18 mars 2009J’ai attaqué la partie livre-chorale des Détectives sauvages. Chacun s’exprime l’un après l’autre, suite de témoignages diffuse et désordonnée autour d’un dictaphone fictif qui prend la forme du livre. On suit la trace des personnages réal-viscéralistes du récit inaugural. Ici, Auxilio Lacouture raconte, entre autre, l’occupation de la faculté de philosophie et de lettres à Mexico, elle recluse dans les toilettes de l’université et, de l’autre côté des cloisons, des soldats violant l’autonomie du campus. On dit d’elle que c’est la mère de la poésie mexicaine, celle qui aime tous les jeunes poètes du D.F. Ensuite je me suis mise à penser à de belles choses. Combien de vers je savais par cœur ? Je me suis mise à réciter, à murmurer ceux dont je me souvenais et j’aurais aimé les noter, mais même si j’avais un Bic je n’avais pas de papier. Ensuite j’ai pensé tu es sotte, mais tu as le meilleur papier du monde à ta disposition. J’ai donc coupé du papier hygiénique et me suis mise à écrire. Ensuite je me suis endormie et j’ai rêvé, ah comme c’est drôle, de Juana de Ibarbourou, j’ai rêvé de son livre La rosa de los vientos, de 1930, et aussi de son premier livre, Las lenguas de diamante, quel joli titre, très beau, presque comme si c’était un livre d’avant-garde, un livre français écrit l’an dernier, mais Juana d’Amérique l’a publié en 1919, c’est-à-dire à l’âge de vingt-six ans, quelle femme intéressante ce devait être à cette époque, avec le monde entier à ses pieds, avec tous ces messieurs prêts à obéir élégamment à ses ordres (des messieurs qui n’existent plus, bien que Juana existe encore), avec tous ces poètes modernistes prêts à mourir pour la poésie, avant tant de regards, tant de compliments, tant d’amour. Ensuite je me suis réveillée. J’ai pensé : je suis le souvenir. C’est ce que j’ai pensé. Ensuite je me suis rendormie. Ensuite je me suis réveillée et pendant des heures, peut-être des jours, j’ai pleuré le temps perdu, mon enfance à Montevideo, les visages qui m’émeuvent encore (qui aujourd’hui m’émeuvent même plus qu’avant) et sur lesquels je préfère ne rien dire. Ensuite j’ai perdu le compte des jours que j’ai passée enfermée. De ma pauvre fenêtre je voyais des oiseaux, des arbres ou des branches qui s’élançaient de lieux invisibles, des arbustes rabougris, de l’herbe, des nuages, mais je ne voyais pas de gens, je n’entendais pas de bruits, j’ai perdu la notion du temps que j’ai passé enfermée. Ensuite j’ai mangé du papier hygiénique, peut-être en me rappelant Charlot, mais juste un petit morceau, je n’ai pas eu l’estomac d’en manger plus. Ensuite j’ai découvert que je n’avais plus faim. Ensuite j’ai pris le papier hygiénique sur lequel j’avais écrit, je l’ai jeté dans la cuvette et j’ai tiré la chasse. Le bruit de l’eau m’a fait sursauter et j’ai pensé alors que j’étais perdue. J’ai pensé : malgré toute mon astuce et tous mes sacrifices je suis perdue. J’ai pensé : quel acte poétique que détruire mes écrits. J’ai pensé : il aurait mieux valu que je les avale, maintenant que je suis perdue. J’ai pensé : la vanité de l’écriture, la vanité de la destruction. J’ai pensé : parce que j’ai écrit, j’ai résisté. J’ai pensé : parce que j’ai détruit l’écrit on va me découvrir, on va me frapper, on va me violer, on va me tuer. J’ai pensé : les deux faits sont liés, écrire et détruire, se cacher et être découverte. Ensuite je me suis assise sur le trône et j’ai fermé les yeux. Ensuite je me suis endormie. Ensuite je me suis réveillée. J’avais tout le corps noué de crampes. Ajout du lendemain : 28 mars 2009Les détectives sauvages, c’est un roman typique du vingtième siècle en cela qu’il se projette (propage) dans le temps. L’épitaphe du haut de la page dit 1976-1996, il faut en réalité remonter aux années vingt plutôt (le poème de Cesárea Tinajero) pour avoir une idée de l’amplitude du temps traversé. Les détectives sauvages, c’est un roman fleuve, tentaculaire et kaléidoscopique ; autrement dit un livre du temps. J’ai choisi aujourd’hui deux passages, séparés dans le texte par plus de trois cent pages. Le personnage décrit s’appelle Ernesto San Epifanio. Le premier extrait date de 1975, mais les photos décrites peuvent remonter à une ou deux années plus tôt, puis 1977 pour le second, raconté en 1979. Quatre temps qui se traversent et s’enchevêtrent : la série de photos amoureuse (pornographique) > l’instant où Garcia Madero, alors narrateur, découvre les photos en compagnie de San Epifanio et d’Angélica Font > l’opération de San Epifanio et les jours qui suivent > l’opération de San Epifanio et les jours qui suivent raconté deux ans plus tard par Angélica Font au détective sauvage que peut être le lecteur. Il devait y avoir une cinquantaine ou une soixantaine de photos. Toutes avaient été prises au flash, et à l’intérieur d’une chambre, sûrement une chambre d’hôtel, sauf deux, où on voyait une rue nocturne, très mal éclairée, et une Mustang rouge avec quelques personnes à l’intérieur. Les visages de ceux qui étaient à l’intérieur de la voiture étaient flous. Les photos restantes montraient un jeune homme de seize ou dix-sept ans, mais il aurait aussi bien pu en avoir seulement quinze, blond, les cheveux courts, et une jeune fille peut-être plus âgée de deux ou trois ans que lui, et Ernesto San Epifanio. Il y avait sans doute une quatrième personne, celle qui prenait les photos, mais elle, on ne la voyait jamais. Les premières photos représentaient le jeune homme blond, habillé puis peu à peu moins habillé. A partir de la quinzième photo San Epifanio et la jeune fille apparaissaient. San Epifanio portait un veston long violet. La jeune fille, une élégante robe de soirée. Fin 1977 Ernesto San Epifanio a été admis à l’hôpital parce qu’on devait le trépaner et lui enlever un anévrisme du cerveau. Mais au bout d’une semaine on a dû l’ouvrir de nouveau parce qu’il semblait bien qu’on avait oublié quelque chose à l’intérieur de sa tête. Les espérances des médecins pour cette deuxième opération étaient minimes. Si on ne l’opérait pas il mourrait, si on l’opérait aussi, mais un peu moins. C’est ça que j’ai compris, et j’ai été la seule personne qui ait été avec lui tout le temps. Moi et sa mère, bien que d’une certaine manière sa mère ne compte pas, parce que ses visites quotidiennes à l’hôpital l’ont transformée en femme invisible : quand elle se montrait son calme était si grand que même si en vérité elle entrait dans la chambre et s’asseyait à côté du lit, dans le fond elle ne semblait pas franchir la porte, ou ne jamais finir de franchir ce seuil, silhouette minuscule encadrée par le vide blanc de la porte. Outre la question des regards entrecroisés sur laquelle il y aurait beaucoup à dire dans ses extraits (entre Garcia Madero, l’adolescent blond, sa soeur, Angélica Font, Ernesto San Epifanio, sa mère, son père et Juanito Davila, tout le monde se regarde, personne ne se voit) voilà sans doute la dimension du livre la plus cruelle : avec l’épaisseur du temps traversé et la multiplicité des regards impliqués, les personnages se laissent dégrader au fil des pages ; arrivé au bout il n’en reste souvent plus rien ou plus grand chose. Cet exemple est frappant pour un personnage somme toute mineur mais important (ils le sont tous, finalement) : ce premier passage esquisse San Epifanio dans un instantané du désir homosexuel. C’est son identité. Trois cent pages plus tard, cette identité vacille, s’éteint avec le personnage (« il est guéri »). Dans cette perte d’identité parallèle, il laisse aussi sa voix : il ne peux plus témoigner, lentement le personnage s’éteint. Entre temps, c’est bien une vie qui a eu le temps de couler. Noyé dans la masse de témoignages qui s’articulent, on ne prend pas garde, d’abord. Puis ces deux passages s’isolent du reste, on se rend simplement compte que le personnage s’est construit puis déconstruit le temps d’un livre entier pendant qu’on regardait ailleurs. A la fois fascinant – fascinant bien sûr – et terriblement dur à la lecture. Ces phénomènes d’échos au sein du livre sont fréquents : les témoignages se répondent, les voix parfois se contredisent, les personnages s’éteignent ou disparaissent. Tout ce qui commence en comédie doit bien finir un jour (non ?). 31 mars 2009Comment (re)lire un livre après Les détectives sauvages ? 13 avril 2009Comme Mantra lu précédemment, Les détectives sauvages est un livre pré-adoré, déjà apprécié avant lecture. Suffit de voir le titre, l’auteur, la couverture, la quatrième, quelques extraits, quelques autres et c’est bon, voilà, on sait précisément que cette littérature nous parle et nous bouleverse. Avant lecture, précisément. Les pages tournées, les mots lus, au fond, outre le plaisir de se perdre là-bas dedans, ce n’est qu’une simple formalité. On savait, ensuite on vérifie, on constate que oui, c’est de la bonne, très bonne littérature.
Le titre implique l’enquête, l’enquête sous-entend des protagonistes en mouvement, mouvement vers une vérité quelconque qui tenterait de leurs échapper. Les détectives sauvages, c’est un peu ça et en même temps pas vraiment. Les détectives sauvages, c’est une enquête qui tourne à vide et dont on ne sait pas toujours qui la conduit. Les protagonistes sont là, prêts à témoigner. Ils n’attendent qu’un micro tendu depuis le tumulte des années pour faire entendre leurs voix.
Roberto Bolaño présente un récit en trois temps dont Rodrigo Fresán s’inspira sans doute pour composer la structure tentaculaire de Mantra : une première partie façon journal intime (1975), qui commence superbement comme suit : J’ai été cordialement invité à faire partie du réalisme viscéral. Évidemment, j’ai accepté. Il n’y a pas eu de cérémonie d’initiation. C’est mieux comme ça. La deuxième partie (les trois quarts du livre) rassemble entre 1976 et 1996 des dizaines de témoignages, les voix répertoriées sont celles de personnages plus ou moins secondaires, qui ont, à un moment donné, gravité autour de l’intrigue, autour de l’œil du cyclone réal-viscéraliste et de leurs deux meneurs, Ulises Lima et Arturo Belano. La troisième et dernière partie reprend le journal intime (1976) là où il s’était interrompu quelques centaines de pages plus tôt. Entre les deux extraits de carnets du narrateur Garcia Madero, des dizaines de vie ont eu le temps de s’écouler. Le livre est une double enquête dans le sillage de. Celui de Cesárea Tinajero, tout d’abord, mère présumée du mouvement réal-viscéraliste. Les détectives (sauvages) s’articulent autour de Lima et Belano, fascinés par la disparition de cette artiste sans œuvre (voir la réédition chez Verticales de l’essai de Jean-Yves Jouannais ce mois-ci, nous auront l’occasion d’en reparler), peut-être ou peut-être pas réelle. Les figures fuyantes s’inversent par la suite, puisqu’elles sont celles, suiveuses, de Belano et Lima. Ils apparaissent aux carrefours des différents témoignages (deuxième partie) mais ne parlent jamais de leurs voix propres. Leurs discours, tous comme leurs images, actions et mouvements, sont rapportés, indirects. L’enquêteur reste dans l’ombre, hors champ, de l’autre côté du micro, sur le revers de la bande dictaphone, il mène le jeu depuis la surface des pages imprimées. L’enquête pousse pourtant vers l’absence de mouvement, la fuite ensablée, le vide le plus pur. Belano et Lima sont des poètes sans plume, au fond ils n’écrivent pas. C’est dans leurs vies propres que doivent s’incarner ces idéaux qu’on ne peut (ou qu’on ne parvient pas à) fixer sur papier. Le dénominateur commun de cette affaire, c’est bien le vide qui articule tout : une fuite inexistante, un mouvement vers le rien, une pure et simple disparition soudaine (cf. le passage au Nicaragua). Le réalisme viscéral, en tant que mouvement littéraire, l’illustre parfaitement : au fond personne ne sait ce que ça peut bien être, personne ne creuse rien pour le définir, personne n’écrit pour le porter. Personne n’écrit. Ne reste plus que la vie comme on arrive à la vivre, en boitant. L’exemple le plus représentatif est sans doute ce passage absurde de duel à l’épée sur la plage : Belano y provoque un journaliste pour une critique sur son livre qu’il n’a non pas écrite mais qu’il pourrait écrire. Vu comme ça, cette vie d’artiste-sans-œuvre peut apparaître comme une plaisanterie qu’on manque et qu’on ne comprend pas. Le temps d’une seconde de lucidité j’ai eu la certitude que nous étions devenu fous. Mais cette seconde de lucidité a été dépassée par une superseconde de superlucidité (si vous me permettez l’expression) pendant laquelle j’ai pensé que cette scène était le résultat logique de nos vies absurdes. Ce n’était pas un châtiment mais un pli qui s’ouvrait soudain pour que nous nous voyions dans notre humanité commune. Ce n’était pas la constatation de notre oiseuse culpabilité mais la marque de notre miraculeuse et inutile innocence. Mais ce n’est pas ça. Ce n’est pas ça. Nous étions immobiles et eux étaient en mouvement et le sable de la plage bougeait, moins à cause du vent que de ce qu’ils faisaient et de ce que nous faisions, c’est-à-dire rien, c’est-à-dire regarder, et tout ensemble c’était le pli, la seconde de superlucidité. Ensuite rien. Récit polyphonique sur le chaos et le temps (rappelons la déchéance brutale d’Ernesto San Epifanio), Les détectives sauvages, c’est aussi, sans doute, le récit de la sécheresse et du dégout. Sécheresse de fuites arides incontrôlées, d’abord (où qu’on aille on se perd, qu’il s’agisse du désert de Sonora, d’Israël, du Nicaragua ou de l’Afrique), puis sécheresse des échecs renouvelés à se perdre pour de bon : le monde n’est pas (encore) assez vaste pour qu’on puisse y disparaître convenablement. Dégout d’une réalité trop pauvre, qui ne permet pas l’accomplissement des mouvements hors normes (le réalisme viscéral), qui ne permet pas (plus) l’initiation telle qu’on a pu la connaître dans les fictions passées. Dégout du fantôme de son identité, sans doute, également, incarné sec par la carcasse du chilien Arturo Belano, double flagrant de Roberto Bolaño dans la fiction : il apparaît tantôt maigre, insignifiant, impuissant et nécrosé. Un coup de vent pourrait suffire à l’emporter définitivement hors champ, sa silhouette s’accroche pourtant toujours dans l’entre-deux de cette brise là. Tout ce qui commence en comédie s’achève en tragédie. Puis le livre se termine, on serait franchement tenté de le reprendre à zéro tant on ignore comment faire pour apprendre à (re)lire autre chose. Voyage dans le chaos démultiplié, fuite dans le temps et le sillage d’autres fuyards, c’est sans cesse la même odyssée qui se perpétue. On oscille sans savoir entre le tout et le rien. Reste pourtant le souvenir des visages apparus au fil des pages : ils ont la peau palpable, ils seraient presque là. Un peu avant, le livre s’achève sur une question sans réponse : « Qu’est-ce qu’il y a derrière la fenêtre ? » – 18 mai 2009Comme le signalait déjà g@rp il y a plusieurs semaines, et comme le faisait remarquer X. par l’intermédiaire d’un commentaire sauvage à peu près à la même époque, le numéro deux de la revue Cyclocosmia (dont le premier numéro avait été décortiqué ici-même l’automne dernier) s’apprête à paraître. Le site officiel pour l’occasion s’actualise, je vous y renvoie pour plus d’informations sur cette revue. Prévu pour sortir le 9 juin prochain, le sommaire du numéro est le suivant (quelque part, paraît-il, mon nom s’y trouve) : CYCLOCOSMIA II Blason : Invention : – Julien Frantz : "Emmett Grogan, digger with attitude" (essai) Observation : Illustrations : Tothématique : (Je m’excuse platement auprès de garp, chez qui j’ai volé tous les liens menant vers tous les participants au sommaire, mais la galaxie était déjà toute reliée chez lui, je l’ai donc reproduite ici-même histoire de tisser quelque chose.) Le prix de cette (belle) revue est fixé à 22 euros. Pour vous la procurer, voyez de ce côté par l’intermédiaire du site officiel. Vous trouverez également sur le site de Cyclocosmia les présentations pour les futurs numéro 3 et 4, respectivement prévus pour paraître à l’automne 2009 et au printemps 2010. Du beau monde en perspective : Roberto Bolaño et Antoine Volodine. En attendant ces deux là, vous l’aurez sans doute compris, c’est José Lezama Lima qui est à l’honneur avec le numéro 2. 21 mai 2009L’odyssée barbare n’est pas un livre, ou ne devrait pas en être un. J’imagine ma propre version de L’odyssée barbare, polyèdre en bois massif de quatorze faces plus une ou seize faces moins une (les quinze « périodes » qui s’articulent dans le récit ne sont pas pratiques pour une mise en volume de l’objet, forcément barbare), de taille variable et évolutive en fonction des périodes (justement) rencontrées, probablement en braille pour déchiffrer sans lire, certainement rangeable dans la poche ou n’importe où ailleurs. Il n’y aurait pas de sens de lecture, sinon l’aléatoire des faces et formes rencontrées, sachant bien sûr que chacune d’entre elles pourrait être intervertie avec une autre et que chacune des phrases déchiffrées sous l’index pourrait déclencher un mécanisme dissimulé sous le bois pour basculer vers une autre face, une autre période, une autre époque, une autre phrase. Cet objet, barbare, forcément, serait de forme étoilée sans doute, façon dodécaèdre étoilé, petit ou grand peu importe puisque, comme on l’a vu, la taille serait variable. On parle du livre électronique : foutaise, l’avenir est dans le polyèdre magique en teck, c’est moi qui vous le dis ! Sauf que L’odyssée barbare est un livre, un vrai, et là les problèmes commencent. Le récit démarre avec l’arrivée à Remadrín, petit village mexicain, d’une caravane des morts trainant derrière elle rumeurs et poussière mêlées. Trinidad est ici notre Léopold Bloom, donc notre Ulysse, mais en plus fainéant. Parmi ces morts que l’on amène au village pour identification des corps, se trouvent peut-être ses deux fils, opposants politiques lors des dernières élections (pour lesquelles on a volé des urnes et trafiqué les scrutins, mais ça c’est une autre histoire). Trinidad, malgré les injonctions de sa femme, n’y va pas, reste chez lui, fait la sieste. Voilà donc notre (faux) Ulysse. Le début semble se mettre en place plutôt normalement. Puis, de ce point de départ improvisé, naissent les digressions : passées les quelques pages qui suivent, le récit rompt complètement toute notion de chronologie et d’espace. Les périodes puis les chapitres se succèdent, saccades ou logorrhées en fonction de, comme un puzzle désordonné : les pièces non seulement sont mélangées, mais probablement qu’il en manque quelques unes également. Le but du jeu de la lecture sera alors de rétablir un équilibre, un ordre salutaire, dans ce chaos littéraire certain. Le narrateur lui-même, créature hybride dont on ignore l’identité, s’amuse à détourner le lecteur de son sens de lecture quand il le souhaite, ou bien le cale arbitrairement sur les bons rails lorsqu’il sent que c’est nécessaire. Pour pouvoir avancer décomplexé dans cette jungle parfois hostile, il faut accepter au préalable de se laisser guider, de n’avoir plus le moindre contrôle sur les environnements alentour, de n’être pas le décideur dans cette odyssée là. Telles sont les règles du jeu. Pour trouver plaisir dans cette galère, il faut les accepter. En guise d’exemple, cet intermède savoureux durant la conférence de presse qui présente les « volontaires » s’étant chargé de récupérer les cadavres et de nettoyer la zone où ceux-ci ont été exécutés, où le narrateur invite le lecteur à relier les questions/réponses échangées entre deux micros (cf. l’article éclairé chez Bartleby). Au fond, dans ce livre, rien n’est réel, rien n’est chronologique. Les évènements se succèdent dans une amplitude de dix ou vingt ans. Les personnages rajeunissent, retrouvent leur âge la page suivante, les suicides se défont et les meurtres se répètent. Les rêves sont décalquées à même la page, ce qui n’arrive pas prend la même veine que ce qui (probablement) se produit. Le sens du mot événement vacille. Le ton du narrateur complique (pimente) tout. Les digressions bousculent l’équilibre de la lecture (au fond parce que l’équilibre de l’univers magique dépeint ici, à la fois très sûr et perpétuellement en proie à l’instabilité, ne tient pas vraiment), la lecture force le sens des évènements relatés. Cette odyssée là n’est pas un parcours mais un labyrinthe (labyrinthe spatial et temporel, tant qu’à faire) à l’intérieur duquel on ne peut pas vraiment se retrouver : la seule issue possible, à en croire la progression de l’intrigue, semble être, non pas la fuite (celle du couple central Trinidad & Cecilia), mais la désolation : destin qui attend Remadrín, en proie aux bourrasques poussiéreuses et aux fantômes, comme ces villes désertées du Farwest dans leur représentation western (la référence au Western est exploitée par le texte, déformée par le texte, voir pour cela l’extrait ci-dessous). Une odyssée tronquée, somme toute, plus proche de Don Quichotte que d’Homère.
Qui peut-on sauver de cette odyssée là ? Personne, probablement. Aucun personnage réellement ne se dégage de l’intrigue comme éminemment positifs. Aucun ne semble échapper à cette rage de lâcheté qui s’abat sur ces paysages. Toutes les situations qui se présentent dans ce livre peuvent en réalité être décortiquées comme autant de parodies en puissance, ou satires décomplexées. Dans ce pays qui « adore le mensonge » (nous dit la quatrième de couverture, qui dit toujours ce qu’il faut dire, rappelons-le), Daniel Sada présente les effets directs de la corruption et de la nécrose du pouvoir telle qu’elles se perpétuent depuis des années, sans distinction de régimes ni de couleurs politiques. Le mensonge tel qu’on aime l’entendre et se le raconter (le mensonge de la fiction, à voir chez Cecilia, Emma Bovary des feuilletons radiophoniques, mais également mensonge de masse, gouvernemental, relayé par une presse soumise et une opposition paresseuse puisque intéressée) se propage de bouche en bouche, de main en main, il tourbillonne effleuré sur la page, mais au bout du mouvement c’est un cyclone qui déferle. Le mensonge, certes, mais aussi la lâcheté, trait de caractère qui semble embrasser tous les personnages de l’intrigue, du plus gras (la classe politique, le maire de Remadrín, le gouverneur Pío Bermúdez) au plus insignifiant (les exemples seraient nombreux !). Dans ces conditions, le moindre événement est une farce, la moindre scène une parodie (relire, pour cela, l’extrait cité quelques lignes plus haut, un duel type farwest où personne ne tire, d’autres exemples pourraient être cités, comme cette manie chez les gouvernants de résoudre le moindre problème par le meurtre, comme la déclaration d’amour pathétique de Venulo pour Cecilia, etc.). L’humour est d’ailleurs omniprésent : le narrateur, comique des parenthèses et des entre-tirets, en est le chef d’orchestre et le lecteur son complice.
L’odyssée barbare maquille la langue, joue avec elle. Sada se permet des écarts de syntaxe au risque de perdre définitivement la compréhension du texte, il articule des néologismes à rallonge et autres créations verbales audacieuses (lire l’article de Bartelby pour plus d’exemples à ce sujet). Idem pour les quelques déformations de prononciation qui trouvent leur place entre les lèvres de certains personnages (accent, bégaiement, bouche pleine, etc.) : tout ici nous ramène vers l’oralité d’un conte que l’on pourrait se perpétuer de bouche à oreille depuis plusieurs générations (oralité que l’on retrouve également dans cet art de la digression et du commentaire perpétuel avec mise en haleine et titillement du spectateur à chaque rebondissement, attendu ou non). Une langue parlée qui va de pair avec une relative simplicité du propos : ici la littérature ne se prend pas en objet, rares sont d’ailleurs les références littéraires dans ce livre. Daniel Sada raconte une histoire, une fiction, par l’intermédiaire de dizaines, centaines de micro-histoires enchâssées les unes dans les autres. La littérature y est pratiquement absente, d’autant plus que cette histoire nous est murmurée, exclamée, déclamée, détraquée, harassée, violentée, gueulée depuis la place du village opposée, égosillée depuis les collines et déformée par les échos (d’où les quelques écarts de sens et autres approximations narratives) ; bref, racontée, tout simplement. L’odyssée barbare est un livre compliqué, qui exige beaucoup du lecteur. Ne pas se perdre au sein de ces sept cent pages d’une lourde densité (douleurs dans les poignets, épaule contre vitre froide dans le RER, lecture marquante sur les genoux quand on s’y appuie) est un challenge en soi. Daniel Sada (« le plus baroque d’entre nous », dixit Roberto Bolaño) y déverse une énergie folle que l’on peine à maîtriser à la lecture. Il y a pourtant entre ces pages cette fascination vers le risque, vers la crasse, vers la poussière qu’on inhale et les saloperies qu’on subit (sens propre, sens figuré). Voyage au bout de la nuit était en soi une destination physiquement éprouvante, L’odyssée barbare se plonge dans ce type de douleur : le plaisir est aussi masochiste. Le chef d’œuvre que l’on découvre au fil de ces « périodes » est immense mais incomplet : tant de ruines enterrées dans un sol trop meuble qu’on n’a pas pu creuser. Démesure et frustration mêlées : qui sait si, au bout de cinq, dix, quinze lectures, on aura épuisé ce mythe là ? Qui sait si ce sera seulement possible ? Mais faudra bien (me souffle-t-on), faudra bien essayer d’aller voir, d’y retourner. Ce livre là, tellement exigeant avec son lecteur, qu’il l’invoque à tout reprendre une fois la dernière page refermée. Faudra, faudra bien... D’autres odyssées : Bartleby les yeux ouverts 6 juillet 2009Ma dernière crise de somnambulisme Je n’y aurais pas pensé moi-même si H. n’avait pas formulé la chose en toutes lettres entre deux retards de voies et changements de quai. Il a dit : quand j’étais somnambule, etc.
dure depuis des jours maintenant, ça se répand cyclique dans l’arrière tête depuis les premières grosses chaleurs je crois. Jour après jour je continue de forger sans âme, comme un somnolent. Plus de cornées, semelles, plus d’émotion. Je traverse fantôme une à une les escales de mon calendrier. Plus que dix, neuf, huit, etc. Je compte à rebours pour le geste, je suis là sans y être, je reste en surface sur le filtre additionnel. J’attends là que tout se recompose. Une vie aveugle où tout était clair comme de l’eau. (Roberto Bolaño, 2666, Christian Bourgois, trad : Robert Amutio, P.211). En bas de l’immeuble les marteaux-piqueurs déchaînés pilonnent : les vibrations remontent la pierre jusqu’à l’occiput. Je presse fort index gauche le clapet fictif du tympan, me concentre sur l’oreille droite et le casque-oreillette sous le lobe. Oui monsieur, non madame, oui, bien, non, c’est à dire que, je fais mon possible pour, je vous appelle dès que j’en sais plus sur. Mais au fond je ne comprends pas ce qu’ils me disent. Je jongle avec les chiffres qu’ils me soufflent et me répètent : liquide binaire qui se répand sur mon écran sous forme de un un un zéro un un zéro zéro un zéro zéro zéro. Puis la vérification d’usage : les numéros de carte bancaire sont rejetés par la plateforme, les numéros de téléphone sonnent dans le vide, les adresse e-mail répondent des accusés mauvaise réception. Des fautes de frappe. L’oreille ailleurs. Je hoche la tête devant l’écran mais n’écoute pas. Ah oui, ah bon, puis on verra. Je touche du poing l’écran Dell devant moi : allumé tout le week-end, il est bouillant. Bientôt mes phalanges disparaitront une à une à l’intérieur, qui sait ce qui se découvrira de l’autre côté ? Il est difficile dans ces situations de prendre l’ordre chronologique comme point de repère. Dans un tel état de somnolence décalée, tout n’est que fait plus fait plus fait plus fait. Addition-succession, sauvegardes éparpillées. Divers éléments (évènements) ensemble agglomérés peuvent faire sens mais jamais pareil, toujours bis, ter et parallèle. Le fait, par exemple, qu’aucun digicode ne se soit ouvert sous mes doigts de sept heures ce matin jusqu’à dix-neuf heures ce soir ne prouve rien. Entre ces deux extrémités pourtant, des kilomètres de chiffres m’ont fuient encore, j’ai noté les numéros de pages de 2666 à l’envers (112 pour 211, 491 pour 114), j’ai travesti des numéros clients, intervertis des numéros CB. Ce ne sont que des faits, je les traverse. Je me suis dit défais-toi de ce pseudo là, prends un pseudo de femme en parallèle, prends-en plusieurs. Je prendrais celui de V. ou de X. et ferais croire dans mon journal que ce nom là est un autre de mes avatars médians. Je lui dirais : maintenant attendre les premiers articles
et premières études comparatives de style qui nous confondront tous les deux et défendront notre fiction. On nous prendra pour des cons et des lâches, d’accord, mais d’ici là qu’est-ce qu’on aura vendu !
E. m’appelle en absence ce midi mais je ne décroche pas. Je regarde vibrer son 06 quelque chose en mâchant mon sandwich mousse de canard. Je n’ai pas le temps, je lui dis, de faire semblant de décrocher, je rappellerai bientôt-indéterminé. Le siège de devant : je ne vois que sa nuque. Ça pourrait être un croquis, un de plus. Mais je ne vois que sa nuque, le reste ne se dévoile pas. Il s’injecte à l’envers des giclées de Red Eye Le Red Eye est une drogue fictive dans l’anime Cowboy Bebop. Cette drogue s’injecte à l’aide d’un aérosol directement dans l’œil de l’utilisateur et lui permet d’avoir pendant un laps de temps plus ou moins long des réflexes surhumains et une perception du temps plus lente. Beaucoup pensent que la drogue améliore la connexion entre les yeux et le cerveau (les informations provenant de l’environnement sont alors si rapides que tout bouge plus lentement) au point d’éviter des coups ou même des balles. Le Red Eye semble être le produit le plus vendu des organisations criminelles du système solaire. Comme beaucoup de drogues réelles, une utilisation intense et prolongée peut entraîner de nombreux effets néfastes pour l’utilisateur.
(une pulsation par paupière) puis jette la seringue usagée hors du train en marche, poignet délié par la fenêtre. C’est peut-être ça, me dis-je, c’est peut être ça que je me suis fixé sous la paupière sans le savoir, il y a dix jours maintenant, ce qui a déclenché ma transe, ce qui me retient de la briser ? J’ouvre au hasard La dernière fille avant la guerre sur l’étalage d’une bibliothèque qui pourrait être la mienne et lit : « Stinky Toys, Taxi Girl, Indochine, Etienne Daho ». Je referme le livre tatoué Off 03/57 (ou 07 ?) en première page. Un peu plus loin sur le même rayon Belle du Seigneur sent cette odeur de Chouans que je découvrais, dégoûté, en cours d’année de quatrième, et que je refermais dans la foulée sans le lire. Dans le reste de la librairie je regarde mais ne trouve pas. Je cherche un livre qui n’existe pas. Le gros Journal de Valery Larbeau est introuvable, et je sais bien, d’ailleurs, que je ne veux pas l’acheter, mais simplement le voir. Ces journées s’écoulent sans forme, sens, ni ouverture. Je les traverse à reculons, le train que je longe est à l’arrêt, de l’autre côté du quai un autre train, autre destination, défile TGV sous mes yeux secs (bloody). Je forge toujours sans âme, comme un pas grand chose : d’ailleurs je n’écris plus beaucoup : Coup de tête s’enlise partie III, page 8, j’ai fait semblant de commencer Ernesto & variantes sans poursuivre et j’oublie lentement mon Accident de personne qui trop bref se décompose...
9 juillet 2009Une impression de tectonique des pages : les personnages se chevauchent, frôlent, croisent, recouvrent. La multiplicité des trajectoires était déjà fascinante dans Les détectives sauvages, elle l’est également (mais différente) dans 2666. Ici confrontation directe : une histoire de violence gratuite qui émerge de nulle part (ou plutôt non : du langage lui-même). Violence banale, celle qui soulage. Celle que j’aime à voir se réaliser sur papier. (Bien sûr, le titre choisi pour ce billet n’est qu’un navrant prétexte pour améliorer le référencement du blog !)
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22 juillet 20092666 : la partie des crimes à présent. Comme dans Les détectives sauvages, les discours s’entremêlent, ils se provoquent et progressent en parallèle les uns des autres. Ici les crimes sont prétexte à une étude minutieuse d’un Mexique fictif, décortiqué. Un catalogue de phobies est proposé dans cet extrait, dialogue parmi tant d’autres, entre le flic Juan des Dios Martinez et Elivra Campos, psychiatre. Aucun rapport direct avec les crimes du Sonora, et pourtant au cœur de la question. Il y a des choses plus étranges que la sacrophobie, dit Elvira Campos, surtout si on tient compte du fait que nous sommes au Mexique et que la religion a toujours été un problème, de fait, moi je dirais que nous tous, les Mexicains, dans le fond, nous souffrons de sacrophobie. Pense, par exemple, à une peur classique, la géphydrophobie. C’est une peur dont souffrent beaucoup de gens. Qu’est-ce que la géphydrophobie ? dit Juan de Dios Martinez. C’est la peur de traverser les ponts. C’est vrai, j’ai connu un type, bon, en réalité c’était un gamin qui, chaque fois qu’il traversait un pont, craignait que celui-ci ne s’effondre, et par conséquent les traversait en courant, ce qui était beaucoup plus dangereux. C’est un classique, dit Elvira Campos. Une autre phobie classique : la claustrophobie. Peur des espaces fermés. Encore un autre : l’agoraphobie. La peur des espaces ouverts. Celles-là, je les connais, dit Juan de Dios Martinez. Un autre classique encore : la nécrophobie. La peur des morts, dit Juan de Dios Martinez, j’ai connu des gens atteints. Si vous travaillez comme flic, c’est un boulet. Il y a aussi l’hématophobie, la peur du sang. Très juste, dit Juan de Dios Martinez. Et la pisciphobie, la peur de manger du poisson. Mais il y a aussi d’autres peurs qui sont plus étranges. Par exemple, la clinophobie. Tu sais ce que c’est ? Pas la moindre idée, dit Juan de Dios Martinez. La peur des lits. Est-ce que quelqu’un peut ressentir de la peur ou du dégoût pour un lit ? Eh bien, oui, il y a des gens qui peuvent. Mais on peut atténuer cette phobie en dormant par terre et en n’entrant jamais dans une chambre à coucher. Et puis il y a la trichophobie, la peur des cheveux. Un peu plus compliqué, pas vrai ? Très compliqué. Il y a des cas de trichophobie qui finissent par des suicides. Et il y a aussi la logophobie, qui correspond à la peur des paroles. Dans ce cas, le mieux c’est de rester silencieux, dit Juan de Dios Martinez. C’est un peu plus compliqué que ça, parce que les mots sont partout, mais dans le silence, qui n’est jamais un silence total, pas vrai ? Et puis on a la vestiophobie, qui consiste à avoir peur des vêtements. Ça a l’air étrange, mais c’est beaucoup plus répandu que ça en a l’air. Une phobie relativement commune : l’iatrophobie, la peur des médecins. Ou la gynéphobie, qui est la peur des femmes et dont souffrent, naturellement, seulement les hommes. Très répandue au Mexique, quoique déguisée de bien des manières différentes. Ce n’est pas un peu exagéré ? Pas du tout : presque tous les Mexicains ont peur des femmes. Je ne saurais pas quoi vous dire, dit Juan de Dios Martinez. Ensuite deux phobies qui sont dans le fond très romantiques : l’ombrophobie et la thalassophobie, qui sont, respectivement, la peur de la pluie et la peur de la mer. Et deux autres qui ont aussi quelque chose de romantique : l’anthrophobie, la peur des fleurs, et la dendrophobie, la peur des arbres. Certains Mexicains souffrent de gynéphobie, dit Juan de Dios Martinez, mais pas tous, ne soyez pas alarmiste. L’optophobie, qu’est-ce que vous croyez que c’est ? dit la directrice. Opto, opto, quelque chose en rapport avec les yeux, merde, phobie des yeux ? Pire encore : la peur d’ouvrir les yeux. Dans un sens figuré, ça répond à ce que vous venez de dire sur la gynéphobie. Dans un sens littéral, la phobie produit des troubles violents, des pertes de connaissance, des hallucinations visuelles et auditives, et un comportement en général agressif. Je connais, pas personnellement bien sûr, deux cas où le patient en est arrivé à l’automutilation. Il s’est arraché les yeux ? Avec les doigts, avec les ongles, dit la directrice. Incroyable, dit Juan de Dios Martinez. Ensuite, on a évidemment la pédophobie, la peur des enfants, et la balistophobie, la peur des balles. J’ai cette phobie, dit Juan de Dios Martinez. Oui, j’imagine qu’elle est de sens commun, dit la directrice. Une autre phobie, celle-ci en hausse, la tropophobie, qui consiste à avoir peur de changer de situation ou de lieu. Qui peut s’aggraver si la tropophobie devient agirophobie, la peur de la rue ou la peur de traverser les rues. N’oublions pas la chromophobie, qui est le fait d’avoir peur de certaines couleurs, ou la nyctophobie qui est la peur de la nuit, ou l’ergophobie qui consiste à avoir peur du travail. Une phobie très répandue est la décidophobie, la peur de prendre des décisions. Et une phobie qui commence tout juste à se répandre c’est l’anthropophobie, qui consiste à avoir peur des gens. Certains Indiens souffrent de manière très accusée de météophobie, de la peur des phénomènes météorologiques tels que le tonnerre, les éclairs, la foudre. Mais les pires phobies, d’après moi, sont la pantophobie, qui consiste à avoir peur de tout, et la phobophobie, qui consiste à avoir peur de ses propres peurs. Si vous deviez choisir de souffrir de l’une des deux phobies, laquelle choisiriez-vous ? La phobophobie, dit Juan de Dios Martinez. Ça a ses inconvénients, réfléchissez-y bien, dit la directrice. Entre avoir peur de tout et avoir peur de ma propre peur, je choisis la dernière, n’oubliez pas que je suis flic et que si j’avais peur de tout je ne pourrais pas travailler. Mais si vous avez peur de vos peurs, votre vie peut se transformer en une observation constante des peurs, et si celles-ci se déclenchent, ce qui se met en marche est un système qui s’autoalimente, une boucle dont vous n’échapperiez qu’à grand peine, dit la directrice. 28 juillet 2009D’autres vides se rencontrent, croisent, percutent complètent, c’est la vie. Je pourrais encore passer des jours et des jours, je crois, à citer 2666. Notre bon artisan écrit. Il est absorbé parce qu’il est en train de mettre en forme bien ou mal sur le papier. Sa femme, sans qu’il le sache, l’observe. En effet, c’est lui qui écrit. Mais si sa femme avait une vision aux rayons X, elle s’apercevrait qu’elle n’assiste pas réellement à un exercice de création littéraire, mais bien plutôt à une séance d’hypnose. A l’intérieur de l’homme qui est assis en train d’écrire il n’y a rien. Rien qui soit lui, je veux dire. Comme ce pauvre homme ferait mieux de se consacrer à la lecture. La lecture est plaisir et joie d’être vivant ou tristesse d’être vivant et surtout elle est connaissance et questions. L’écriture, en revanche, est d’ordinaire vide. Dans les entrailles de l’homme qui écrit il n’y a rien. Rien, je veux dire, que sa femme, à un moment puisse reconnaître. Il écrit sous la dictée. Son roman, ou son recueil de poèmes, convenables, très convenables, sortent, non par un exercice de style ou de volonté, comme le pauvre malheureux le crois, mais grâce à un exercice d’occultation. Il est nécessaire qu’il y ait beaucoup de livres, beaucoup de beaux sapins, pour qu’ils veillent du coin de l’œil le livre qui importe réellement, la foutue grotte de notre malheur, la fleur magique de l’hiver. 30 juillet 20091 Les soldes ont entraîné des pics de commandes, donc des pics d’expéditions, donc de livraisons, donc des retards accumulés, donc plus de problèmes de SAV, donc plus d’échanges à organiser, donc plus de retours à prévoir, donc plus de remboursements à demander, donc plus d’appels à gérer, donc plus de clavier frappé et de dossiers ouverts, fermés, mis entre parenthèses, donc plus retards intercalés entre les cas, donc plus d’appels à nouveau, plaintes, mails, messages, courriers, éclats de voix furieux, insultes, menaces, crises de nerf, automutilations, suicides, etc. La fin des soldes a brisé net la spirale, quand bien même les prix, eux, n’ont pas tellement changé. Depuis des jours : retards amassés éléphantesques, quasiment impossibles à rattraper en sous-effectif durant l’été. Parfois, je suis arrivé devant la porte close du bureau, car je n’ai pas la clé, avec l’envie de repartir aussi sec et d’oublier toutes ces lignes de données qui me réveillent la nuit (six heures trente du matin, yeux ouverts, paupières fermées, ce n’est pas vraiment le matin). Je compte à présent les jours, même si les piles de cas lentement se défont depuis hier, et ne regrette pas de ne jamais posséder le précieux sésame, faux porte-clé, qui m’ouvrirait enfin au quotidien les portes du bureau, du moins de celui-là. 2 Terminer 2666, encore une fois, me brise le cœur. J’aborde aujourd’hui les dernières lignes comme j’avais entamé les premières : dans la carcasse bouillante d’un train lancé direct entre un point A et un point B, bien qu’entre temps inversés l’un par rapport à l’autre. Je pourrais encore citer longtemps, je garde en réserve ces phrases qui me viennent pour une chronique future, sans doute dimanche. Je pourrais citer, citer et citer plus ou mieux : je pourrais tout reprendre. Le livre n’est plus dans le même état qu’aux premières pages découvertes : entre temps trois semaines, des milliers de kilomètres avalés, même si statiques au fond. Je prenais soin les premiers jours ne pas trop casser le livre, ne pas trop corner la couverture, plier les pages, forcer la colle, défaire la forme. Je tenais les pages du bout des doigts. Puis je l’ai attrapé, attrapé vraiment par les épaules et j’ai forcé ouvert les grands pectoraux, muscles trapèze et deltoïdes, et maintenant le livre est dans un état épouvantable, et les pages sont cornées, et la couverture rebiffe, et la crasse intérieure de mon sac s’est étalée sur la tranche, et certaines empreintes d’objets lâchés en orbite autour des pages ont mordu dedans. Je me suis fait à cette idée. Le long de ma lecture, le livre, avec moi, a éprouvé. Je n’aimerais pas l’idée qu’il puisse garder forme nette après milles pages parcourues, comme si rien ne s’était produit, comme si l’ombre des choses n’avait pas été vue, pesée. En revenant ce soir j’ai posé 2666 sur une étagère et dans dix, vingt, trente ans, au fil de mes lectures, il se décomposera progressivement et je serai heureux qu’il se défasse, s’affaisse, parallèle à moi-même. 3 Je repense aux heures, jours, minutes qui ont précédé il y a un peu plus de deux ans maintenant mon départ de St-Étienne et premier déménagement. J’y pense puisque hier, après le travail, j’ai pris un autre train d’une autre ligne pour une autre gare, autre destination ; y retrouver N., fraîchement installé dans le 77 et découverte de la ville dans laquelle il s’est posé et l’appartement dans lequel progressivement il emménage. Nous avons passé une bonne soirée, je crois, avons croisé, durant nos déambulations de centre ville, quantité de restaurants ou traiteurs asiatiques qui ressemblaient en tous point à ceux qu’on aurait pu trouver n’importe où ailleurs.
3 août 2009Quelques années après Les détectives sauvages, paraît posthume le dernier projet pharaonique de Roberto Bolaño : 2666, pavé au titre énigmatique de plus de milles pages, sorti en 2004 . Sa traduction française par Robert Amutio paraît en 2008 chez Christian Bourgois.
2666 reprend pratiquement Les détectives sauvages là où celui-ci se termine : dans le désert du Sonora, après boucle temporelle et astuce narrative qui permettait au récit de se mordre la queue et de ne jamais réellement se terminer. Comme Les détectives sauvages, 2666 est un roman polyphonique, un livre sur la chaos plutôt que sur le vide, sur la fugue et non la fuite. En un sens 2666 va au-delà des Détectives sauvages et le dépasse aussi dans la démesure. 2666 est composé de cinq parties distinctes qui pourraient chacune former un seul roman indépendant (choix qui était d’ailleurs celui de l’auteur avant sa mort, ses proches et son éditeur ayant finalement décidé de le sortir en une fois, par « respect de la valeur littéraire de l’œuvre »). La cohérence de l’ensemble est tapie dans l’ombre, en fond de page, comme un prétexte, qui s’affine au fur et à mesure de la progression du livre et qui ne prend véritablement son sens qu’en fin de parcours. Tous les évènements, lieux et personnages décrits dans ces cinq parties sont à la fois intimement liés et résolument indépendants. Tout n’est que hasard, carrefour et chaos entremêlés mais l’unité du livre n’est jamais un problème, toujours une évidence. Le parcours en lui-même est complètement démesuré, torrentiel, et Bolaño s’en explique lui-même par l’intermédiaire de son personnage Amalfitano (passage ici cité par Ignacio Echevarria dans sa postface), au sujet de ceux, par exemple, qui préfèrent Bartleby le scribe à Moby Dick : Quel triste paradoxe, pensa Amalfitano. Même les pharmaciens cultivés ne se risquent plus aux grandes œuvres, imparfaites, torrentielles, celles qui ouvrent des chemins dans l’inconnu. Ils choisissent les exercices parfaits des grands maîtres. Ou ce qui revient au même : ils veulent voir les grands maîtres dans des séances d’escrime d’entraînement, mais ne veulent rien savoir des vrais combats, où les grands maîtres luttent contre ça, ce ça qui nous terrifie tous, ce ça qui effraie et charge cornes baissées, et il y a du sang et des blessures mortelles et de la puanteur. L’arrière plan qui tapisse et structure le récit est sans aucun doute la violence : violence différemment déclinée au fil des années (comme Les détectives sauvages, 26666 se caractérise par une grande amplitude temporelle, le roman traçant des lignes narratives allers-retours entre les années trente et le début du vingt-et-unième siècle) mais finalement toujours présente. La seconde guerre mondiale est traversée mais ce sont surtout les affaires de femmes assassinées au Sonora qui font figure d’épicentre : celles-ci se propagent dans toutes les parties du livre. Des centaines de meurtres de femmes ont régulièrement lieu autour de Santa Teresa, Mexique : le voilà le cœur du livre (l’avant-dernière partie, qui est aussi la plus longue, s’intitule simplement « La partie des crimes »). Mais la violence n’est pas forcément le meurtre, c’est aussi la violence des comportements insoupçonnés, des déplacements et trajectoires entrecroisés et autres actes d’autodestruction purement gratuits (le mal d’une génération, hasard, époque ?). Tout le monde est concerné, tous les corps traversés au fil des pages sont, à un moment donné, victime ou instrument d’une violence abyssale qui se propage et recompose sans jamais se tarir. Là encore il y a du sang et des blessures mortelles et de la puanteur. Qu’est-ce qui se passe ? On étouffe, merde. Vous, vous vous défoulez comme vous pouvez. Moi, je tabasse ou je me laisse tabasser. Mais ce ne sont pas n’importe quels tabassages, des cassages de gueule apocalyptiques. Je vais vous raconter un secret. Parfois je sors le soir, et je vais dans des bars que vous ne pouvez même pas imaginer. Là, je joue l’efféminé. (...) Un mignon efféminé prétentieux, avec du fric, qui regarde tout le monde de haut. Alors arrive ce qui doit arriver. Deux ou trois brutes m’invitent à aller dehors. Et le tabassage commence. Je le sais, et je m’en fous. Parfois ce sont eux qui s’en tirent mal, surtout quand j’y vais avec mon pistolet. D’autres fois, c’est moi. Je m’en fous. J’ai besoin de ces saloperies de sorties. (...) Nous, les Mexicains, nous sommes pourris, vous le saviez ? Tous. Ici, pas un pour sauver l’autre. Du président de la République jusqu’à ce clown de subcomandante Marcos. Si j’étais le subcomandante Marcos, vous savez ce que je ferais ? Je lancerais une attaque avec toute mon armée contre une ville quelconque du Chiapas, à condition qu’elle ait une bonne garnison militaire. Et là, j’immolerais mes pauvres Indiens. Et ensuite, probablement, je m’en irais vivre à Miami. (...) Quels livres lisez-vous d’habitude ? Avant, je lisais de tout, professeur, et en grande quantité, aujourd’hui je ne lis que de la poésie. La poésie seule n’est pas contaminée, la poésie seule n’est pas dans le coup. Je ne sais pas si vous me comprenez professeur. La poésie seule, et encore pas toute, que ce soit clair, est un aliment sain et pas une merde. 2666 propose un parcours fragmenté, dont le ou les points de fuite sont inaccessibles, ou bien alors accessibles au-delà des dernières pages, ce qui revient au même. La course entamée au début du livre (la partie des critiques) mène à une quête, la quête de l’auteur-mystère qui s’est retiré du monde. Cette quête initiale conduit à une autre quête, qui conduit vers un ailleurs, qui conduit au cœur de tous les meurtres, qui conduit quelque part avant le reste. 2666 n’est pas un roman policier (par moments il en est un, mais souvent il devient autre chose), il n’apporte aucune réponse, car ce n’est jamais le but de l’auteur ni des différents personnages rencontrés (même les enquêteurs de la partie des crimes, au fond, ne cherchent pas vraiment de réponses), qui ne font que se pencher sur une faille abyssale creusée dans le sol et qui contemplent le vide, le chaos qui s’y enfonce, sans autre sens que ce qu’ils ont sous les yeux, c’est à dire pas grand chose. De ce point de vue, 2666 est un roman du désespoir et de la perte de repaires. Un peu plus tôt ou plus tard, il sera aussi roman comique ou bildungsroman doublé de récit de guerre. Parfois, il est également roman méta-réflexif ou bien roman du rien, ce qui n’est pas incompatible. Une fois les dernières pages refermées, 2666 devient surtout roman du tout et livre de toutes les totalités possibles. Haas dit : J’ai mené mon enquête. Il dit : On m’a balancé certaines choses. Il dit : Dans la prison, tout se sait. Il dit : Les amis des amis sont vos amis et ils racontent des choses. Il dit : Les amis des amis des amis couvrent un vaste rayon d’action et vous rendent des services. Personne ne rit. Chuy Pimentel continua à faire des photos. Sur celles-ci, on voit l’avocate qui a l’air sur le point de fondre en larmes. De colère. Les regards des journalistes sont des regards de reptiles : ils observent Haas, qui regarde les murs gris comme si l’érosion du ciment avait écrit son histoire. Le nom, dit l’un des journalistes, il le murmure mais c’est suffisamment audible pour tous. Haas cessa de fixer le mur et ses yeux se posèrent sur celui qui avait parlé. Au lieu de répondre directement, il explique une nouvelle fois son innocence dans l’assassinat d’Estrella Ruiz Sandoval. Je l’ai pas connue, dit-il. Ensuite il enfouit son visage dans ses mains. Une jeune fille jolie, dit-il. Si seulement j’avais pu la connaître. Il se sent pris de vertige. Il imagine une rue pleine de gens, au crépuscule, qui se vide harmonieusement, jusqu’à ce qu’il ne reste personne, rien qu’une voiture stationnée à un coin de rue. Ensuite la nuit tombe et Haas sent sur sa main les doigts de son avocate. Des doigts trop épais, des doigts trop courts. Le nom, dit un autre journaliste, sans le nom on n’avance pas du tout. Ce qui semble intéresser Bolaño, c’est la macro-structure, la vue panoramique au-dessus des choses, temporalités, personnes. L’écriture du chilien trace des trajectoires qui parfois se croisent ou se complètent et les personnages concernés suivent ces trajectoires au hasard des pages de son livre. L’écriture est parfois fragmentée (comme dans le passage ci-dessus où toute la scène est vue stroboscopique depuis les clichés saccadés d’un photographe) ou bien torrentielle (des pages et des pages de discours, de paroles en paroles, de digressions en digressions, parfois une seule phrase ininterrompue, simplement entrecoupée de greffons successifs qui s’engendrent les uns les autres et se complètent, généralement l’œuvre d’un seul personnage qui raconte en une réplique unique les aléas de son propre parcours à son interlocuteur, qui lui-même a possiblement fait le même type de récit, concernant sa propre expérience cette fois, quelques pages plus tôt ; mais toujours claire, précise, parfaitement aérée et superbement composée), le plus souvent allant de l’un vers l’autre en utilisant diverses variétés de couleurs et nuances comprises entre les deux extrêmes. Car 2666 comprend des centaines d’histoires parallèles, pas toujours nécessairement utiles à quoi que ce soit mais toujours indispensables à la trame générale du livre, donc des centaines de voix (personnages, narrateurs possibles) concernées, qui se rencontrent ou bien s’évitent ou bien se ratent par les plus aléatoires des circonstances. Le narrateur unique qui surplombe l’ensemble est pratiquement invisible, il n’apparaît qu’à de rares instants (Arturo Belano serait son nom), il reste dans l’ombre à organiser (orchestrer) le chaos, le vide et le hasard qui lui servent d’ingrédients majeurs pour la composition de sa performance. En 1920, Hans Reiter naquit. Il n’avait pas l’air d’un enfant mais d’une algue. Canetti et Borges je crois aussi, deux hommes si différents, dirent que de la même manière que la mer était le symbole ou le miroir des Anglais, la forêt était la métaphore où vivaient les Allemands. Hans Reiter resta en marge de cette règle dès sa naissance. Il n’aimait pas la terre et encore moins les forêts. Il n’aimait pas non plus la mer ou ce que le commun des mortels appelle la mer, et qui en réalité est seulement la superficie de la mer, les vagues hérissées par le vent qui peu à peu se sont transformées en une métaphore de défaite et de folie. Ce qu’il aimait, c’était le fond de la mer, cette autre terre, pleine de plaines qui n’étaient pas des plaines, de vallées qui n’étaient pas des vallées, et de précipices qui n’étaient pas des précipices. Comme toute grande œuvre, 2666 est aussi un livre qui prend pour sujet la littérature. Il y a Benno von Archimboldi, bien sûr, écrivain mythique et mystère qui ouvre et clôt le récit, accompagné d’une cour de critiques qui le poursuivent ici et là. Mais cette mise en abyme de l’auteur mis en parallèle de lui-même, écrivant dans l’ombre après avoir littéralement exploré toutes formes de chaos, n’est qu’une infime part de littérature que ce livre veut bien dévoiler. Pratiquement tous les genres sont embrassés, ingérés, recyclés et recomposés, comme dans de nombreuses odyssées, modernes ou non, qui ont successivement modelé un paysage littéraire, des fondations pour une mythologie de la littérature, année après année, siècle après siècle. 2666 propose une lutte inespérée d’organiser le hasard et le chaos, de lui donner forme humaine, tentative vouée à l’échec mais qui s’accomplit malgré tout dans une pirouette narrative, une de plus. Des plaines qui n’étaient pas des plaines, de vallées qui n’étaient pas des vallées et de précipices qui n’étaient pas des précipices : la métaphore semble prendre corps et fonctionner. D’autres chaos (j’ai pris Google à rebrousse-poil) : Contre feux N’importe quoi, dans le désordre 27 janvier 2010CYCLOCOSMIA III Blason : Invention & Observation : Illustrations : Tothématique : Pour plus d’infos sur la revue : le site officiel OU la chronique du volume I OU l’aperçu du volume II OU d’autres horizons. 13 février 2010
La gourmandise faite à Martha voudrait que ma main coure sur son dos couché, à niveau dans l’horizontal. La gourmandise faite à Martha voudrait que je me colle contre son corps, que j’en possède l’espace et en goûte l’essence. Y râle un peu, juste pour voir, dans le murmure et tout. La gourmandise faite à Martha devrait m’occuper l’esprit à la mesure d’une idée fixe, tatouée dans mon âme comme elle l’est si bien, elle, dans les draps. La gourmandise faite à Martha voudrait que je lui coule dans l’oreille les trois petits mots qu’elle m’a appris dans la nuit et qu’elle en sourie pour réponse, un frisson d’elle m’irait tout aussi bien. La gourmandise faite à Martha voudrait que je sois le plus heureux des hommes à la voir ainsi nue et arrondie sur mon lit, le drap en seule équivoque à moitié replié, abandonné, dans le haut de ses épaules à la manière de. La gourmandise faite à Martha voudrait que je lui plie les cheveux dans le cou, que je les verse dans le creux de la clavicule et des salières pour lui baiser la nuque. 14 février 2010Ensuite nous sommes entrés dans la salle et la salle s’est éteinte et sur le noir de la scène s’est affiché blanc le titre « 2666 de roberto bolaño » (sans majuscules) et comme prévu nous y étions.
2666, adaptation du roman de Roberto Bolaño par Alex Rigola et Pablo Ley proposé entre le 11 et le 14 février au MC93 de Bobigny dans le cadre du festival le Standard Idéal. L’image est saisissante : spectacle espagnol monté par un espagnol (Alex Rigola) en espagnol : nous fallait des surtitres. Les surtitres défilent, sommaires, en blanc sur noir au-dessus de la scène, surplombent les comédiens, les décors, les planches. Alors oui l’image est saisissante : le texte qui défile, traduction de ce qui est dit, c’est le texte de 2666 lui-même, celui de Bolaño, le texte du livre, et le texte est par dessus, il écrase le reste. Tout le reste.
Le spectacle est découpé en cinq parties : comme le livre. Comme le livre il commence par la partie des critiques, puis la partie d’Amalfitano, puis la partie de Fate, puis la partie des crimes, puis la partie d’Archimboldi. Comme le livre il suit la trame désorganisée du récit, truffé de digressions et de microfictions esquissées au fil des mots. Comme le livre il se mord le queue. Comme le livre, comme le livre, comme le livre. Très fidèle au texte il reprend, plan par plan, des fragments de récit chaotique. Trop fidèle au texte jamais il ne s’en écarte. Le 2666 d’Alex Rigola dure cinq heures. Sur ces cinq heures une heure d’entractes éparpillées. Donc le 2666 d’Alex Rigola dure quatre heures. Chaque partie dure entre trente et quarante-cinq minutes. Pour rappel, le roman-monde de Roberto Bolaño dans sa traduction française chez Christian Bourgois dure 1016 pages. Difficulté majeure : faire tenir ces 1016 pages dans quatre heures de scène. Toutes ces 1016 pages. L’intégralité de ces 1016 pages. La terrifiante totalité de ces 1016 pages. Alors Alex Rigola a essayé : heureusement que l’espagnol est une langue qui déferle. Permet au moins de gagner du temps.
La première partie commence bien : comme un colloque on nous présente Benno von Archimboldi, le fameux écrivain mystère que personne n’a jamais vu. Mais très vite le texte surgit. Celui qu’on n’interprète pas mais qu’on lit : lecture par cœur, lecture habillée d’un peu de scène, d’accord, mais lecture quand même. C’est une réflexion possible sur la narration : la narration emporte tout. Les personnages (et donc les comédiens) sont des voix au service du texte. Le texte n’est pas interprété, ni adapté, il est plaqué. Plaqué sur le noir de la scène. Il ne s’agit pas d’une adaptation d’un livre mais d’une transposition pure. Les quelques efforts scéniques notables (principalement utilisés pour la partie de Fate, sans doute la seule à être bien exploitée, peut-être aussi l’apothéose finale de la partie des crimes, même si terriblement grossière) : broutilles. Encore une fois s’effacent sous le texte. Rarement les comédiens décollent : ils traînent le texte comme un boulet. Paroxysme atteint pour la partie d’Archimboldi, la dernière, où la scène est vide, jamais habitée, où l’on mitraille une biographie accélérée complètement indigeste, comme si les yeux sur la montre, comme si la montre dans la tête, comme si tout absolument tout devait être dit, et dit vite, lu, et lu sans crochets, sans parenthèses, sans apocryphes. C’est aussi cette dernière partie plombante qui lâche un arrière goût terrible lorsque les lumières se rallument : nous partons, nous partons déjà, mais voilà bien une demi-heure au moins que nous n’y étions plus.
Je n’avais rien lu du spectacle avant de m’y rendre : ni critique, ni résumé, ni rien. Je voulais me plonger dedans sans savoir. Je pensais que devant l’immensité de la tâche le parti-pris serait d’aller droit au cœur du livre, en plein dans la partie des crimes, et de ne pas s’en écarter. Paradoxalement, le cœur du livre est aussi sur scène la partie la plus courte. Pour moi ce 2666 n’est pas une adaptation, c’est une lecture. Une lecture trop fidèle d’un livre démesuré. Et il n’est pas question ici de parler de « trahison de l’œuvre », justement, mais de crise de tétanie. 2666 est une pièce elle-même paralysée par l’ombre de 2666. Non pas une mauvaise pièce mais assez terne, et si j’ai pris grand plaisir à me replonger dans la langue de Bolaño, dans ses visions, dans ses corps, je regrette encore que l’adaptation n’ait pas été réalisée coûte que coûte, avec les tripes, quitte à déplaire, quitte à rater, quitte à n’avoir pas respecté son modèle1. ________________ 1La métaphore est celle d’un match de football, pas n’importe lequel, un match de coupe nécessairement, où un petit poucet affronte un ogre. Lorsque la plus petite équipe (division souvent inférieure) rate son match on dit souvent qu’elle est « paralysée par l’enjeu » ou qu’elle « respecte trop son adversaire ». Ça ne signifie pas nécessairement qu’elle a fait un mauvais match : elle aura simplement oublié de jouer. 19 mars 2010Ayant épuisé Bolaño au bord du chaos (c’est à dire au-delà de sa propre mort d’état civil), je reprends le Bolaño plus ancien, ancré au fond des pages, pour mieux pouvoir remonter le texte à coup de pagaie. La littérature nazie en Amérique, fausse anthologie d’écrivains fascites en Amérique (texte à lire à la lumière de l’article A la gauche de Bolaño, de François Monti paru dans le fameux Cyclocosmia III il y a quelques semaines), est un livre montagnes russes et lunatique. On tombe d’un portrait à un autre et les notices saccadent. Parfois (souvent ?), le texte est aussi très drôle, cf. ce qui suit.
23 mai 2010Vu N. hier, fait beau, un verre, parlé un peu des trucs qu’on s’est pas dits depuis trois mois qu’on s’est pas vus. Me demande comment avance Coup de tête, si tout est terminé, lui réponds que c’est en cours, qu’il ne devrait plus rester que trois ou quatre mois de travail avant de tout boucler. Ça fait trois ans qu’il reste plus que quelques mois de travail, je précise, alors points de suspension. Il m’explique aussi qu’il comprend rien aux trucs que je balance en ligne, si c’est vrai, si c’est pas vrai, prenant exemple entre autres mon récent passage aux urgences psychiatriques évoqué sur Twitter. Je lui réponds que je comprends pas, que rien n’est faux dans mes notes et que jamais je ne me permettrais de balancer de la fiction dans mon Journal. Qu’on se comprenne. J’ai une éthique. Qu’on puisse croire que c’est faux, vraiment, est une sorte de peur primaire en soit. D’ailleurs le Livre des peurs primaires est toujours en pleine expansion, qu’on se le dise, et signalons au passage la chronique récente de Christine Jeanney sur le sujet, merci pour son retour. Plus tard passage à la F.N.A.C. pour achat divers. Si nous étions momentanément transposé dans le Journal d’Andy Warhol je devrais écrire que achat de Nada et du Journal de Manchette, Le troisième reich de Bolaño et DVD Un jour sans fin & La belle personne = 95€. Larbaud pas encore terminé j’achète déjà un nouveau journal car c’est plus fort que moi : et la première page lue en rentrant dans le RER me donne raison : et Manchette n’a alors que 24 ans : dommage que la couverture soit abimée, m’en suis rendu compte après coup. Je reverrai sans doute N. prochainement. D’ici là retour prévu Sainté du 2 au 6 juin, dans deux semaines, billets payés ce jour.
Ce matin reprise Coup de tête partie 1, premier jour repris aux trois quart, je m’attaque maintenant au deuxième, le but premier étant de dynamiser (dynamiter) le dialogue qui sert à présenter le personnage de Nil. L’idéal, je me suis dit en mettant les mains dans le cambouis des mots, ce serait encore de ne faire parler Nil qu’au discours direct et le narrateur qu’au discours indirect & indirect libre mais ce n’est pas vraiment faisable et ce serait (trop) systématique. - T’es sourd ?, il me gueule. Je te dis que c’est le jeudi ! Est-ce qu’on est jeudi ? Etc. 8 décembre 2010Google Street View est un outil unique : permet notamment déambulation de jour dans ce qui est considéré ni plus ni moins que comme « la ville la plus dangereuse du monde », Ciudad Juárez au nord du Mexique. Ville qui a connu, de 1993 à nos jours, une vague de meurtres de femmes hallucinante. Les statistiques d’Amnesty International courent jusqu’en juin 2008 et chiffrent le nombre de ces meurtres à 1653, auxquels il faut ajouter environ 2000 disparues. Ces meurtres de femmes à Ciudad Juárez, Sergio González Rodríguez, journaliste et écrivain mexicain, les prend pour objet dans son livre Des os dans le désert paru en France aux éditions Passage du Nord-Ouest. Rappelons que Ciudad Juárez est également au cœur du chef d’œuvre posthume de Roberto Bolaño 2666, travestie dans la fiction en Santa Teresa. Sergio González Rodríguez y devient d’ailleurs un personnage à part entière, ce qui l’invite à déclarer qu’il aime considérer Des os dans le désert comme une « note de bas de page de 2666 ». En parallèle de ma lecture ces images, qui mettent des couleurs, un grain, de la poussière sur cette enquête terrifiante et fascinante en même temps, puisque le « Mal » s’y trouve. Ce billet est le premier volet d’une série qui en comportera au moins deux, peut-être trois.
11 décembre 2010Suite de la traversée de Ciudad Juárez via Des os dans le désert de Sergio González Rodríguez et Google Street View. Pour présentation de cette mini-série de photos & textes et le premier billet proposé cette semaine, retourner en arrière dans les archives du site.
14 décembre 2010Suite et fin de la traversée de Ciudad Juárez via Des os dans le désert de Sergio González Rodríguez et Google Street View. Pour présentation de cette mini-série de photos & textes et les deux premiers billets proposés ces derniers jours, retourner en arrière dans les archives du site.
10 juin 2011Peu importe la question, mes tripes me disent que oui. Je passe sans voir dans les couloirs du jour la masse des corps précipités. À peine de quoi apercevoir celle qui, aveugle, chante en play-back à même le sol, à ses côtés son chien guide qui incite à donner. Depuis que j’ai lu puis traduit Le chien du mariage je vois ces chiens d’un autre oeil. Depuis que j’ai pensé puis écrit Coup de tête j’éprouve surtout de la tendresse pour n’importe quel type amputé : lui par exemple. Échoué dans les tourniquets d’Auber, une jambe sous les coutures de son jean neuf en pointillés (et des béquilles entre les coudes et côtes). Je n’ai pas entendu ce que chantait cette femme. Mes airs internes faisaient some make you sing and some make you scream, faisaient not if I wrap myself in nylon, faisaient I’m gonna try to nullify my life, faisaient far back as I can tell. Le chien un Labrador couleur chair (Husky toujours manquant sur la surface de ma fenêtre), je suis rentré battu, oui mais mes tripes me disent que oui.
15 juin 2011J’attends avec plaisir l’instant où deux corps fixes dans l’ascenseur deux mètres carré à plus rien se dire après avoir épuisé tous les sujets de conversation, ceux sur le temps qu’il fait, je suis pas du genre à m’effrayer d’un de ces sales silences, même ceux qui durent des heures. En vérité, je suis déçu par Le troisième reich. J’ai mis mes pieds dans la terre chaude, celle qu’on appelle le sable, corné trois pages et puis basta, je m’en souviendrai (je pense) très peu. Et lorsqu’il me faut démonter intégralement le bras d’un automate de type V2244 pour y choper les petits os bioniques qui manquent à je ne sais quel client d’ailleurs je me repasse sous les paupières des litres de lettres anatomiques, divers schémas, histoire d’attraper la bonne pièce, de pas me tromper de cartilage. Tout ce que le mec au téléphone m’a dit : je veux un poignet. Faut préciser. J’opte pour le pisiforme. Et moi j’attends mon oeil.
27 avril 2012
V. me demande pourquoi je dis traduire entre guillemets traduire (je lui parle de l’Ulysse). Je crois que je me sens un peu entre deux. Je traduis pas correctement, of course, mais je ne pars jamais dans de l’invention pure. Alors reprendre l’image posée hier sur les copistes du Moyen-Âge : adapter autant qu’accompagner tel texte, franchir le dénivelé menant d’une langue à l’autre. D’où, aussi, la référence à Kathy Acker, qui dans son Don Quichotte (qu’il me faut vite relire) fait véritablement œuvre de copie (la pirate est un moine).
4 août 2012
Parler de Karoo sans adjectif. Surtout n’en faire aucune chronique, ni au sortir du texte, c’est-à-dire maintenant, ni plus tard. Aucune chronique m’a jamais fait comprendre, au juste, pourquoi j’ai jamais eu envie de relire Les détectives sauvages, Mantra et pourquoi ces lectures ont pesé. Pas important de savoir pourquoi je l’ai lu et d’où il vient, qui l’a écrit, publié. Traduit. L’Ulysse de Saul est Saul (et ce Saul est un Faust). Mais cette phrase est chronique. Me permet pas de me mettre au seuil de l’épiderme. Et chaque bouquin avec lequel je joue (le jeu), une fois terminé ou bien sur le point de presque l’être, oui, ça m’attriste d’en envisager, subir ou retranscrire l’image du point final (ce n’est donc pas crucial). Je m’en fous du nombre de pages (de quoi ?) ou de l’année de publication originale. Tout le contraire des bribes de phrases, celles restées là, celles comme « entre son dentier » ou les X occurrences du mot « baiser », ce en et hors contexte qu’importe. Sais plus au juste où j’ai écrit ces mots : « tout s’exhausse ». Un simple contrôle F du crâne me permettrait de retrouver mais m’abstiendrai. Et une « initiation à l’envers » c’est rien de moins qu’une initiation à l’endroit, mais ratée. Voilà Karoo. Et le fait est que, oui, tout s’exhausse : dans cet extrait ci-joint comme dans cette scène, partie 1, New York, où Saul va suivre le fantôme de son père, qui est aussi un calque de son fantôme futur, qui est aussi tortue. Ou à genoux devant celle (sa mère) dont il nous dit qu’elle l’est, mais quatre-vingt-dix fois (au moins) et entre parenthèses. C’est des détails. Saurai pas dire où est, quelle est la moelle. Au sortir du texte, c’est-à-dire maintenant, suis même incapable, sans reprendre lecture au hasard des chapitres, de dire juste si Karoo est écrit à la première, à la troisième personne ou quoi. M’en remettre aux mots ne m’aide pas : je sais dire ni pourquoi ni comment ni surtout j’ai aimé, trop pauvre, ni ce qui pèse ni quand. J’admets ma plus complète et sèche incapacité à dire et (soulagement) toute mon incompétence. |
↑ 1 Lapsus clavier : d’abord écrire langage public.