y – Yang

    Je l’aperçois au bout de la rue qui m’échappe. Nil s’échappe. Nil sait rien faire d’autre que m’échapper, ici fuite si lente entre les corps incarcérés. Aujourd’hui, je pense – crois, sais – j’irai pas le chercher. Je le laisserai pourrir, oublié derrière les murs et les tags. Tant pis pour|

    Je me retourne. Son poids m’a percuté plein fouet épaule gauche, m’a forcé à me retourner, son ombre déjà glissée de quelques pas encore palpable. Je le vois pas, relève la tête, devine à peine sa présence, connaît même pas son nom ni son visage et lui gueule : eh ! connard ! Il se retourne pas sous mes insultes : je lui crache un mollard droit dans la nuque. Là il se retourne.

    Et puis la suite, Ajay, tu la connais.

    La fin ne pose pas vraiment problème mais est un problème en soit : tous ces mois – jours, années – où je n’aurais pas eu de cap, je ne sais toujours pas où je vais. Quelque part, je me dis, j’ai dû louper quelque chose. Je ne sais pas où je vais : est-ce que ça ne va pas déteindre sur le reste du récit, est-ce que ça ne va pas tout gâcher et invalider l’ensemble du roman ? Crainte. On verra bien. Alors je ralentis exprès la cadence, bientôt j’effacerai les dernières pages et remonterai ainsi toutes les autres.

    Idée pour un truc susceptible d’exister un jour : matérialiser l’un de ces répertoires pour en faire un Répertoire des fins possibles pour un récit inexistant (abécédaire exhaustif) où je pourrais archiver des dizaines de fins différentes sans avoir à me poser la question du début, du milieu et du reste.

  • ↑ 1 Le dernier croquis remonte à plus de six mois, j’ai une explication pour ça, je m’en suis pas lassé. Avec l’Iphone et la possibilité de prendre photos embarqués des corps singuliers, j’ai choisi la photo, je range dans un répertoire après coup intitulé « Boucherie ». Alors les croquis, derrière les portraits en mouvement, ont un peu perdu de leur utilité.