Roberto Bolaño



  • 180309

    18 mars 2009

    J’ai attaqué la partie livre-chorale des Détectives sauvages. Chacun s’exprime l’un après l’autre, suite de témoignages diffuse et désordonnée autour d’un dictaphone fictif qui prend la forme du livre. On suit la trace des personnages réal-viscéralistes du récit inaugural. Ici, Auxilio Lacouture raconte, entre autre, l’occupation de la faculté de philosophie et de lettres à Mexico, elle recluse dans les toilettes de l’université et, de l’autre côté des cloisons, des soldats violant l’autonomie du campus. On dit d’elle que c’est la mère de la poésie mexicaine, celle qui aime tous les jeunes poètes du D.F.

    Ensuite je me suis mise à penser à de belles choses. Combien de vers je savais par cœur ? Je me suis mise à réciter, à murmurer ceux dont je me souvenais et j’aurais aimé les noter, mais même si j’avais un Bic je n’avais pas de papier. Ensuite j’ai pensé tu es sotte, mais tu as le meilleur papier du monde à ta disposition. J’ai donc coupé du papier hygiénique et me suis mise à écrire. Ensuite je me suis endormie et j’ai rêvé, ah comme c’est drôle, de Juana de Ibarbourou, j’ai rêvé de son livre La rosa de los vientos, de 1930, et aussi de son premier livre, Las lenguas de diamante, quel joli titre, très beau, presque comme si c’était un livre d’avant-garde, un livre français écrit l’an dernier, mais Juana d’Amérique l’a publié en 1919, c’est-à-dire à l’âge de vingt-six ans, quelle femme intéressante ce devait être à cette époque, avec le monde entier à ses pieds, avec tous ces messieurs prêts à obéir élégamment à ses ordres (des messieurs qui n’existent plus, bien que Juana existe encore), avec tous ces poètes modernistes prêts à mourir pour la poésie, avant tant de regards, tant de compliments, tant d’amour. Ensuite je me suis réveillée. J’ai pensé : je suis le souvenir. C’est ce que j’ai pensé. Ensuite je me suis rendormie. Ensuite je me suis réveillée et pendant des heures, peut-être des jours, j’ai pleuré le temps perdu, mon enfance à Montevideo, les visages qui m’émeuvent encore (qui aujourd’hui m’émeuvent même plus qu’avant) et sur lesquels je préfère ne rien dire. Ensuite j’ai perdu le compte des jours que j’ai passée enfermée. De ma pauvre fenêtre je voyais des oiseaux, des arbres ou des branches qui s’élançaient de lieux invisibles, des arbustes rabougris, de l’herbe, des nuages, mais je ne voyais pas de gens, je n’entendais pas de bruits, j’ai perdu la notion du temps que j’ai passé enfermée. Ensuite j’ai mangé du papier hygiénique, peut-être en me rappelant Charlot, mais juste un petit morceau, je n’ai pas eu l’estomac d’en manger plus. Ensuite j’ai découvert que je n’avais plus faim. Ensuite j’ai pris le papier hygiénique sur lequel j’avais écrit, je l’ai jeté dans la cuvette et j’ai tiré la chasse. Le bruit de l’eau m’a fait sursauter et j’ai pensé alors que j’étais perdue. J’ai pensé : malgré toute mon astuce et tous mes sacrifices je suis perdue. J’ai pensé : quel acte poétique que détruire mes écrits. J’ai pensé : il aurait mieux valu que je les avale, maintenant que je suis perdue. J’ai pensé : la vanité de l’écriture, la vanité de la destruction. J’ai pensé : parce que j’ai écrit, j’ai résisté. J’ai pensé : parce que j’ai détruit l’écrit on va me découvrir, on va me frapper, on va me violer, on va me tuer. J’ai pensé : les deux faits sont liés, écrire et détruire, se cacher et être découverte. Ensuite je me suis assise sur le trône et j’ai fermé les yeux. Ensuite je me suis endormie. Ensuite je me suis réveillée. J’avais tout le corps noué de crampes.

    Roberto Bolaño, Les détectives sauvages, Christian Bourgois, trad : Roberto Amutio, P.278-279.

    Ajout du lendemain :

    Voici le six-cent-soixante-sixième billet de ce blog, ça ne s’invente pas.

  • 280309

    28 mars 2009

    Les détectives sauvages, c’est un roman typique du vingtième siècle en cela qu’il se projette (propage) dans le temps. L’épitaphe du haut de la page dit 1976-1996, il faut en réalité remonter aux années vingt plutôt (le poème de Cesárea Tinajero) pour avoir une idée de l’amplitude du temps traversé. Les détectives sauvages, c’est un roman fleuve, tentaculaire et kaléidoscopique ; autrement dit un livre du temps.

    J’ai choisi aujourd’hui deux passages, séparés dans le texte par plus de trois cent pages. Le personnage décrit s’appelle Ernesto San Epifanio. Le premier extrait date de 1975, mais les photos décrites peuvent remonter à une ou deux années plus tôt, puis 1977 pour le second, raconté en 1979. Quatre temps qui se traversent et s’enchevêtrent :

    la série de photos amoureuse (pornographique) > l’instant où Garcia Madero, alors narrateur, découvre les photos en compagnie de San Epifanio et d’Angélica Font > l’opération de San Epifanio et les jours qui suivent > l’opération de San Epifanio et les jours qui suivent raconté deux ans plus tard par Angélica Font au détective sauvage que peut être le lecteur.

    Il devait y avoir une cinquantaine ou une soixantaine de photos. Toutes avaient été prises au flash, et à l’intérieur d’une chambre, sûrement une chambre d’hôtel, sauf deux, où on voyait une rue nocturne, très mal éclairée, et une Mustang rouge avec quelques personnes à l’intérieur. Les visages de ceux qui étaient à l’intérieur de la voiture étaient flous. Les photos restantes montraient un jeune homme de seize ou dix-sept ans, mais il aurait aussi bien pu en avoir seulement quinze, blond, les cheveux courts, et une jeune fille peut-être plus âgée de deux ou trois ans que lui, et Ernesto San Epifanio. Il y avait sans doute une quatrième personne, celle qui prenait les photos, mais elle, on ne la voyait jamais. Les premières photos représentaient le jeune homme blond, habillé puis peu à peu moins habillé. A partir de la quinzième photo San Epifanio et la jeune fille apparaissaient. San Epifanio portait un veston long violet. La jeune fille, une élégante robe de soirée.

    (...)

    A peu près à la vingtième photo le jeune homme blond commençait à revêtir les habits de sa sœur. La jeune fille, qui n’était pas aussi blonde et était un peu enrobée, faisait des gestes obscènes à l’inconnu qui les photographiait. San Epifanio, au contraire, du moins pendant les premières photos, conservait son contrôle, souriant, mais sérieux, assis sur un fauteuil en skaï, ou sur le bord du lit. Tout cela n’était cependant qu’un mirage, parce qu’à partir de la trentième ou trente-cinquième photo San Epifanio se déshabillait aussi (son corps, aux jambes et aux bras longs, paraissait excessivement maigre, squelettique, beaucoup plus qu’il ne l’était réellement). Les photos suivantes montraient San Epifanio en train d’embrasser le cou de l’adolescent blond, ses lèvres, ses épaules, sa verge à demi dressée, sa verge dressée (une verge, soit dit en passant, remarquable chez un garçon à l’apparence si délicate), sous le regard toujours attentif de la sœur dont parfois on voyait le corps en entier et parfois seulement une partie de l’anatomie (un bras et demi, la main, quelques doigts, la moitié du visage), et même parfois l’ombre seule projetée sur le mur. Je dois avouer que je n’avais jamais vu de ma vie quelque chose de pareil. Personne, évidemment, ne m’avait averti du fait que San Epifanio était homosexuel. (Sauf Lupe, mais Lupe avait aussi dit que moi j’étais homosexuel.) Donc j’ai essayé de ne pas laisser transparaître mes sentiments (lesquels étaient, pour le moins, confus) et j’ai continué à regarder. Comme je le craignais, les photos suivantes montraient le lecteur de Brian Pattern en train d’enculer l’adolescent blond. Je me suis senti rougir et tout à coup je me suis rendu compte que je ne savais pas comment, de quelle manière j’allais pouvoir regarder les sœurs Font et San Epifanio quand j’aurais terminé de passer les photos en revue. Le visage du jeune homme enculé se tordait en une grimace que j’imaginais être de douleur et de plaisir mêlés. (Ou de théâtre, mais ça je l’ai pensé beaucoup plus tard.) Le visage de San Epifanio semblait s’affûter par moments, comme une lame de rasoir ou comme un couteau intensément éclairé.

    Roberto Bolaño, Les détectives sauvages, Christian Bourgois, trad : Roberto Amutio, P. 77-78
    Fin 1977 Ernesto San Epifanio a été admis à l’hôpital parce qu’on devait le trépaner et lui enlever un anévrisme du cerveau. Mais au bout d’une semaine on a dû l’ouvrir de nouveau parce qu’il semblait bien qu’on avait oublié quelque chose à l’intérieur de sa tête. Les espérances des médecins pour cette deuxième opération étaient minimes. Si on ne l’opérait pas il mourrait, si on l’opérait aussi, mais un peu moins. C’est ça que j’ai compris, et j’ai été la seule personne qui ait été avec lui tout le temps. Moi et sa mère, bien que d’une certaine manière sa mère ne compte pas, parce que ses visites quotidiennes à l’hôpital l’ont transformée en femme invisible : quand elle se montrait son calme était si grand que même si en vérité elle entrait dans la chambre et s’asseyait à côté du lit, dans le fond elle ne semblait pas franchir la porte, ou ne jamais finir de franchir ce seuil, silhouette minuscule encadrée par le vide blanc de la porte.

    (...)

    Aucun écrivain, aucun poète, aucun ancien amant n’est venu.

    (...)

    Quelques jours après on l’a déclaré guéri et il s’en est allé chez lui. Je n’y étais jamais allée, on se voyait toujours chez moi ou chez des amis. Mais à partir de ce moment j’ai commencé à lui rendre visite chez lui.

    (...)

    Un soir je suis arrivée chez lui et sa mère m’a reçue à la porte puis m’a emmenée jusqu’à sa chambre en proie à une agitation qu’au début j’ai attribué à une aggravation de l’état de santé de mon ami. Mais l’agitation maternelle était due au bonheur. Il est guéri, m’a-t-elle dit. Je n’ai pas compris ce qu’elle voulait dire, j’ai pensé qu’elle faisait allusion à la voix ou au fait qu’Ernesto pensait maintenant avec une plus grande clarté. De quoi il est guéri ? ai-je dit en essayant de lui faire lâcher mon bras. Elle a mis du temps à me dire ce qu’elle voulait, mais finalement elle n’a pas pu faire autrement. Ernesto n’est plus un pédé, mademoiselle, a-t-elle dit. Ernesto n’est plus quoi ? ai-je dit. A ce moment-là son père est entré dans la chambre et après nous avoir demandé ce que nous faisions fourrées là, il a déclaré que son fils était enfin guéri de l’homosexualité. Il ne l’a pas dit avec ces mots et moi j’ai préféré ne pas répondre ou poser d’autres questions et je suis sortie immédiatement de cette chambre horrible. J’ai eu pourtant le temps, avant d’entrer dans la chambre d’Ernesto, d’entendre la mère dire qu’à quelque chose malheur est bon.
    Évidemment, Ernesto a continué à être homosexuel même si des fois il ne se rappelait pas très bien en quoi ça consistait. La sexualité s’était transformée pour lui en quelque chose de lointain, qu’il savait doux ou émouvant, mais lointain. Un jour Juanito Davila m’a téléphoné et m’a dit qu’il s’en allait au nord, travailler, et m’a demandé que je transmette ses adieux à Ernesto de sa part parce qu’il n’avait pas le courage de les lui faire. A partir d’alors il n’y a plus eu d’amants dans sa vie. La voix a fini par changer un peu, pas suffisamment : il ne parlait pas, il ululait, gémissait, et en ces occasions, à l’exception de sa mère et de moi, tous les autres, son père et les voisins qui rendaient les interminables visites de rigueur, fuyaient loin de lui, ce qui dans le fond constituait un soulagement, à tel point qu’une fois j’en suis arrivée à penser qu’Ernesto ululait exprès, pour faire fuir tant d’atroce courtoisie.

    P. 398-401.

    Outre la question des regards entrecroisés sur laquelle il y aurait beaucoup à dire dans ses extraits (entre Garcia Madero, l’adolescent blond, sa soeur, Angélica Font, Ernesto San Epifanio, sa mère, son père et Juanito Davila, tout le monde se regarde, personne ne se voit) voilà sans doute la dimension du livre la plus cruelle : avec l’épaisseur du temps traversé et la multiplicité des regards impliqués, les personnages se laissent dégrader au fil des pages ; arrivé au bout il n’en reste souvent plus rien ou plus grand chose. Cet exemple est frappant pour un personnage somme toute mineur mais important (ils le sont tous, finalement) : ce premier passage esquisse San Epifanio dans un instantané du désir homosexuel. C’est son identité. Trois cent pages plus tard, cette identité vacille, s’éteint avec le personnage (« il est guéri »). Dans cette perte d’identité parallèle, il laisse aussi sa voix : il ne peux plus témoigner, lentement le personnage s’éteint. Entre temps, c’est bien une vie qui a eu le temps de couler. Noyé dans la masse de témoignages qui s’articulent, on ne prend pas garde, d’abord. Puis ces deux passages s’isolent du reste, on se rend simplement compte que le personnage s’est construit puis déconstruit le temps d’un livre entier pendant qu’on regardait ailleurs. A la fois fascinant – fascinant bien sûr – et terriblement dur à la lecture. Ces phénomènes d’échos au sein du livre sont fréquents : les témoignages se répondent, les voix parfois se contredisent, les personnages s’éteignent ou disparaissent. Tout ce qui commence en comédie doit bien finir un jour (non ?).

  • 310309

    31 mars 2009

    Comment (re)lire un livre après Les détectives sauvages ?

  • Roberto Bolaño , Les détectives sauvages

    13 avril 2009

    Comme Mantra lu précédemment, Les détectives sauvages est un livre pré-adoré, déjà apprécié avant lecture. Suffit de voir le titre, l’auteur, la couverture, la quatrième, quelques extraits, quelques autres et c’est bon, voilà, on sait précisément que cette littérature nous parle et nous bouleverse. Avant lecture, précisément. Les pages tournées, les mots lus, au fond, outre le plaisir de se perdre là-bas dedans, ce n’est qu’une simple formalité. On savait, ensuite on vérifie, on constate que oui, c’est de la bonne, très bonne littérature.

    detectivessauvages.jpg

    Le titre implique l’enquête, l’enquête sous-entend des protagonistes en mouvement, mouvement vers une vérité quelconque qui tenterait de leurs échapper. Les détectives sauvages, c’est un peu ça et en même temps pas vraiment. Les détectives sauvages, c’est une enquête qui tourne à vide et dont on ne sait pas toujours qui la conduit. Les protagonistes sont là, prêts à témoigner. Ils n’attendent qu’un micro tendu depuis le tumulte des années pour faire entendre leurs voix.

    Roberto Bolaño présente un récit en trois temps dont Rodrigo Fresán s’inspira sans doute pour composer la structure tentaculaire de Mantra : une première partie façon journal intime (1975), qui commence superbement comme suit :

    J’ai été cordialement invité à faire partie du réalisme viscéral. Évidemment, j’ai accepté. Il n’y a pas eu de cérémonie d’initiation. C’est mieux comme ça.

    Roberto Bolaño, Les détectives sauvages, Christian Bourgois, P.13

    La deuxième partie (les trois quarts du livre) rassemble entre 1976 et 1996 des dizaines de témoignages, les voix répertoriées sont celles de personnages plus ou moins secondaires, qui ont, à un moment donné, gravité autour de l’intrigue, autour de l’œil du cyclone réal-viscéraliste et de leurs deux meneurs, Ulises Lima et Arturo Belano. La troisième et dernière partie reprend le journal intime (1976) là où il s’était interrompu quelques centaines de pages plus tôt. Entre les deux extraits de carnets du narrateur Garcia Madero, des dizaines de vie ont eu le temps de s’écouler.

    Le livre est une double enquête dans le sillage de. Celui de Cesárea Tinajero, tout d’abord, mère présumée du mouvement réal-viscéraliste. Les détectives (sauvages) s’articulent autour de Lima et Belano, fascinés par la disparition de cette artiste sans œuvre (voir la réédition chez Verticales de l’essai de Jean-Yves Jouannais ce mois-ci, nous auront l’occasion d’en reparler), peut-être ou peut-être pas réelle. Les figures fuyantes s’inversent par la suite, puisqu’elles sont celles, suiveuses, de Belano et Lima. Ils apparaissent aux carrefours des différents témoignages (deuxième partie) mais ne parlent jamais de leurs voix propres. Leurs discours, tous comme leurs images, actions et mouvements, sont rapportés, indirects. L’enquêteur reste dans l’ombre, hors champ, de l’autre côté du micro, sur le revers de la bande dictaphone, il mène le jeu depuis la surface des pages imprimées.

    L’enquête pousse pourtant vers l’absence de mouvement, la fuite ensablée, le vide le plus pur. Belano et Lima sont des poètes sans plume, au fond ils n’écrivent pas. C’est dans leurs vies propres que doivent s’incarner ces idéaux qu’on ne peut (ou qu’on ne parvient pas à) fixer sur papier. Le dénominateur commun de cette affaire, c’est bien le vide qui articule tout : une fuite inexistante, un mouvement vers le rien, une pure et simple disparition soudaine (cf. le passage au Nicaragua). Le réalisme viscéral, en tant que mouvement littéraire, l’illustre parfaitement : au fond personne ne sait ce que ça peut bien être, personne ne creuse rien pour le définir, personne n’écrit pour le porter. Personne n’écrit. Ne reste plus que la vie comme on arrive à la vivre, en boitant. L’exemple le plus représentatif est sans doute ce passage absurde de duel à l’épée sur la plage : Belano y provoque un journaliste pour une critique sur son livre qu’il n’a non pas écrite mais qu’il pourrait écrire. Vu comme ça, cette vie d’artiste-sans-œuvre peut apparaître comme une plaisanterie qu’on manque et qu’on ne comprend pas.

    Le temps d’une seconde de lucidité j’ai eu la certitude que nous étions devenu fous. Mais cette seconde de lucidité a été dépassée par une superseconde de superlucidité (si vous me permettez l’expression) pendant laquelle j’ai pensé que cette scène était le résultat logique de nos vies absurdes. Ce n’était pas un châtiment mais un pli qui s’ouvrait soudain pour que nous nous voyions dans notre humanité commune. Ce n’était pas la constatation de notre oiseuse culpabilité mais la marque de notre miraculeuse et inutile innocence. Mais ce n’est pas ça. Ce n’est pas ça. Nous étions immobiles et eux étaient en mouvement et le sable de la plage bougeait, moins à cause du vent que de ce qu’ils faisaient et de ce que nous faisions, c’est-à-dire rien, c’est-à-dire regarder, et tout ensemble c’était le pli, la seconde de superlucidité. Ensuite rien.

    P.693

    Récit polyphonique sur le chaos et le temps (rappelons la déchéance brutale d’Ernesto San Epifanio), Les détectives sauvages, c’est aussi, sans doute, le récit de la sécheresse et du dégout. Sécheresse de fuites arides incontrôlées, d’abord (où qu’on aille on se perd, qu’il s’agisse du désert de Sonora, d’Israël, du Nicaragua ou de l’Afrique), puis sécheresse des échecs renouvelés à se perdre pour de bon : le monde n’est pas (encore) assez vaste pour qu’on puisse y disparaître convenablement. Dégout d’une réalité trop pauvre, qui ne permet pas l’accomplissement des mouvements hors normes (le réalisme viscéral), qui ne permet pas (plus) l’initiation telle qu’on a pu la connaître dans les fictions passées. Dégout du fantôme de son identité, sans doute, également, incarné sec par la carcasse du chilien Arturo Belano, double flagrant de Roberto Bolaño dans la fiction : il apparaît tantôt maigre, insignifiant, impuissant et nécrosé. Un coup de vent pourrait suffire à l’emporter définitivement hors champ, sa silhouette s’accroche pourtant toujours dans l’entre-deux de cette brise là.

    Tout ce qui commence en comédie s’achève en tragédie.
    Tout ce qui commence en comédie s’achève en tragicomédie.
    Tout ce qui commence en comédie s’achève indéfectiblement en comédie.
    Tout ce qui commence en comédie s’achève en exercice cryptographique.
    Tout ce qui commence en comédie finit en film de terreur.
    Ce qui commence en comédie s’achève en marche triomphale, non ?
    Tout ce qui commence en comédie indéfectiblement s’achève en mystère.
    Tout ce qui commence en comédie s’achève comme un répons dans le vide.
    Tout ce qui commence en comédie finit comme monologue comique, mais nous ne rions plus.
    P. 696 – 719

    Puis le livre se termine, on serait franchement tenté de le reprendre à zéro tant on ignore comment faire pour apprendre à (re)lire autre chose. Voyage dans le chaos démultiplié, fuite dans le temps et le sillage d’autres fuyards, c’est sans cesse la même odyssée qui se perpétue. On oscille sans savoir entre le tout et le rien. Reste pourtant le souvenir des visages apparus au fil des pages : ils ont la peau palpable, ils seraient presque là. Un peu avant, le livre s’achève sur une question sans réponse : « Qu’est-ce qu’il y a derrière la fenêtre ? »

    Points de fuites sauvages :

    Ici et pour d’autres extraits cités en internet et

     
    Le Matricule des Anges


     Chronicart

     Peau neuve

     Dernière marge

  • 180509

    18 mai 2009

    Comme le signalait déjà g@rp il y a plusieurs semaines, et comme le faisait remarquer X. par l’intermédiaire d’un commentaire sauvage à peu près à la même époque, le numéro deux de la revue Cyclocosmia (dont le premier numéro avait été décortiqué ici-même l’automne dernier) s’apprête à paraître. Le site officiel pour l’occasion s’actualise, je vous y renvoie pour plus d’informations sur cette revue. Prévu pour sortir le 9 juin prochain, le sommaire du numéro est le suivant (quelque part, paraît-il, mon nom s’y trouve) :

    CYCLOCOSMIA II

     totem : condylura cristata

     mots-clefs : bulle, étoile, nourriture

     dossier : José Lezama Lima

     parution : 9 juin 2009

     125 x 202 mm - 208 pages - 22 euros

     ISBN : 978-2-9528908-9-2

    cyclocosmia2.jpg

    Blason :

     José Lezama Lima : "Le Cours Delphique" (inédit)

    Invention :

     garp : "Entre les deux"

     David Schnee : "Poésie 26"

     Emmanuel Bourdaud : "Dans la poussière"

     Guillaume Vissac : "Melliphage"

     David Gondar : "L’Arrastre"

     Emilie Notéris : "Moleskin Weapon"

     Eric Schwald : "L’Auditorium"

     Alain Giorgetti : "Apologie d’une star de la faim"

     Julien Frantz : "Emmett Grogan, digger with attitude" (essai)

    Observation :

     William Navarrete : "José Lezama Lima - Un étrusque, un être anachronique - Hors du commun"

     Antonio Werli : "José Lezama Lima - Repères chronologiques, bibliographie sélective"

     Olivier Renault : "Lezama Lima - La foi dans l’encre"

     Julien Frantz : "Hétérogenèse de l’image - Absence, distance et différence dans la poétique de Lezama Lima"

     Pacôme Thiellement : "L’objectif ultime de la littérature"

      José Lezama Lima : "Nouveau Mallarmé" (inédit)

     Pedro Babel : "Lezama Lima, le "Proust" des caraïbes ? - Jeux de miroirs transatlantiques"

     David Gondar : "Bestiaire pour une décapitation - Du jeu de mains au "je" de vilains"

     Benito Pelegrin : "Miroir, double, homologue et homosexualité dans Oppiano Licario de José Lezama Lima"

     Armando Valdés Zamora : "Le corps écrit de José Lezama Lima"

     Ivan Gonzalez Cruz : "Lezama ou l’invité de pierre"

     Enrique del Risco : "Lezama : le calamar et son encre"

    Illustrations :

     Bertrand Secret : "Extrospections"

      José Lezama Lima : "dessins" (inédits)

    Tothématique :

     Julien Frantz & Antonio Werli

    (Je m’excuse platement auprès de garp, chez qui j’ai volé tous les liens menant vers tous les participants au sommaire, mais la galaxie était déjà toute reliée chez lui, je l’ai donc reproduite ici-même histoire de tisser quelque chose.)

    Le prix de cette (belle) revue est fixé à 22 euros. Pour vous la procurer, voyez de ce côté par l’intermédiaire du site officiel.

    Vous trouverez également sur le site de Cyclocosmia les présentations pour les futurs numéro 3 et 4, respectivement prévus pour paraître à l’automne 2009 et au printemps 2010. Du beau monde en perspective : Roberto Bolaño et Antoine Volodine. En attendant ces deux là, vous l’aurez sans doute compris, c’est José Lezama Lima qui est à l’honneur avec le numéro 2.

  • Daniel Sada, L’odyssée barbare

    21 mai 2009

    L’odyssée barbare n’est pas un livre, ou ne devrait pas en être un. J’imagine ma propre version de L’odyssée barbare, polyèdre en bois massif de quatorze faces plus une ou seize faces moins une (les quinze « périodes » qui s’articulent dans le récit ne sont pas pratiques pour une mise en volume de l’objet, forcément barbare), de taille variable et évolutive en fonction des périodes (justement) rencontrées, probablement en braille pour déchiffrer sans lire, certainement rangeable dans la poche ou n’importe où ailleurs. Il n’y aurait pas de sens de lecture, sinon l’aléatoire des faces et formes rencontrées, sachant bien sûr que chacune d’entre elles pourrait être intervertie avec une autre et que chacune des phrases déchiffrées sous l’index pourrait déclencher un mécanisme dissimulé sous le bois pour basculer vers une autre face, une autre période, une autre époque, une autre phrase. Cet objet, barbare, forcément, serait de forme étoilée sans doute, façon dodécaèdre étoilé, petit ou grand peu importe puisque, comme on l’a vu, la taille serait variable. On parle du livre électronique : foutaise, l’avenir est dans le polyèdre magique en teck, c’est moi qui vous le dis !

    odysseebarbare.gif

    Sauf que L’odyssée barbare est un livre, un vrai, et là les problèmes commencent.

    Le récit démarre avec l’arrivée à Remadrín, petit village mexicain, d’une caravane des morts trainant derrière elle rumeurs et poussière mêlées. Trinidad est ici notre Léopold Bloom, donc notre Ulysse, mais en plus fainéant. Parmi ces morts que l’on amène au village pour identification des corps, se trouvent peut-être ses deux fils, opposants politiques lors des dernières élections (pour lesquelles on a volé des urnes et trafiqué les scrutins, mais ça c’est une autre histoire). Trinidad, malgré les injonctions de sa femme, n’y va pas, reste chez lui, fait la sieste. Voilà donc notre (faux) Ulysse.

    Le début semble se mettre en place plutôt normalement. Puis, de ce point de départ improvisé, naissent les digressions : passées les quelques pages qui suivent, le récit rompt complètement toute notion de chronologie et d’espace. Les périodes puis les chapitres se succèdent, saccades ou logorrhées en fonction de, comme un puzzle désordonné : les pièces non seulement sont mélangées, mais probablement qu’il en manque quelques unes également. Le but du jeu de la lecture sera alors de rétablir un équilibre, un ordre salutaire, dans ce chaos littéraire certain. Le narrateur lui-même, créature hybride dont on ignore l’identité, s’amuse à détourner le lecteur de son sens de lecture quand il le souhaite, ou bien le cale arbitrairement sur les bons rails lorsqu’il sent que c’est nécessaire. Pour pouvoir avancer décomplexé dans cette jungle parfois hostile, il faut accepter au préalable de se laisser guider, de n’avoir plus le moindre contrôle sur les environnements alentour, de n’être pas le décideur dans cette odyssée là. Telles sont les règles du jeu. Pour trouver plaisir dans cette galère, il faut les accepter. En guise d’exemple, cet intermède savoureux durant la conférence de presse qui présente les « volontaires » s’étant chargé de récupérer les cadavres et de nettoyer la zone où ceux-ci ont été exécutés, où le narrateur invite le lecteur à relier les questions/réponses échangées entre deux micros (cf. l’article éclairé chez Bartleby).

    Au fond, dans ce livre, rien n’est réel, rien n’est chronologique. Les évènements se succèdent dans une amplitude de dix ou vingt ans. Les personnages rajeunissent, retrouvent leur âge la page suivante, les suicides se défont et les meurtres se répètent. Les rêves sont décalquées à même la page, ce qui n’arrive pas prend la même veine que ce qui (probablement) se produit. Le sens du mot événement vacille. Le ton du narrateur complique (pimente) tout. Les digressions bousculent l’équilibre de la lecture (au fond parce que l’équilibre de l’univers magique dépeint ici, à la fois très sûr et perpétuellement en proie à l’instabilité, ne tient pas vraiment), la lecture force le sens des évènements relatés. Cette odyssée là n’est pas un parcours mais un labyrinthe (labyrinthe spatial et temporel, tant qu’à faire) à l’intérieur duquel on ne peut pas vraiment se retrouver : la seule issue possible, à en croire la progression de l’intrigue, semble être, non pas la fuite (celle du couple central Trinidad & Cecilia), mais la désolation : destin qui attend Remadrín, en proie aux bourrasques poussiéreuses et aux fantômes, comme ces villes désertées du Farwest dans leur représentation western (la référence au Western est exploitée par le texte, déformée par le texte, voir pour cela l’extrait ci-dessous). Une odyssée tronquée, somme toute, plus proche de Don Quichotte que d’Homère.

     Pour que tu arrêtes une bonne fois de me casser les pieds, je vais te dire quelque chose qui, je l’espère, te plaira beaucoup : si tu ne me donnes pas le pistolet, je renonce à être ton assistant et je fiche le camp d’ici.

     Tu ne peux pas me faire ça !

     Eh bien tu es prévenu et je le fais si tu ne me donnes pas le pistolet.

     Tu ne partiras pas, parce que sinon ici même je te colle une balle dans la peau. Tu comprends ?

     Tue-moi, si c’est ce que tu veux ! Tu vois maintenant pourquoi je t’ai demandé le pistolet il y a un instant ? Bon, je m’en vais... il n’y a rien à faire...

     Ne pars pas... ne fais pas l’idiot !

     Je m’en vais ! Je ne changerai pas d’avis... mais je partirai ni en courant ni en criant... Je ne le ferai pas, ne t’inquiète pas... En plus, personne ne saura rien de ton crime de bravache. Aussi, fais ce que tu dois... Je pense que tu auras tout le temps de me tirer dans le dos.
    Conrado se dirigea vers la lumière qui agonisait derrière les collines de l’ouest. Résignation qui, cependant, sonnait pas à pas comme un défi lancé à la ligne séparant subtilement la vie qui s’enfuit et la mort qui, attendant de pied ferme, voudrait tout dévorer, ou aussi fragilité superflue : de plus en plus vers cette fameuse ligne critique qui, si elle ne se brisait pas, devrait être une incitation à vagabonder frénétiquement – et Conrado était déjà en chemin- à travers les villages et les hameaux de l’État de Capila ; vagabonder, s’égarer et devenir authentique héroïcité laborieusement fidèle au dessein des nuages. Mais la rupture funeste ?
    Sans se lever, Egren sortit de la mallette le pistolet et le pointa en tremblant sur la nuque de Conrado. La lumière, le jeu de ses lames tranchantes, soir ou forme en perspective, et par conséquent l’angle de visée décentrée du tueur qui pensait, indécis – à présent comme un poids qui s’estompait – aux papiers en rouleau : les prendre à sa victime pour ensuite découvrir quoi ? Quelque chose d’insolite ?
    Tremblement stupide de la main brandissant le pistolet pointé vers une nuque qui ne se dérobait pas, et une gâchette non plus. Nuque, dos : une seule balle, parce que deux seraient une erreur. Gâchis, plus orgueil ou honneur bafoués, d’autant plus que c’est lui qui devrait compléter son plan après s’être délivré d’un traître qui – pourquoi ne l’avait-il pas prévu ? - ne valait pas une cacahuète.
    Cependant, la nuque se faisait de plus en plus imprécise, petite et floue.

    Daniel Sada, L’odyssée barbare, Passage du Nord-Ouest, trad : Claude Fell, P.563-564.

    Qui peut-on sauver de cette odyssée là ? Personne, probablement. Aucun personnage réellement ne se dégage de l’intrigue comme éminemment positifs. Aucun ne semble échapper à cette rage de lâcheté qui s’abat sur ces paysages. Toutes les situations qui se présentent dans ce livre peuvent en réalité être décortiquées comme autant de parodies en puissance, ou satires décomplexées. Dans ce pays qui « adore le mensonge » (nous dit la quatrième de couverture, qui dit toujours ce qu’il faut dire, rappelons-le), Daniel Sada présente les effets directs de la corruption et de la nécrose du pouvoir telle qu’elles se perpétuent depuis des années, sans distinction de régimes ni de couleurs politiques. Le mensonge tel qu’on aime l’entendre et se le raconter (le mensonge de la fiction, à voir chez Cecilia, Emma Bovary des feuilletons radiophoniques, mais également mensonge de masse, gouvernemental, relayé par une presse soumise et une opposition paresseuse puisque intéressée) se propage de bouche en bouche, de main en main, il tourbillonne effleuré sur la page, mais au bout du mouvement c’est un cyclone qui déferle. Le mensonge, certes, mais aussi la lâcheté, trait de caractère qui semble embrasser tous les personnages de l’intrigue, du plus gras (la classe politique, le maire de Remadrín, le gouverneur Pío Bermúdez) au plus insignifiant (les exemples seraient nombreux !). Dans ces conditions, le moindre événement est une farce, la moindre scène une parodie (relire, pour cela, l’extrait cité quelques lignes plus haut, un duel type farwest où personne ne tire, d’autres exemples pourraient être cités, comme cette manie chez les gouvernants de résoudre le moindre problème par le meurtre, comme la déclaration d’amour pathétique de Venulo pour Cecilia, etc.). L’humour est d’ailleurs omniprésent : le narrateur, comique des parenthèses et des entre-tirets, en est le chef d’orchestre et le lecteur son complice.

    Tout fait monstrueux s’étend en un magma fascinant. Il présuppose de la douleur, postule du sang et de l’angoisse, une amplitude ignoble et un effort grotesque. C’est ainsi que Pío Bermúdez s’imagina l’exécution dans un lieu désert du maire de Remadrín et de son épouse : la séquelle d’un ralenti, car il ne s’agissait pas de les cribler de balles en deux temps trois mouvements mais de... Il fallait les blesser à une jambe, pour qu’ils boitent, qu’ils se traînent. La rafale finale surviendrait dès que leurs plaintes se seraient répercutées alentour : peut-être : une chose : si elles portaient au loin, le moins possible tonitruantes ou alarmantes de sorte que leur retentissement (plus ou moins)... L’endroit importait-il ? Un avis modeste sur le sujet avait été insinué pour une mise à mort dans les règles et... Quand à nouveau l’informateur établit le contact avec : allons donc ! il reçut l’ordre de tuer (avec un luxe de détails à de celui qui, batifolant de contentement, dit qu’une fois les époux morts on devait les brûler sur place avec de l’essence jusqu’à les réduire en cendres, on retiendra l’image : de la cendre d’une flambée. Les détails dont il se pourléchait concernant d’autres ordres plus anodins, mais très importants, furent légion : des troupes devaient surveiller les alentours pour la circonstance : répartition concertée, et autres futilités. Accords pertinents. Cela dit, un doute ne devait jamais durer plus d’une heure : c’était là une règle intangible auto-imposée par Pío Bermúdez, pour ne pas s’emmêler les pieds et finalement se repentir. Après cet éclaircissement, on pouvait passer à autre chose. Dernière instruction : une fois le sinistre consommé, l’informateur en question devait à nouveau appeler pour dire simplement : « Tout est réglé ! »

    P.648-649.

    L’odyssée barbare maquille la langue, joue avec elle. Sada se permet des écarts de syntaxe au risque de perdre définitivement la compréhension du texte, il articule des néologismes à rallonge et autres créations verbales audacieuses (lire l’article de Bartelby pour plus d’exemples à ce sujet). Idem pour les quelques déformations de prononciation qui trouvent leur place entre les lèvres de certains personnages (accent, bégaiement, bouche pleine, etc.) : tout ici nous ramène vers l’oralité d’un conte que l’on pourrait se perpétuer de bouche à oreille depuis plusieurs générations (oralité que l’on retrouve également dans cet art de la digression et du commentaire perpétuel avec mise en haleine et titillement du spectateur à chaque rebondissement, attendu ou non). Une langue parlée qui va de pair avec une relative simplicité du propos : ici la littérature ne se prend pas en objet, rares sont d’ailleurs les références littéraires dans ce livre. Daniel Sada raconte une histoire, une fiction, par l’intermédiaire de dizaines, centaines de micro-histoires enchâssées les unes dans les autres. La littérature y est pratiquement absente, d’autant plus que cette histoire nous est murmurée, exclamée, déclamée, détraquée, harassée, violentée, gueulée depuis la place du village opposée, égosillée depuis les collines et déformée par les échos (d’où les quelques écarts de sens et autres approximations narratives) ; bref, racontée, tout simplement.

    L’odyssée barbare est un livre compliqué, qui exige beaucoup du lecteur. Ne pas se perdre au sein de ces sept cent pages d’une lourde densité (douleurs dans les poignets, épaule contre vitre froide dans le RER, lecture marquante sur les genoux quand on s’y appuie) est un challenge en soi. Daniel Sada (« le plus baroque d’entre nous », dixit Roberto Bolaño) y déverse une énergie folle que l’on peine à maîtriser à la lecture. Il y a pourtant entre ces pages cette fascination vers le risque, vers la crasse, vers la poussière qu’on inhale et les saloperies qu’on subit (sens propre, sens figuré). Voyage au bout de la nuit était en soi une destination physiquement éprouvante, L’odyssée barbare se plonge dans ce type de douleur : le plaisir est aussi masochiste. Le chef d’œuvre que l’on découvre au fil de ces « périodes » est immense mais incomplet : tant de ruines enterrées dans un sol trop meuble qu’on n’a pas pu creuser. Démesure et frustration mêlées : qui sait si, au bout de cinq, dix, quinze lectures, on aura épuisé ce mythe là ? Qui sait si ce sera seulement possible ? Mais faudra bien (me souffle-t-on), faudra bien essayer d’aller voir, d’y retourner. Ce livre là, tellement exigeant avec son lecteur, qu’il l’invoque à tout reprendre une fois la dernière page refermée. Faudra, faudra bien...

    D’autres odyssées :

    Bartleby les yeux ouverts
    Fric-Frac Club
    g@rp #1, #2, #3, #4 et #5
    Dernières marges #1, #2 et #3
    Ici même, deux extraits déjà cités ces dernières semaines : #1 et #2

  • 060709

    6 juillet 2009

    Ma dernière crise de somnambulisme

    Je n’y aurais pas pensé moi-même si H. n’avait pas formulé la chose en toutes lettres entre deux retards de voies et changements de quai. Il a dit : quand j’étais somnambule, etc.


    dure depuis des jours maintenant, ça se répand cyclique dans l’arrière tête depuis les premières grosses chaleurs je crois. Jour après jour je continue de forger sans âme, comme un somnolent. Plus de cornées, semelles, plus d’émotion. Je traverse fantôme une à une les escales de mon calendrier. Plus que dix, neuf, huit, etc. Je compte à rebours pour le geste, je suis là sans y être, je reste en surface sur le filtre additionnel. J’attends là que tout se recompose.

    Une vie aveugle où tout était clair comme de l’eau. (Roberto Bolaño, 2666, Christian Bourgois, trad : Robert Amutio, P.211).

    En bas de l’immeuble les marteaux-piqueurs déchaînés pilonnent : les vibrations remontent la pierre jusqu’à l’occiput. Je presse fort index gauche le clapet fictif du tympan, me concentre sur l’oreille droite et le casque-oreillette sous le lobe. Oui monsieur, non madame, oui, bien, non, c’est à dire que, je fais mon possible pour, je vous appelle dès que j’en sais plus sur. Mais au fond je ne comprends pas ce qu’ils me disent. Je jongle avec les chiffres qu’ils me soufflent et me répètent : liquide binaire qui se répand sur mon écran sous forme de un un un zéro un un zéro zéro un zéro zéro zéro. Puis la vérification d’usage : les numéros de carte bancaire sont rejetés par la plateforme, les numéros de téléphone sonnent dans le vide, les adresse e-mail répondent des accusés mauvaise réception. Des fautes de frappe. L’oreille ailleurs. Je hoche la tête devant l’écran mais n’écoute pas. Ah oui, ah bon, puis on verra. Je touche du poing l’écran Dell devant moi : allumé tout le week-end, il est bouillant. Bientôt mes phalanges disparaitront une à une à l’intérieur, qui sait ce qui se découvrira de l’autre côté ?

    Il est difficile dans ces situations de prendre l’ordre chronologique comme point de repère. Dans un tel état de somnolence décalée, tout n’est que fait plus fait plus fait plus fait. Addition-succession, sauvegardes éparpillées. Divers éléments (évènements) ensemble agglomérés peuvent faire sens mais jamais pareil, toujours bis, ter et parallèle. Le fait, par exemple, qu’aucun digicode ne se soit ouvert sous mes doigts de sept heures ce matin jusqu’à dix-neuf heures ce soir ne prouve rien. Entre ces deux extrémités pourtant, des kilomètres de chiffres m’ont fuient encore, j’ai noté les numéros de pages de 2666 à l’envers (112 pour 211, 491 pour 114), j’ai travesti des numéros clients, intervertis des numéros CB. Ce ne sont que des faits, je les traverse.

    Je me suis dit défais-toi de ce pseudo là, prends un pseudo de femme en parallèle, prends-en plusieurs. Je prendrais celui de V. ou de X. et ferais croire dans mon journal que ce nom là est un autre de mes avatars médians. Je lui dirais : maintenant attendre les premiers articles

    redeye.png

    et premières études comparatives de style qui nous confondront tous les deux et défendront notre fiction. On nous prendra pour des cons et des lâches, d’accord, mais d’ici là qu’est-ce qu’on aura vendu !

    E. m’appelle en absence ce midi mais je ne décroche pas. Je regarde vibrer son 06 quelque chose en mâchant mon sandwich mousse de canard. Je n’ai pas le temps, je lui dis, de faire semblant de décrocher, je rappellerai bientôt-indéterminé.

    Le siège de devant : je ne vois que sa nuque. Ça pourrait être un croquis, un de plus. Mais je ne vois que sa nuque, le reste ne se dévoile pas. Il s’injecte à l’envers des giclées de Red Eye

    Le Red Eye est une drogue fictive dans l’anime Cowboy Bebop. Cette drogue s’injecte à l’aide d’un aérosol directement dans l’œil de l’utilisateur et lui permet d’avoir pendant un laps de temps plus ou moins long des réflexes surhumains et une perception du temps plus lente. Beaucoup pensent que la drogue améliore la connexion entre les yeux et le cerveau (les informations provenant de l’environnement sont alors si rapides que tout bouge plus lentement) au point d’éviter des coups ou même des balles. Le Red Eye semble être le produit le plus vendu des organisations criminelles du système solaire. Comme beaucoup de drogues réelles, une utilisation intense et prolongée peut entraîner de nombreux effets néfastes pour l’utilisateur.

    (une pulsation par paupière) puis jette la seringue usagée hors du train en marche, poignet délié par la fenêtre. C’est peut-être ça, me dis-je, c’est peut être ça que je me suis fixé sous la paupière sans le savoir, il y a dix jours maintenant, ce qui a déclenché ma transe, ce qui me retient de la briser ?

    J’ouvre au hasard La dernière fille avant la guerre sur l’étalage d’une bibliothèque qui pourrait être la mienne et lit : « Stinky Toys, Taxi Girl, Indochine, Etienne Daho ». Je referme le livre tatoué Off 03/57 (ou 07 ?) en première page. Un peu plus loin sur le même rayon Belle du Seigneur sent cette odeur de Chouans que je découvrais, dégoûté, en cours d’année de quatrième, et que je refermais dans la foulée sans le lire. Dans le reste de la librairie je regarde mais ne trouve pas. Je cherche un livre qui n’existe pas. Le gros Journal de Valery Larbeau est introuvable, et je sais bien, d’ailleurs, que je ne veux pas l’acheter, mais simplement le voir.

    Ces journées s’écoulent sans forme, sens, ni ouverture. Je les traverse à reculons, le train que je longe est à l’arrêt, de l’autre côté du quai un autre train, autre destination, défile TGV sous mes yeux secs (bloody). Je forge toujours sans âme, comme un pas grand chose : d’ailleurs je n’écris plus beaucoup : Coup de tête s’enlise partie III, page 8, j’ai fait semblant de commencer Ernesto & variantes sans poursuivre et j’oublie lentement mon Accident de personne qui trop bref se décompose...
  • 090709

    9 juillet 2009

    Une impression de tectonique des pages : les personnages se chevauchent, frôlent, croisent, recouvrent. La multiplicité des trajectoires était déjà fascinante dans Les détectives sauvages, elle l’est également (mais différente) dans 2666. Ici confrontation directe : une histoire de violence gratuite qui émerge de nulle part (ou plutôt non : du langage lui-même). Violence banale, celle qui soulage. Celle que j’aime à voir se réaliser sur papier. (Bien sûr, le titre choisi pour ce billet n’est qu’un navrant prétexte pour améliorer le référencement du blog !)

    Le chauffeur du taxi, un Pakistanais, les observa les premières minutes dans le rétroviseur, en silence, comme s’il n’en croyait pas ses oreilles, puis dit quelque chose dans sa langue et le taxi passa par Harmsworth et l’Imperial War Museum, par Brook Street puis par Austral et après par Geraldine, faisant le tour du parc, une manœuvre de toute évidence inutile. Lorsque Norton lui dit qu’il s’était perdu et lui indiqua quelles rues il devait prendre pour retrouver le bon cap, le chauffeur garda, de nouveau, le silence, ne murmura plus rien dans sa langue incompréhensible, pour ensuite reconnaître que, en effet, le labyrinthe qu’était Londres était parvenu à le désorienter.

    Voilà ce qui poussa Espinoza à dire que le chauffeur, sans le vouloir, bordel de Dieu, bien sûr, avait cité Borges, qui avait une fois comparé Londres à un labyrinthe. Ce à quoi Norton répliqua que bien avant Borges, Dickens et Stevenson avaient évoqué Londres en usant de ce trope. Ce que, selon toute apparence, le chauffeur de taxi n’était pas disposé à tolérer, car la seconde suivante il dit qu’il était possible que lui, un Pakistanais, ne connaisse pas le susnommé Borges, et qu’il était possible qu’il n’ait jamais lu les susnommés messieurs Dickens et Stevenson, et qu’il était même possible qu’il ne connaisse pas suffisamment bien Londres et ses rues, et c’est pour cette raison qu’il l’avait comparée à un labyrinthe, mais que, en revanche, il savait très bien ce qu’était la décence et la dignité et que, d’après ce qu’il avait entendu, la femme ici présente, c’est-à-dire Norton, manquait de décence et de dignité, et que dans son pays cela portait un nom, le même qu’on lui donnait à Londres, quel hasard, et que ce nom était celui de pute, encore qu’il ait été aussi licite d’employer le nom de chienne, de truie, d’hyène en rut, et que les messieurs ici présents, des messieurs qui n’étaient pas anglais à en juger par leur accent, avaient eux aussi un nom dans son pays et ce nom était celui de souteneurs ou de maquereaux ou de proxos ou de barbots.

    Discours qui, affirmons-le sans exagération, prit par surprise les archimboldiens, qui mirent du temps à réagir, disons que les injures du chauffeur furent balancées sur Geraldine Street et qu’ils ne parvinrent à articuler leurs premiers mots que sur Saint George’s Road. Les mots qu’ils parvinrent à articuler furent : Arrêtez immédiatement le taxi pour qu’on descende. Ou bien : Arrêtez votre saloperie de bagnole parce qu’on préfère descendre. Ce que le Pakistanais fit sans attendre, actionnant, en même temps qu’il se garait, le taximètre et annonçant à ses clients ce qu’ils lui devaient. Acte consommé ou dernière scène ou dernier salut que Norton et Pelletier, peut-être encore paralysés par la surprise injurieuse, ne considérèrent pas comme anormal, mais qui fit déborder, et abondamment, le verre de la patience d’Espinoza, lequel, sitôt descendu, ouvrit la portière avant du taxi et en tira violemment le chauffeur, qui ne s’attendait pas à une réaction de cette sorte d’un monsieur si bien mis. Il s’attendait encore moins à la pluie de coups de pied ibériques qui commença à lui tomber dessus, des coups de pied qu’au début donnait le seul Espinoza, mais qu’ensuite, après que ce dernier se fut essoufflé, lui décocha Pelletier, malgré les cris de Norton qui essayait de les arrêter, les mots de Norton qui disait qu’avec la violence on ne réglait rien, que, au contraire, ce Pakistanais après la correction allait haïr encore d’avantage les Anglais, ce qui selon toute apparence n’inquiétait pas Pelletier, qui n’était pas anglais, et encore moins Espinoza, lesquels deux, cependant, en même temps qu’ils bourraient de coups de pied le corps du Pakistanais, l’insultaient en anglais, sans que les trouble le moins du monde le fait que l’Asiatique soit tombé, roulé en boule par terre, coup de pied par-ci et coup de pied par-là, enfonce-toi l’islam dans le cul, c’est là qu’il devrait être, tiens ça c’est pour Salman Rushdie (un auteur que tous deux, par ailleurs, trouvaient plutôt mauvais, mais dont la mention leur parut pertinente), et prends ça de la part des féministes de Paris (arrêtez, putain de Dieu, leur criait Norton), et ça c’est de la part des féministes de New York (vous allez le tuer, leur criait Norton), et ça c’est de la part du fantôme de Valerie Solanas, fils de ta salope de mère, et ainsi de suite, jusqu’à le laisser inconscient, avec du sang coulant de tous les orifices de la tête, sauf des yeux.

    Quand ils cessèrent de lui donner des coups de pied, ils restèrent quelques secondes plongés dans le calme le plus étrange de leurs vies. C’était comme si, enfin, ils avaient réalisé le ménage à trois sur lequel ils avaient tant fantasmé.

    Pelletier avait l’impression d’avoir joui. Même chose, avec quelques différences et nuances, pour Espinoza. Norton, qui les regardait sans les voir au milieu de l’obscurité, paraissait avoir eu un orgasme multiple. Sur Saint George’s roulaient quelques voitures, mais ils demeuraient invisibles à quiconque passerait à bord d’un véhicule à cette heure-là. Dans le ciel pas une seule étoile. La nuit, cependant, était claire : ils voyaient tout de manière détaillée, y compris les contours des plus petites choses, comme si soudain un ange leur avait posé sur le nez des lunettes de vision nocturne. Leur peau leur semblait lustrée, très douce au toucher, même si, en réalité, tous les trois étaient couverts de sueur. pendant quelques instants Espinoza et Pelletier crurent qu’ils avaient tué le Pakistanais. Une idée du même genre dut traverser l’esprit de Norton car elle se pencha sur le corps du chauffeur et lui chercha le pouls. Bouger, se baisser la fit souffrir comme si les os de ses jambes avaient été déboîtés.

    Roberto Bolaño, 2666, Christian Bourgois, trad : Robert Amutio, P.93-95.

  • 220709

    22 juillet 2009

    2666 : la partie des crimes à présent. Comme dans Les détectives sauvages, les discours s’entremêlent, ils se provoquent et progressent en parallèle les uns des autres. Ici les crimes sont prétexte à une étude minutieuse d’un Mexique fictif, décortiqué. Un catalogue de phobies est proposé dans cet extrait, dialogue parmi tant d’autres, entre le flic Juan des Dios Martinez et Elivra Campos, psychiatre. Aucun rapport direct avec les crimes du Sonora, et pourtant au cœur de la question.

    Il y a des choses plus étranges que la sacrophobie, dit Elvira Campos, surtout si on tient compte du fait que nous sommes au Mexique et que la religion a toujours été un problème, de fait, moi je dirais que nous tous, les Mexicains, dans le fond, nous souffrons de sacrophobie. Pense, par exemple, à une peur classique, la géphydrophobie. C’est une peur dont souffrent beaucoup de gens. Qu’est-ce que la géphydrophobie ? dit Juan de Dios Martinez. C’est la peur de traverser les ponts. C’est vrai, j’ai connu un type, bon, en réalité c’était un gamin qui, chaque fois qu’il traversait un pont, craignait que celui-ci ne s’effondre, et par conséquent les traversait en courant, ce qui était beaucoup plus dangereux. C’est un classique, dit Elvira Campos. Une autre phobie classique : la claustrophobie. Peur des espaces fermés. Encore un autre : l’agoraphobie. La peur des espaces ouverts. Celles-là, je les connais, dit Juan de Dios Martinez. Un autre classique encore : la nécrophobie. La peur des morts, dit Juan de Dios Martinez, j’ai connu des gens atteints. Si vous travaillez comme flic, c’est un boulet. Il y a aussi l’hématophobie, la peur du sang. Très juste, dit Juan de Dios Martinez. Et la pisciphobie, la peur de manger du poisson. Mais il y a aussi d’autres peurs qui sont plus étranges. Par exemple, la clinophobie. Tu sais ce que c’est ? Pas la moindre idée, dit Juan de Dios Martinez. La peur des lits. Est-ce que quelqu’un peut ressentir de la peur ou du dégoût pour un lit ? Eh bien, oui, il y a des gens qui peuvent. Mais on peut atténuer cette phobie en dormant par terre et en n’entrant jamais dans une chambre à coucher. Et puis il y a la trichophobie, la peur des cheveux. Un peu plus compliqué, pas vrai ? Très compliqué. Il y a des cas de trichophobie qui finissent par des suicides. Et il y a aussi la logophobie, qui correspond à la peur des paroles. Dans ce cas, le mieux c’est de rester silencieux, dit Juan de Dios Martinez. C’est un peu plus compliqué que ça, parce que les mots sont partout, mais dans le silence, qui n’est jamais un silence total, pas vrai ? Et puis on a la vestiophobie, qui consiste à avoir peur des vêtements. Ça a l’air étrange, mais c’est beaucoup plus répandu que ça en a l’air. Une phobie relativement commune : l’iatrophobie, la peur des médecins. Ou la gynéphobie, qui est la peur des femmes et dont souffrent, naturellement, seulement les hommes. Très répandue au Mexique, quoique déguisée de bien des manières différentes. Ce n’est pas un peu exagéré ? Pas du tout : presque tous les Mexicains ont peur des femmes. Je ne saurais pas quoi vous dire, dit Juan de Dios Martinez. Ensuite deux phobies qui sont dans le fond très romantiques : l’ombrophobie et la thalassophobie, qui sont, respectivement, la peur de la pluie et la peur de la mer. Et deux autres qui ont aussi quelque chose de romantique : l’anthrophobie, la peur des fleurs, et la dendrophobie, la peur des arbres. Certains Mexicains souffrent de gynéphobie, dit Juan de Dios Martinez, mais pas tous, ne soyez pas alarmiste. L’optophobie, qu’est-ce que vous croyez que c’est ? dit la directrice. Opto, opto, quelque chose en rapport avec les yeux, merde, phobie des yeux ? Pire encore : la peur d’ouvrir les yeux. Dans un sens figuré, ça répond à ce que vous venez de dire sur la gynéphobie. Dans un sens littéral, la phobie produit des troubles violents, des pertes de connaissance, des hallucinations visuelles et auditives, et un comportement en général agressif. Je connais, pas personnellement bien sûr, deux cas où le patient en est arrivé à l’automutilation. Il s’est arraché les yeux ? Avec les doigts, avec les ongles, dit la directrice. Incroyable, dit Juan de Dios Martinez. Ensuite, on a évidemment la pédophobie, la peur des enfants, et la balistophobie, la peur des balles. J’ai cette phobie, dit Juan de Dios Martinez. Oui, j’imagine qu’elle est de sens commun, dit la directrice. Une autre phobie, celle-ci en hausse, la tropophobie, qui consiste à avoir peur de changer de situation ou de lieu. Qui peut s’aggraver si la tropophobie devient agirophobie, la peur de la rue ou la peur de traverser les rues. N’oublions pas la chromophobie, qui est le fait d’avoir peur de certaines couleurs, ou la nyctophobie qui est la peur de la nuit, ou l’ergophobie qui consiste à avoir peur du travail. Une phobie très répandue est la décidophobie, la peur de prendre des décisions. Et une phobie qui commence tout juste à se répandre c’est l’anthropophobie, qui consiste à avoir peur des gens. Certains Indiens souffrent de manière très accusée de météophobie, de la peur des phénomènes météorologiques tels que le tonnerre, les éclairs, la foudre. Mais les pires phobies, d’après moi, sont la pantophobie, qui consiste à avoir peur de tout, et la phobophobie, qui consiste à avoir peur de ses propres peurs. Si vous deviez choisir de souffrir de l’une des deux phobies, laquelle choisiriez-vous ? La phobophobie, dit Juan de Dios Martinez. Ça a ses inconvénients, réfléchissez-y bien, dit la directrice. Entre avoir peur de tout et avoir peur de ma propre peur, je choisis la dernière, n’oubliez pas que je suis flic et que si j’avais peur de tout je ne pourrais pas travailler. Mais si vous avez peur de vos peurs, votre vie peut se transformer en une observation constante des peurs, et si celles-ci se déclenchent, ce qui se met en marche est un système qui s’autoalimente, une boucle dont vous n’échapperiez qu’à grand peine, dit la directrice.

    Roberto Bolaño, 2666, Christian Bourgois, trad : Robert Amutio, P.436-438.
  • 280709

    28 juillet 2009

    D’autres vides se rencontrent, croisent, percutent complètent, c’est la vie. Je pourrais encore passer des jours et des jours, je crois, à citer 2666.

    Notre bon artisan écrit. Il est absorbé parce qu’il est en train de mettre en forme bien ou mal sur le papier. Sa femme, sans qu’il le sache, l’observe. En effet, c’est lui qui écrit. Mais si sa femme avait une vision aux rayons X, elle s’apercevrait qu’elle n’assiste pas réellement à un exercice de création littéraire, mais bien plutôt à une séance d’hypnose. A l’intérieur de l’homme qui est assis en train d’écrire il n’y a rien. Rien qui soit lui, je veux dire. Comme ce pauvre homme ferait mieux de se consacrer à la lecture. La lecture est plaisir et joie d’être vivant ou tristesse d’être vivant et surtout elle est connaissance et questions. L’écriture, en revanche, est d’ordinaire vide. Dans les entrailles de l’homme qui écrit il n’y a rien. Rien, je veux dire, que sa femme, à un moment puisse reconnaître. Il écrit sous la dictée. Son roman, ou son recueil de poèmes, convenables, très convenables, sortent, non par un exercice de style ou de volonté, comme le pauvre malheureux le crois, mais grâce à un exercice d’occultation. Il est nécessaire qu’il y ait beaucoup de livres, beaucoup de beaux sapins, pour qu’ils veillent du coin de l’œil le livre qui importe réellement, la foutue grotte de notre malheur, la fleur magique de l’hiver.

    Roberto Bolaño, 2666, Christian Bourgois, trad : Robert Amutio, P.891.
  • 300709

    30 juillet 2009

    1

    Les soldes ont entraîné des pics de commandes, donc des pics d’expéditions, donc de livraisons, donc des retards accumulés, donc plus de problèmes de SAV, donc plus d’échanges à organiser, donc plus de retours à prévoir, donc plus de remboursements à demander, donc plus d’appels à gérer, donc plus de clavier frappé et de dossiers ouverts, fermés, mis entre parenthèses, donc plus retards intercalés entre les cas, donc plus d’appels à nouveau, plaintes, mails, messages, courriers, éclats de voix furieux, insultes, menaces, crises de nerf, automutilations, suicides, etc.

    La fin des soldes a brisé net la spirale, quand bien même les prix, eux, n’ont pas tellement changé. Depuis des jours : retards amassés éléphantesques, quasiment impossibles à rattraper en sous-effectif durant l’été. Parfois, je suis arrivé devant la porte close du bureau, car je n’ai pas la clé, avec l’envie de repartir aussi sec et d’oublier toutes ces lignes de données qui me réveillent la nuit (six heures trente du matin, yeux ouverts, paupières fermées, ce n’est pas vraiment le matin). Je compte à présent les jours, même si les piles de cas lentement se défont depuis hier, et ne regrette pas de ne jamais posséder le précieux sésame, faux porte-clé, qui m’ouvrirait enfin au quotidien les portes du bureau, du moins de celui-là.

    2

    Terminer 2666, encore une fois, me brise le cœur. J’aborde aujourd’hui les dernières lignes comme j’avais entamé les premières : dans la carcasse bouillante d’un train lancé direct entre un point A et un point B, bien qu’entre temps inversés l’un par rapport à l’autre. Je pourrais encore citer longtemps, je garde en réserve ces phrases qui me viennent pour une chronique future, sans doute dimanche. Je pourrais citer, citer et citer plus ou mieux : je pourrais tout reprendre.

    Le livre n’est plus dans le même état qu’aux premières pages découvertes : entre temps trois semaines, des milliers de kilomètres avalés, même si statiques au fond. Je prenais soin les premiers jours ne pas trop casser le livre, ne pas trop corner la couverture, plier les pages, forcer la colle, défaire la forme. Je tenais les pages du bout des doigts. Puis je l’ai attrapé, attrapé vraiment par les épaules et j’ai forcé ouvert les grands pectoraux, muscles trapèze et deltoïdes, et maintenant le livre est dans un état épouvantable, et les pages sont cornées, et la couverture rebiffe, et la crasse intérieure de mon sac s’est étalée sur la tranche, et certaines empreintes d’objets lâchés en orbite autour des pages ont mordu dedans. Je me suis fait à cette idée. Le long de ma lecture, le livre, avec moi, a éprouvé. Je n’aimerais pas l’idée qu’il puisse garder forme nette après milles pages parcourues, comme si rien ne s’était produit, comme si l’ombre des choses n’avait pas été vue, pesée. En revenant ce soir j’ai posé 2666 sur une étagère et dans dix, vingt, trente ans, au fil de mes lectures, il se décomposera progressivement et je serai heureux qu’il se défasse, s’affaisse, parallèle à moi-même.

    3

    Je repense aux heures, jours, minutes qui ont précédé il y a un peu plus de deux ans maintenant mon départ de St-Étienne et premier déménagement.

    J’y pense puisque hier, après le travail, j’ai pris un autre train d’une autre ligne pour une autre gare, autre destination ; y retrouver N., fraîchement installé dans le 77 et découverte de la ville dans laquelle il s’est posé et l’appartement dans lequel progressivement il emménage. Nous avons passé une bonne soirée, je crois, avons croisé, durant nos déambulations de centre ville, quantité de restaurants ou traiteurs asiatiques qui ressemblaient en tous point à ceux qu’on aurait pu trouver n’importe où ailleurs.


    Durant les préparatifs et nettoyage de ce qui fut ma chambre, durant le déplacement des choses d’un coffre à un autre ou durant les minutes pour lesquelles je n’avais aucune utilité (je fixais le mur et H. était à côté de moi), je me répétais sans lassitude que c’était un moment important. Je l’ai déjà écrit quelque part, j’y repense. Et puisqu’il s’agissait d’un moment important, je me sentais dans l’obligation de le ressentir comme tel. Je me disais : c’est un moment important c’est un moment important c’est un moment important c’est un moment important mais la réalité des choses qui m’entouraient n’étaient pas modifiée pour autant. Je l’ai ancré très fort dans l’arrière de ma tête afin de ne pas l’oublier, mais c’était déjà peine perdue, car malgré mes efforts tout défilait naturellement comme le reste de mes heures habituelles. Et puis ces heures-là ont passé et ne se sont pas révélées particulièrement importantes puisque moi je les ai vécues.

  • Roberto Bolaño, 2666

    3 août 2009

    Quelques années après Les détectives sauvages, paraît posthume le dernier projet pharaonique de Roberto Bolaño : 2666, pavé au titre énigmatique de plus de milles pages, sorti en 2004 . Sa traduction française par Robert Amutio paraît en 2008 chez Christian Bourgois.

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    2666 reprend pratiquement Les détectives sauvages là où celui-ci se termine : dans le désert du Sonora, après boucle temporelle et astuce narrative qui permettait au récit de se mordre la queue et de ne jamais réellement se terminer. Comme Les détectives sauvages, 2666 est un roman polyphonique, un livre sur la chaos plutôt que sur le vide, sur la fugue et non la fuite. En un sens 2666 va au-delà des Détectives sauvages et le dépasse aussi dans la démesure.

    2666 est composé de cinq parties distinctes qui pourraient chacune former un seul roman indépendant (choix qui était d’ailleurs celui de l’auteur avant sa mort, ses proches et son éditeur ayant finalement décidé de le sortir en une fois, par « respect de la valeur littéraire de l’œuvre »). La cohérence de l’ensemble est tapie dans l’ombre, en fond de page, comme un prétexte, qui s’affine au fur et à mesure de la progression du livre et qui ne prend véritablement son sens qu’en fin de parcours. Tous les évènements, lieux et personnages décrits dans ces cinq parties sont à la fois intimement liés et résolument indépendants. Tout n’est que hasard, carrefour et chaos entremêlés mais l’unité du livre n’est jamais un problème, toujours une évidence. Le parcours en lui-même est complètement démesuré, torrentiel, et Bolaño s’en explique lui-même par l’intermédiaire de son personnage Amalfitano (passage ici cité par Ignacio Echevarria dans sa postface), au sujet de ceux, par exemple, qui préfèrent Bartleby le scribe à Moby Dick :

    Quel triste paradoxe, pensa Amalfitano. Même les pharmaciens cultivés ne se risquent plus aux grandes œuvres, imparfaites, torrentielles, celles qui ouvrent des chemins dans l’inconnu. Ils choisissent les exercices parfaits des grands maîtres. Ou ce qui revient au même : ils veulent voir les grands maîtres dans des séances d’escrime d’entraînement, mais ne veulent rien savoir des vrais combats, où les grands maîtres luttent contre ça, ce ça qui nous terrifie tous, ce ça qui effraie et charge cornes baissées, et il y a du sang et des blessures mortelles et de la puanteur.

    L’arrière plan qui tapisse et structure le récit est sans aucun doute la violence : violence différemment déclinée au fil des années (comme Les détectives sauvages, 26666 se caractérise par une grande amplitude temporelle, le roman traçant des lignes narratives allers-retours entre les années trente et le début du vingt-et-unième siècle) mais finalement toujours présente. La seconde guerre mondiale est traversée mais ce sont surtout les affaires de femmes assassinées au Sonora qui font figure d’épicentre : celles-ci se propagent dans toutes les parties du livre. Des centaines de meurtres de femmes ont régulièrement lieu autour de Santa Teresa, Mexique : le voilà le cœur du livre (l’avant-dernière partie, qui est aussi la plus longue, s’intitule simplement « La partie des crimes »). Mais la violence n’est pas forcément le meurtre, c’est aussi la violence des comportements insoupçonnés, des déplacements et trajectoires entrecroisés et autres actes d’autodestruction purement gratuits (le mal d’une génération, hasard, époque ?). Tout le monde est concerné, tous les corps traversés au fil des pages sont, à un moment donné, victime ou instrument d’une violence abyssale qui se propage et recompose sans jamais se tarir. Là encore il y a du sang et des blessures mortelles et de la puanteur.

    Qu’est-ce qui se passe ? On étouffe, merde. Vous, vous vous défoulez comme vous pouvez. Moi, je tabasse ou je me laisse tabasser. Mais ce ne sont pas n’importe quels tabassages, des cassages de gueule apocalyptiques. Je vais vous raconter un secret. Parfois je sors le soir, et je vais dans des bars que vous ne pouvez même pas imaginer. Là, je joue l’efféminé. (...) Un mignon efféminé prétentieux, avec du fric, qui regarde tout le monde de haut. Alors arrive ce qui doit arriver. Deux ou trois brutes m’invitent à aller dehors. Et le tabassage commence. Je le sais, et je m’en fous. Parfois ce sont eux qui s’en tirent mal, surtout quand j’y vais avec mon pistolet. D’autres fois, c’est moi. Je m’en fous. J’ai besoin de ces saloperies de sorties. (...) Nous, les Mexicains, nous sommes pourris, vous le saviez ? Tous. Ici, pas un pour sauver l’autre. Du président de la République jusqu’à ce clown de subcomandante Marcos. Si j’étais le subcomandante Marcos, vous savez ce que je ferais ? Je lancerais une attaque avec toute mon armée contre une ville quelconque du Chiapas, à condition qu’elle ait une bonne garnison militaire. Et là, j’immolerais mes pauvres Indiens. Et ensuite, probablement, je m’en irais vivre à Miami. (...) Quels livres lisez-vous d’habitude ? Avant, je lisais de tout, professeur, et en grande quantité, aujourd’hui je ne lis que de la poésie. La poésie seule n’est pas contaminée, la poésie seule n’est pas dans le coup. Je ne sais pas si vous me comprenez professeur. La poésie seule, et encore pas toute, que ce soit clair, est un aliment sain et pas une merde.

    Roberto Bolaño, 2666, Christian Bourgois, trad : Robet Amutio, P.263-264.

    2666 propose un parcours fragmenté, dont le ou les points de fuite sont inaccessibles, ou bien alors accessibles au-delà des dernières pages, ce qui revient au même. La course entamée au début du livre (la partie des critiques) mène à une quête, la quête de l’auteur-mystère qui s’est retiré du monde. Cette quête initiale conduit à une autre quête, qui conduit vers un ailleurs, qui conduit au cœur de tous les meurtres, qui conduit quelque part avant le reste. 2666 n’est pas un roman policier (par moments il en est un, mais souvent il devient autre chose), il n’apporte aucune réponse, car ce n’est jamais le but de l’auteur ni des différents personnages rencontrés (même les enquêteurs de la partie des crimes, au fond, ne cherchent pas vraiment de réponses), qui ne font que se pencher sur une faille abyssale creusée dans le sol et qui contemplent le vide, le chaos qui s’y enfonce, sans autre sens que ce qu’ils ont sous les yeux, c’est à dire pas grand chose. De ce point de vue, 2666 est un roman du désespoir et de la perte de repaires. Un peu plus tôt ou plus tard, il sera aussi roman comique ou bildungsroman doublé de récit de guerre. Parfois, il est également roman méta-réflexif ou bien roman du rien, ce qui n’est pas incompatible. Une fois les dernières pages refermées, 2666 devient surtout roman du tout et livre de toutes les totalités possibles.

    Haas dit : J’ai mené mon enquête. Il dit : On m’a balancé certaines choses. Il dit : Dans la prison, tout se sait. Il dit : Les amis des amis sont vos amis et ils racontent des choses. Il dit : Les amis des amis des amis couvrent un vaste rayon d’action et vous rendent des services. Personne ne rit. Chuy Pimentel continua à faire des photos. Sur celles-ci, on voit l’avocate qui a l’air sur le point de fondre en larmes. De colère. Les regards des journalistes sont des regards de reptiles : ils observent Haas, qui regarde les murs gris comme si l’érosion du ciment avait écrit son histoire. Le nom, dit l’un des journalistes, il le murmure mais c’est suffisamment audible pour tous. Haas cessa de fixer le mur et ses yeux se posèrent sur celui qui avait parlé. Au lieu de répondre directement, il explique une nouvelle fois son innocence dans l’assassinat d’Estrella Ruiz Sandoval. Je l’ai pas connue, dit-il. Ensuite il enfouit son visage dans ses mains. Une jeune fille jolie, dit-il. Si seulement j’avais pu la connaître. Il se sent pris de vertige. Il imagine une rue pleine de gens, au crépuscule, qui se vide harmonieusement, jusqu’à ce qu’il ne reste personne, rien qu’une voiture stationnée à un coin de rue. Ensuite la nuit tombe et Haas sent sur sa main les doigts de son avocate. Des doigts trop épais, des doigts trop courts. Le nom, dit un autre journaliste, sans le nom on n’avance pas du tout.

    P. 656-657.

    Ce qui semble intéresser Bolaño, c’est la macro-structure, la vue panoramique au-dessus des choses, temporalités, personnes. L’écriture du chilien trace des trajectoires qui parfois se croisent ou se complètent et les personnages concernés suivent ces trajectoires au hasard des pages de son livre. L’écriture est parfois fragmentée (comme dans le passage ci-dessus où toute la scène est vue stroboscopique depuis les clichés saccadés d’un photographe) ou bien torrentielle (des pages et des pages de discours, de paroles en paroles, de digressions en digressions, parfois une seule phrase ininterrompue, simplement entrecoupée de greffons successifs qui s’engendrent les uns les autres et se complètent, généralement l’œuvre d’un seul personnage qui raconte en une réplique unique les aléas de son propre parcours à son interlocuteur, qui lui-même a possiblement fait le même type de récit, concernant sa propre expérience cette fois, quelques pages plus tôt ; mais toujours claire, précise, parfaitement aérée et superbement composée), le plus souvent allant de l’un vers l’autre en utilisant diverses variétés de couleurs et nuances comprises entre les deux extrêmes. Car 2666 comprend des centaines d’histoires parallèles, pas toujours nécessairement utiles à quoi que ce soit mais toujours indispensables à la trame générale du livre, donc des centaines de voix (personnages, narrateurs possibles) concernées, qui se rencontrent ou bien s’évitent ou bien se ratent par les plus aléatoires des circonstances. Le narrateur unique qui surplombe l’ensemble est pratiquement invisible, il n’apparaît qu’à de rares instants (Arturo Belano serait son nom), il reste dans l’ombre à organiser (orchestrer) le chaos, le vide et le hasard qui lui servent d’ingrédients majeurs pour la composition de sa performance.

    En 1920, Hans Reiter naquit. Il n’avait pas l’air d’un enfant mais d’une algue. Canetti et Borges je crois aussi, deux hommes si différents, dirent que de la même manière que la mer était le symbole ou le miroir des Anglais, la forêt était la métaphore où vivaient les Allemands. Hans Reiter resta en marge de cette règle dès sa naissance. Il n’aimait pas la terre et encore moins les forêts. Il n’aimait pas non plus la mer ou ce que le commun des mortels appelle la mer, et qui en réalité est seulement la superficie de la mer, les vagues hérissées par le vent qui peu à peu se sont transformées en une métaphore de défaite et de folie. Ce qu’il aimait, c’était le fond de la mer, cette autre terre, pleine de plaines qui n’étaient pas des plaines, de vallées qui n’étaient pas des vallées, et de précipices qui n’étaient pas des précipices.

    P. 725.

    Comme toute grande œuvre, 2666 est aussi un livre qui prend pour sujet la littérature. Il y a Benno von Archimboldi, bien sûr, écrivain mythique et mystère qui ouvre et clôt le récit, accompagné d’une cour de critiques qui le poursuivent ici et là. Mais cette mise en abyme de l’auteur mis en parallèle de lui-même, écrivant dans l’ombre après avoir littéralement exploré toutes formes de chaos, n’est qu’une infime part de littérature que ce livre veut bien dévoiler. Pratiquement tous les genres sont embrassés, ingérés, recyclés et recomposés, comme dans de nombreuses odyssées, modernes ou non, qui ont successivement modelé un paysage littéraire, des fondations pour une mythologie de la littérature, année après année, siècle après siècle. 2666 propose une lutte inespérée d’organiser le hasard et le chaos, de lui donner forme humaine, tentative vouée à l’échec mais qui s’accomplit malgré tout dans une pirouette narrative, une de plus. Des plaines qui n’étaient pas des plaines, de vallées qui n’étaient pas des vallées et de précipices qui n’étaient pas des précipices : la métaphore semble prendre corps et fonctionner.

    D’autres chaos (j’ai pris Google à rebrousse-poil) :

    Ici-même #1 #2 et #3
    Télérama
    Propos d’un huluberlu
    Le cafard cosmique

    Le vampire re’actif

    Tabula Rasa

    Contre feux
    Le matricule des anges

    N’importe quoi, dans le désordre
    Fric-frac club #1 #2 et #3
    Dernière marge
    Esc@rgot G@rpien #1 #2 #3 #4 #5 #6 et #7
    Bartleby les yeux ouverts #1 et #2
    Peut-être que si, mais apparemment non... #1 et #2

    La vitesse des trucs

  • 270110

    27 janvier 2010

    cyclo3.jpg

    ...et un sommaire :

    CYCLOCOSMIA III

     totem : pseudoceros bifurcus

     mots-clefs : nuit, couteau, désert

     dossier : Roberto Bolaño

     parution : 9 février 2010

     125 x 202 mm - 192 pages - 22 euros

     ISBN : 978-2-918989-00-4

    Blason :

     Julien Frantz : "L’envers du rêve"

    Invention & Observation :

     Carlos Henderson : "Brisants"

     Delphine Merlin-Zimmer : "Miettes pour Herman"

     Horacio Castellanos Moya : "Deux souvenirs de Bolaño"

     Sergio Gonzalez Rodriguez : "Roberto Bolaño zen"

     Eric Schwlad : "[...]"

     Jorge Herralde : "Vie éditoriale de Roberto Bolaño" suivi de "Une esquisse bibliographique" par Antonio Werli

     Antonio Werli : "Au-delà l’espace transparent - Vision du corpus bolañien"

     Julien Frantz : "Prosopopée pour anapocalypse"

     Eduardo Lago : "La soif de mal - Au sujet de 2666"

     Néstor Ponce : "Chili noir - Du Manifeste infrarréaliste à Nocturne du Chili"

     François Monti : "A la gauche de Bolaño"

     Eric Bonnargent : "L’auberge espagnole de Roberto Bolaño - Une lecture des Détectives sauvages"

     Guillaume Vissac : "Ernesto & variantes"

     Yaël Taïeb : "Bolaño et Borges - Deux gauchos dans la distance"

     David Gondar : "Samuel Augusto Sarmiento - A la poursuite de l’étoile distante"

     Rodrigo Fresan : "Le samouraï romantique - Sur Le secret du mal et La Universidad Desconocida"

     Joaquin Manzi : "Bolaño poète - La Universidad Desconocida ou l’écriture de la dépense"

     Horacio Castellanos Moya : "Le mythe Bolaño aux Etats-Unis"

     Alban Orsini : "Martha le matin"

    Illustrations :

     Benjamin Monti : "dessins"

     Lazare Bruyant : "portraits"

    Tothématique :

     Roberto Bolaño

    Pour plus d’infos sur la revue : le site officiel OU la chronique du volume I OU l’aperçu du volume II OU d’autres horizons.

  • 130210

    13 février 2010


    Mardi dernier sortait (comme vu précédemment) le volume III de la revue Cyclocosmia. Reçue lundi, lue cette semaine, vous y trouverez (outre Ernesto & variantes, signé de ma main) le très singulier Martha le matin d’Alban Orsini que j’ai beaucoup aimé. En voici un extrait (le début en réalité).

    La gourmandise faite à Martha voudrait que ma main coure sur son dos couché, à niveau dans l’horizontal. La gourmandise faite à Martha voudrait que je me colle contre son corps, que j’en possède l’espace et en goûte l’essence. Y râle un peu, juste pour voir, dans le murmure et tout. La gourmandise faite à Martha devrait m’occuper l’esprit à la mesure d’une idée fixe, tatouée dans mon âme comme elle l’est si bien, elle, dans les draps. La gourmandise faite à Martha voudrait que je lui coule dans l’oreille les trois petits mots qu’elle m’a appris dans la nuit et qu’elle en sourie pour réponse, un frisson d’elle m’irait tout aussi bien. La gourmandise faite à Martha voudrait que je sois le plus heureux des hommes à la voir ainsi nue et arrondie sur mon lit, le drap en seule équivoque à moitié replié, abandonné, dans le haut de ses épaules à la manière de. La gourmandise faite à Martha voudrait que je lui plie les cheveux dans le cou, que je les verse dans le creux de la clavicule et des salières pour lui baiser la nuque.

    Alban Orsini, Martha le matin in Cyclocosmia III, L’association minuscule, P.180.

    Également présent (et bien présent) dans ce volume III un dossier critique assez large centré sur (bien évidemment) Roberto Bolaño. Mention spéciale pour l’article d’Eric Bonnargent, alias Bartleby, et son étude du roman policier chez Bolaño.

    Le mal est absolu lorsque ses causes ne peuvent être clairement identifiées et c’est de ce mal dont il est question dans Les détectives sauvages. On ne peut rien contre ce qui, comme la rose, est sans pourquoi ; on ne peut que constater les dégâts et essayer de s’en tirer. Cela explique pourquoi il ne saurait y avoir de véritable romans policiers chez Bolaño. Les écrivains qui expliquent, les écrivains qui, tels les auteurs de romans policiers, réduisent la complexité des choses et rationalisent à tout-va ne sont que des imposteurs. Le mal est là, rien ne peut le résoudre. L’un des rôles de l’écrivain est simplement d’en rendre compte le plus discrètement possible.

    Eric Bonnargent, L’auberge espagnole chez Roberto Bolaño in Cyclocosmia III, L’association minuscule, P.120.

    Semaine Bolaño aussi par l’évocation chez les voisins du Fric-Frac Club de la parution future du Troisième Reich « nouveau roman posthume » du chilien à paraître chez Christian Bourgois en avril. Enfin semaine qui se termine ce week-end avec la programmation de la pièce 2666, adaptation du bouquin éponyme de qui vous savez par Pablo Ley et Alex Rigola, du 11 au 14 février (jusqu’à demain, donc) au festival Le Standard Idéal au MC93 de Bobigny. Nous y serons.

  • 2667

    14 février 2010

    Ensuite nous sommes entrés dans la salle et la salle s’est éteinte et sur le noir de la scène s’est affiché blanc le titre « 2666 de roberto bolaño » (sans majuscules) et comme prévu nous y étions.

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    2666, adaptation du roman de Roberto Bolaño par Alex Rigola et Pablo Ley proposé entre le 11 et le 14 février au MC93 de Bobigny dans le cadre du festival le Standard Idéal.

    L’image est saisissante : spectacle espagnol monté par un espagnol (Alex Rigola) en espagnol : nous fallait des surtitres. Les surtitres défilent, sommaires, en blanc sur noir au-dessus de la scène, surplombent les comédiens, les décors, les planches. Alors oui l’image est saisissante : le texte qui défile, traduction de ce qui est dit, c’est le texte de 2666 lui-même, celui de Bolaño, le texte du livre, et le texte est par dessus, il écrase le reste. Tout le reste.



    Le spectacle est découpé en cinq parties : comme le livre. Comme le livre il commence par la partie des critiques, puis la partie d’Amalfitano, puis la partie de Fate, puis la partie des crimes, puis la partie d’Archimboldi. Comme le livre il suit la trame désorganisée du récit, truffé de digressions et de microfictions esquissées au fil des mots. Comme le livre il se mord le queue. Comme le livre, comme le livre, comme le livre. Très fidèle au texte il reprend, plan par plan, des fragments de récit chaotique. Trop fidèle au texte jamais il ne s’en écarte.

    Le 2666 d’Alex Rigola dure cinq heures. Sur ces cinq heures une heure d’entractes éparpillées. Donc le 2666 d’Alex Rigola dure quatre heures. Chaque partie dure entre trente et quarante-cinq minutes. Pour rappel, le roman-monde de Roberto Bolaño dans sa traduction française chez Christian Bourgois dure 1016 pages. Difficulté majeure : faire tenir ces 1016 pages dans quatre heures de scène. Toutes ces 1016 pages. L’intégralité de ces 1016 pages. La terrifiante totalité de ces 1016 pages. Alors Alex Rigola a essayé : heureusement que l’espagnol est une langue qui déferle. Permet au moins de gagner du temps.

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    La première partie commence bien : comme un colloque on nous présente Benno von Archimboldi, le fameux écrivain mystère que personne n’a jamais vu. Mais très vite le texte surgit. Celui qu’on n’interprète pas mais qu’on lit : lecture par cœur, lecture habillée d’un peu de scène, d’accord, mais lecture quand même. C’est une réflexion possible sur la narration : la narration emporte tout. Les personnages (et donc les comédiens) sont des voix au service du texte. Le texte n’est pas interprété, ni adapté, il est plaqué. Plaqué sur le noir de la scène. Il ne s’agit pas d’une adaptation d’un livre mais d’une transposition pure. Les quelques efforts scéniques notables (principalement utilisés pour la partie de Fate, sans doute la seule à être bien exploitée, peut-être aussi l’apothéose finale de la partie des crimes, même si terriblement grossière) : broutilles. Encore une fois s’effacent sous le texte. Rarement les comédiens décollent : ils traînent le texte comme un boulet. Paroxysme atteint pour la partie d’Archimboldi, la dernière, où la scène est vide, jamais habitée, où l’on mitraille une biographie accélérée complètement indigeste, comme si les yeux sur la montre, comme si la montre dans la tête, comme si tout absolument tout devait être dit, et dit vite, lu, et lu sans crochets, sans parenthèses, sans apocryphes. C’est aussi cette dernière partie plombante qui lâche un arrière goût terrible lorsque les lumières se rallument : nous partons, nous partons déjà, mais voilà bien une demi-heure au moins que nous n’y étions plus.

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    Je n’avais rien lu du spectacle avant de m’y rendre : ni critique, ni résumé, ni rien. Je voulais me plonger dedans sans savoir. Je pensais que devant l’immensité de la tâche le parti-pris serait d’aller droit au cœur du livre, en plein dans la partie des crimes, et de ne pas s’en écarter. Paradoxalement, le cœur du livre est aussi sur scène la partie la plus courte. Pour moi ce 2666 n’est pas une adaptation, c’est une lecture. Une lecture trop fidèle d’un livre démesuré. Et il n’est pas question ici de parler de « trahison de l’œuvre », justement, mais de crise de tétanie. 2666 est une pièce elle-même paralysée par l’ombre de 2666. Non pas une mauvaise pièce mais assez terne, et si j’ai pris grand plaisir à me replonger dans la langue de Bolaño, dans ses visions, dans ses corps, je regrette encore que l’adaptation n’ait pas été réalisée coûte que coûte, avec les tripes, quitte à déplaire, quitte à rater, quitte à n’avoir pas respecté son modèle1.

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    ________________

    1La métaphore est celle d’un match de football, pas n’importe lequel, un match de coupe nécessairement, où un petit poucet affronte un ogre. Lorsque la plus petite équipe (division souvent inférieure) rate son match on dit souvent qu’elle est « paralysée par l’enjeu » ou qu’elle « respecte trop son adversaire ». Ça ne signifie pas nécessairement qu’elle a fait un mauvais match : elle aura simplement oublié de jouer.

  • 190310

    19 mars 2010

    Ayant épuisé Bolaño au bord du chaos (c’est à dire au-delà de sa propre mort d’état civil), je reprends le Bolaño plus ancien, ancré au fond des pages, pour mieux pouvoir remonter le texte à coup de pagaie. La littérature nazie en Amérique, fausse anthologie d’écrivains fascites en Amérique (texte à lire à la lumière de l’article A la gauche de Bolaño, de François Monti paru dans le fameux Cyclocosmia III il y a quelques semaines), est un livre montagnes russes et lunatique. On tombe d’un portrait à un autre et les notices saccadent. Parfois (souvent ?), le texte est aussi très drôle, cf. ce qui suit.

    Silvio Salvatico

    Buenos Aires, 1901 – Buenos Aires, 1994

    Parmi ses propositions de jeunesse, on relève la restauration de l’Inquisition, les châtiments corporels publics, la guerre permanente soit contre les Chiliens soit contres les Paraguayens ou les Boliviens comme une forme de gymnastique nationale, la polygamie masculine, l’extermination des Indiens pour éviter une plus grande contamniation de la race argentine, la restriction des droits des citoyens d’origine juive, l’émigration massive en provenance des pays scandinaves, pour blanchir peu à peu l’épiderme national assombri par des années de promiscuité hispano-indigène, la consession de bourses littéraires à perpétuité, l’exemption fiscale des artistes, la création de la plus grande force aérienne de l’Amérique du Sud, la colonisation de l’Antarctique, l’édification de nouvelles villes en Patagonie.

    Il fut footballeur et futuriste.

    Roberto Bolaño, La littérature nazie en Amérique, Christian Bourgois, trad : Robert Amutio, P. 61.
  • 230510

    23 mai 2010

    Vu N. hier, fait beau, un verre, parlé un peu des trucs qu’on s’est pas dits depuis trois mois qu’on s’est pas vus. Me demande comment avance Coup de tête, si tout est terminé, lui réponds que c’est en cours, qu’il ne devrait plus rester que trois ou quatre mois de travail avant de tout boucler. Ça fait trois ans qu’il reste plus que quelques mois de travail, je précise, alors points de suspension. Il m’explique aussi qu’il comprend rien aux trucs que je balance en ligne, si c’est vrai, si c’est pas vrai, prenant exemple entre autres mon récent passage aux urgences psychiatriques évoqué sur Twitter. Je lui réponds que je comprends pas, que rien n’est faux dans mes notes et que jamais je ne me permettrais de balancer de la fiction dans mon Journal. Qu’on se comprenne. J’ai une éthique. Qu’on puisse croire que c’est faux, vraiment, est une sorte de peur primaire en soit. D’ailleurs le Livre des peurs primaires est toujours en pleine expansion, qu’on se le dise, et signalons au passage la chronique récente de Christine Jeanney sur le sujet, merci pour son retour. Plus tard passage à la F.N.A.C. pour achat divers. Si nous étions momentanément transposé dans le Journal d’Andy Warhol je devrais écrire que achat de Nada et du Journal de Manchette, Le troisième reich de Bolaño et DVD Un jour sans fin & La belle personne = 95€. Larbaud pas encore terminé j’achète déjà un nouveau journal car c’est plus fort que moi : et la première page lue en rentrant dans le RER me donne raison : et Manchette n’a alors que 24 ans : dommage que la couverture soit abimée, m’en suis rendu compte après coup. Je reverrai sans doute N. prochainement. D’ici là retour prévu Sainté du 2 au 6 juin, dans deux semaines, billets payés ce jour.



    Ce matin reprise Coup de tête partie 1, premier jour repris aux trois quart, je m’attaque maintenant au deuxième, le but premier étant de dynamiser (dynamiter) le dialogue qui sert à présenter le personnage de Nil. L’idéal, je me suis dit en mettant les mains dans le cambouis des mots, ce serait encore de ne faire parler Nil qu’au discours direct et le narrateur qu’au discours indirect & indirect libre mais ce n’est pas vraiment faisable et ce serait (trop) systématique.

    - T’es sourd ?, il me gueule. Je te dis que c’est le jeudi ! Est-ce qu’on est jeudi ?

    Je lui dis ben non. C’est ma voix qui parle à ma place.

     Non !

    Etc.

  • Ciudad Juárez est une fiction

    8 décembre 2010

    Google Street View est un outil unique : permet notamment déambulation de jour dans ce qui est considéré ni plus ni moins que comme « la ville la plus dangereuse du monde », Ciudad Juárez au nord du Mexique. Ville qui a connu, de 1993 à nos jours, une vague de meurtres de femmes hallucinante. Les statistiques d’Amnesty International courent jusqu’en juin 2008 et chiffrent le nombre de ces meurtres à 1653, auxquels il faut ajouter environ 2000 disparues. Ces meurtres de femmes à Ciudad Juárez, Sergio González Rodríguez, journaliste et écrivain mexicain, les prend pour objet dans son livre Des os dans le désert paru en France aux éditions Passage du Nord-Ouest. Rappelons que Ciudad Juárez est également au cœur du chef d’œuvre posthume de Roberto Bolaño 2666, travestie dans la fiction en Santa Teresa. Sergio González Rodríguez y devient d’ailleurs un personnage à part entière, ce qui l’invite à déclarer qu’il aime considérer Des os dans le désert comme une « note de bas de page de 2666 ». En parallèle de ma lecture ces images, qui mettent des couleurs, un grain, de la poussière sur cette enquête terrifiante et fascinante en même temps, puisque le « Mal » s’y trouve. Ce billet est le premier volet d’une série qui en comportera au moins deux, peut-être trois.

    Tout d’abord, il y eut un dérapage hors des limites.
    Entre 1993 et 1995, les corps de 30 femmes victimes d’homicides dolosifs retrouvés à Ciudad Juárez étaient la résultante d’une imbrication complexe de facteurs tels que la violence sexuelle, les bars, les bandes de délinquants et les accusations mutuelles entre les divers acteurs de la vie collective.
    (…)
    Toute la frontière nord du Mexique forme un territoire idéal à l’immersion des migrants dans un anonymat radical.
    (…)
    La frontière est une promesse d’amélioration qui peut se solder par le pire ; elle est l’endroit et l’envers de la violence : la maison et la rue.

    Sergio González Rodríguez, Des os dans le désert, Passage du Nord-Ouest, trad : Isabelle Gugnon, P. 31.

    Malgré la luminosité du ciel bleu du désert, Ciudad Juárez a l’air pâle, décolorée par endroits. Parfois, un reflet métallique ou une teinte éclatante vient rompre la monotonie du paysage : l’éclat du soleil et de la poussière donne un patine écrue aux avenues, aux trottoirs, aux vitres des fenêtres, aux plaques de zinc et aux véhicules.

    P.45

    Ces vingts dernières années, au Mexique, le salaire a perdu près des trois quarts de sa valeur. C’est un obstacle auquel on ne peut remédier. L’inéquitable répartition des richesses et les crises économiques cycliques du pays – qui ont débuté dès la seconde moitié des années 1970 pour connaître un point culminant en 1995 – ont privé une grande majorité des habitants du bien-être le plus élémentaire. Le Mexique est un pays urbain en train de perdre son profil rural. La population se concentre dans les villes. Au début du XXIe siècle, la moyenne d’âge est de 22 ans.

    P.50

    31

    Dans son analyse de la violence exercée sur les femmes à Ciudad Juárez, Israel Covarrubias González a remarqué que les corps étaient jetés dans l’espace public. Dans sa thèse, Frontera y anonimato, il déclare que « les lieux où la violence a été possible se situent dans des zones bien définies en terme d’espace, dans le nord de la ville et au sud (Lote Bravo). Pourtant, les crimes ont eu lieu dans d’autres secteurs géographiques ».

    P.55

    Dans son recueil de chroniques, Bordertown, Barry Gifford écrivait en 1998 que les villes de la frontière nord du Mexique étaient construites sur un territoire imprécis entre quelques chose et le néant. Mais ce trait d’incertitude tendait à s’accentuer avec la « frontérisation » imprévue des grandes villes, faisant craindre une situation peu souhaitable : celle du jour où tout le Mexique deviendrait un territoire situé à mi-chemin entre quelque chose et le néant.

    P.86

    En enquêtant sur les meurtres de femmes à Ciudad Juárez, les autorités avaient écarté l’hypothèse selon laquelle les assassinats avaient peut-être été commis lors de rituels d’un groupe satanique. Pourtant, les corps retrouvés semblaient être plus nombreux à des dates aux résonances magiques : le 21 mars, début du printemps ; la nuit du 30 avril au 1er mai, connue comme la Nuit de Walpurgis ou de Valpurge (selon les légendes populaires germaniques, les sorcières et les démons se réunissent à cette date) ; la nuit du solstice d’été, du 21 au 22 juin.

    P.92

    D’autres faits furent ignorés par les experts dans les affaires de crimes contre les femmes à Ciudad Juárez, comme l’hypothèse selon laquelle les crimes avaient pu être commis pour enrichir l’industrie pornographique des snuff movies (il se trouve que la pornographie mettant en scène des mineurs est très appréciée de ce côté de la frontière).

    P.95

    Cette affaire faisait du Mexique tout entier une zone frontalière, un tissu de forces centrifuges se dressant contre les normes et les institutions, un territoire suspendu entre quelque chose, le néant et la spoliation d’une minorité.

    P.97

  • Ciudad Juárez est une fiction #2

    11 décembre 2010

    Suite de la traversée de Ciudad Juárez via Des os dans le désert de Sergio González Rodríguez et Google Street View. Pour présentation de cette mini-série de photos & textes et le premier billet proposé cette semaine, retourner en arrière dans les archives du site.

    Les jeunes gens qui fréquentent le Rio Bravo sont étrangers à l’ostentation des « barons » ou « grands seigneurs » de la drogue et à leur brassage de l’argent. Cet endroit est réservé aux individus graciles à l’ossature fine, au charme adolescent, à la peau mate. Ils sont soucieux d’entretenir un corps appelé à leur échapper dans un avenir si proche qu’on se demande s’il a jamais existé.
    Ils se caractérisent par une sensualité acrobatique et des déhanchements combatifs. Ils font marteler leurs talons et dansent en respectant la coutume populaire qui consiste à placer ses mains sur les hanches et à esquisser des pas de côté en avant.

    Sergio González Rodríguez, Des os dans le désert, Passage du Nord-Ouest, trad : Isabelle Gugnon, P. 105.

    31

    « Vive le Nord ! » répètent-ils, enthousiastes, encore à l’abri des risques nocturnes et de la férocité urbaine, du désert et de la mort qui les attendra peut-être lorsqu’ils tenteront de traverser la frontière. « Vive le Nord ! » crie la foule, parmi laquelle certains, à cause de l’exode salarial, essayeront de passer aux Etats-Unis. Pour eux, le Nord est toujours plus loin, sans doute impossible à atteindre, mirage d’une vie qui se mesure parfois en secondes.

    P.107

    À la fin du XXe siècle, le crime organisé au Mexique a construit un théâtre de fantômes et de simulations qui perdure au XXIe siècle. La corruption généralisée a usé jusqu’à les rendre inutiles les plus hautes institutions judiciaires, militaires et policières du pays. Inutiles dans leur raison d’être, elles restent fonctionnelles pour les manœuvres scéniques et le jeu d’apparences dont dépend encore aujourd’hui le développement du trafic de drogue par le biais d’un réseau de complicités et de protections.

    (…)

    Dans son ouvrage El negocio. La economía de México atrapada por el narcotráfico, Carlos Loret de Mola A. cite un rapport du centre de recherche et de sécurité nationale qui indique que « si le trafic de drogue était éradiqué, l’économie nord-américaine chuterait de 19 à 22%, et l’économie mexicaine de 63% ».

    P.126-127

    « Comme l’a dit récemment le chef de la police, Jorge Ostos : ’’S’il y a autant de violence dans cette ville, c’est parce qu’on ne croit plus en la Vierge de Guadalupe’’. Qu’attendre de ce genre d’affirmation ? »

    P.132

    L’affaire des mortes de Ciudad Juárez, complexe en soi de par sa localisation frontalière, se traduisait aussi par un phénomène sinistre typique dans ce genre de meurtres en série : l’effet copycat, la prolifération d’imitateurs dont les actes étaient favorisés par l’inefficacité des autorités policières et judiciaires, et qui pouvaient donc perpétrer leurs crimes en toute impunité.
    Plus qu’un effet copycat, il s’agissait en réalité d’une déferlante de parasites, de prédateurs humains. Comme l’affirme Michel Serres, « le parasite ne s’arrête jamais ». Il ne cesse de manger ou de boire, devient de plus en plus présent, prend la fuite et revient, envahit et occupe l’espace, fait du bruit et déclenche la fureur, le tumulte dans l’incompréhension la plus totale, l’asymétrie. Il se montre violent et tue.

    P.136

    Le 20 septembre 1998, l’unité 203 de la police judiciaire de l’Etat de Chihuahua se rendit à l’hôtel Plaza, rue Ugarte, situé aux abords du pont international Paso del Norte, une zone de vieux immeubles, de restaurants et de bars, d’hôtels qui furent un jour des établissements luxueux pour touristes et où se développe aujourd’hui le commerce du sexe. On y respire un air de quai décadent qui peut avoir un charme désuet et hors du temps, mais c’est aussi un quartier de recoins lugubres où règnent les fantômes d’une splendeur révolue, le temps où les politiciens, les personnalités de la radio et du cinéma, les toreros et les coureurs automobiles venaient s’y divertir.
    Aujourd’hui, les soirées animées du quartier rassemblent des anonymes en quête d’une dispersion qui les aide à survivre ou à assouvir des désirs illimités. Les toxicomanes, les prostituées, les groupes de fêtards, les touristes mexicains ou étrangers y abondent ainsi que les habitants de la zone, qui se caractérisent par un regard dur, une attitude complaisante, indifférente ou silencieuse face à l’argent. Ce quartier est l’arène de la violence ou son terrain de chasse.

    P.149

    Quand quelqu’un disparaît, le processus de deuil commence dès qu’on imprime les avis de recherche qui laissent présager le pire et marquent le début de l’hésitation entre l’espoir et la crainte de la mort.
    Sur ces simples feuilles volantes, les visages miméographiés ou photocopiés sont difficiles à distinguer. En général, il s’agit d’enfants ou d’adolescents dont les traits luttent pour échapper à l’encre trop forte ou trop claire. Leurs caractéristiques physiques deviennent bien souvent des tâches, les noms se confondent ou se superposent.

    P.158

    Les avis de recherche sont devenus une métaphore de la vie urbaine presque toujours identique dans le monde entier. Avant, on se perdait sur un sentier, en mer, à la montagne, dans le désert... Aujourd’hui, on se perd dans les villes qui apparaissent comme des océans, des sommets en altitude ou des latitudes désertiques. On se perd sur les routes, dans les banlieues, les décharges, les terrains vagues, les coins de rue au cœur des villes, les mansardes, les quartiers où l’on pratique la prostitution, les lieux de divertissement où se retrouvent les jeunes, les ponts qui relient deux pays.
    Les pas d’une personne disparue sont comme l’encre sympathique : ils ne se révéleront qu’à ceux qui connaissent les règles du jeu. Dans les villes et particulièrement dans les zones frontalières, il faut faire si attention à soi qu’il est à peine possible de regarder ce qui se passe autour.

    P.159

    « Quand ils trouvent un corps, avant même de savoir le nom de la morte, les services de police décrètent qu’il s’agit d’une prostituée. C’est toujours l’explication qu’ils donnent. »

    (…)

    À Ciudad Juárez, la vie tient à un fil qui peut se briser lors d’un simple déplacement ou disparaître dans l’anonymat. En 1999, on comptait 350 délits par jour, dont 80% n’étaient jamais déclarés à la police car les gens estimaient cette mesure inutile. Ce mal ravageait le pays tout entier.

    P.167

    Les crimes contre les femmes, qu’ils soient des meurtres en série ou isolés, commis par un ou plusieurs individus, des gangs urbains ou des trafiquants de drogue, sont l’une des facettes caractéristiques du monde moderne : celle de la résonance spectaculaire.

    P.173

  • Ciudad Juárez est une fiction #3

    14 décembre 2010

    Suite et fin de la traversée de Ciudad Juárez via Des os dans le désert de Sergio González Rodríguez et Google Street View. Pour présentation de cette mini-série de photos & textes et les deux premiers billets proposés ces derniers jours, retourner en arrière dans les archives du site.

    « Dans les affaires de disparitions comme dans les crimes contre les femmes à Ciudad Juárez, affirmait-elle, les recherches ne vont jamais au-delà d’un signalement ou d’une plainte classés dans un dossier qui est ensuite relégué aux oubliettes. »

    Sergio González Rodríguez, Des os dans le désert, Passage du Nord-Ouest, trad : Isabelle Gugnon, P. 215.

    Un an plus tôt, le procureur général avait déclaré que les crimes contre les femmes à Ciudad Juárez étaient « complexes » et ne pourraient être stoppés que par un « changement culturel » au sein des familles, qui se traduirait par la modification du comportement des hommes à l’égard des femmes.

    P.230

    Lors de la première Réunion binationale sur les crimes contre les femmes, une étude de l’Université autonome de Ciudad Juárez et du Conseil national de sciences et de technologies établissait qu’entre 1985 et 1997, 2 femmes sur 100 000 avaient été assassinées à Tijuana. À Ciudad Juárez, ce chiffre était de 10 pour 100 000.

    P.235

    Interrogé à ce sujet, le criminologue Rafael Ruiz Harrell déclare : « Il est évident que des hommes aussi bien que des femmes sont assassinés dans tout le pays. De 1995 à 2000, sur un total de 7858 homicides à caractère violent, 840 femmes ont été tuées, soit un pourcentage approximatif de 10%, ce qui représente 9 hommes assassinés pour 1 femme. Ce chiffre est à peu prêt le même dans tous les Etats de la république du Mexique, avec une fourchette qui va de 12 à 7,5 hommes tués pour 1 femme (même si les meurtres de femmes augmentent de décennie en décennie). Il ne s’agit donc pas de dire qu’il n’y a pas de meurtres de femmes dans les autres Etats du pays, mais ceux-ci sont bien moindres qu’à Ciudad Juárez. » Ruiz Harrell précise que de 1994 à 2000, il y a eu 591 homicides dolosifs enregistrés dans cette ville, dont 259 de femmes (230 étaient non identifiées ou à demi identifiées), soit 43,8%. « C’est cela qui est inquiétant », conclut le criminologue.

    (…)

    Les chiffres désensibilisent ceux qui devraient au contraire s’en préoccuper. Il est arrivé qu’on voie Sully Ponce rire aux éclats pendant la levée du corps d’une femme assassinée. Sa voix et sa silhouette pourraient être celles de n’importe quelle fonctionnaire : interchangeables et indifférentes. En revanche, les victimes sont uniques, même celles qui n’ont pas été identifiées.

    P. 236

    Le quotidien Norte révéla que Minjárez et Carlos Medina (du Groupe anti-enlèvements) étaient « les principaux auteurs des enlèvements dans la ville de Ciudad Juárez. Ils sont impliqués dans plus de 196 affaires de disparition et sont placés sous les ordres de Francisco Molina Ruiz, chef de l’Institut national de lutte contre les drogues ».

    P.246

    Un agent du Centre de recherche et de sécurité nationale qui a préféré garder l’anonymat a déclaré au quotidien El Heraldo de Chihuahua, le 30 janvier 2002 : « Selon l’organisme pour lequel je travaille, beaucoup de fonctionnaires sont mêlés au trafic de drogue : ils font partie des gouvernements des Etats, municipaux et fédéraux ; ils sont dans l’armée de l’air et la marine. Certains sont intouchables, et s’ils faisaient l’objet d’enquêtes, cela placerait l’Etat mexicain face à un problème épineux : le gouvernement ne peut les punir sans se punir lui-même. Si jamais il se disposait à le faire, les conséquences pourraient être encore plus désastreuses que les complications liées au trafic de la drogue... »
    L’état de droit au Mexique serait donc une fiction.

    P. 255-256.

    De passage à Mexico, Dato Param Cumaraswamy, un expert de l’ONU, a déclaré le 15 mai 2001 que « le taux élevé d’impunité relevé au Mexique (entre 95 et 98%) était préoccupant ». Il ajoutait : « Les Mexicains ne croient pas à la justice parce qu’ils n’en ont jamais eu, et encore moins au droits de l’homme. »

    P. 286

    J’ai près de moi une photo aérienne de Ciudad Juárez qu’un ami m’a donnée. Elle a été prise il y a trente ou quarante ans. Je tente de distinguer en vain un message caché dans les contours de la ville que le désert et les montagnes rendent insignifiante.

    P. 287

    Le pays abrite maintenant un immonde ossuaire, visible malgré la complaisance des autorités. Ces crimes finissent par avoir des répercussions dans le monde entier.

    (…)

    « Tâche quand même de ne pas oublier, me dis-je. Tu fais partie des morts et des mortes, tu te prosternes devant eux. »
    Se souvenir, même si cela semble excessif, voire décalé de notre époque. Que d’autres sachent que je me souviens, qu’ils lisent ce qui est écrit en rouge pour comprendre ce qui est écrit en noir.

    P. 289

  • 100611

    10 juin 2011

    Peu importe la question, mes tripes me disent que oui. Je passe sans voir dans les couloirs du jour la masse des corps précipités. À peine de quoi apercevoir celle qui, aveugle, chante en play-back à même le sol, à ses côtés son chien guide qui incite à donner. Depuis que j’ai lu puis traduit Le chien du mariage je vois ces chiens d’un autre oeil. Depuis que j’ai pensé puis écrit Coup de tête j’éprouve surtout de la tendresse pour n’importe quel type amputé : lui par exemple. Échoué dans les tourniquets d’Auber, une jambe sous les coutures de son jean neuf en pointillés (et des béquilles entre les coudes et côtes). Je n’ai pas entendu ce que chantait cette femme. Mes airs internes faisaient some make you sing and some make you scream, faisaient not if I wrap myself in nylon, faisaient I’m gonna try to nullify my life, faisaient far back as I can tell. Le chien un Labrador couleur chair (Husky toujours manquant sur la surface de ma fenêtre), je suis rentré battu, oui mais mes tripes me disent que oui.

    Personne ne naît comme ça, avec une peau aussi martyrisée. Certes, les brûlures n’avaient pas été faites hier, il n’y avait pas de doute. Elles dataient probablement d’environ cinq ans, peut-être plus, à en juger par l’attitude du pauvre garçon (je ne le regardais pas), habituer à exciter la curiosité et l’intérêt que suscitent les monstres et les mutilés, la répulsion involontaire dans les regards, la pitié pour le grand malheur. Perdre un bras ou une jambe, c’est perdre une partie de soi-même, mais endurer de telles brûlures, c’est se transformer, devenir un autre.

    Roberto Bolaño, Le troisième reich, Christian Bourgois, traduction Robert Amutio, P. 39.

  • 150611

    15 juin 2011

    J’attends avec plaisir l’instant où deux corps fixes dans l’ascenseur deux mètres carré à plus rien se dire après avoir épuisé tous les sujets de conversation, ceux sur le temps qu’il fait, je suis pas du genre à m’effrayer d’un de ces sales silences, même ceux qui durent des heures. En vérité, je suis déçu par Le troisième reich. J’ai mis mes pieds dans la terre chaude, celle qu’on appelle le sable, corné trois pages et puis basta, je m’en souviendrai (je pense) très peu. Et lorsqu’il me faut démonter intégralement le bras d’un automate de type V2244 pour y choper les petits os bioniques qui manquent à je ne sais quel client d’ailleurs je me repasse sous les paupières des litres de lettres anatomiques, divers schémas, histoire d’attraper la bonne pièce, de pas me tromper de cartilage. Tout ce que le mec au téléphone m’a dit : je veux un poignet. Faut préciser. J’opte pour le pisiforme. Et moi j’attends mon oeil.

    Avant de le quitter, je lui ai dit que j’étais en train d’écrire un journal. Un journal ? Un journal de mes vacances, de ma vie, comme on avait l’habitude de dire. Ah, je comprends, a dit M. Pere. À mon époque, c’était un truc de gamines... et de poètes. J’ai perçu la moquerie : infirme, imperceptible, profondément maligne. Face à nous, la mer semblait prête à sauter d’un moment à l’autre sur le Paseo Maritimo. Je ne suis pas un poète, ai-je dit en souriant.

    Roberto Bolaño, Le troisième reich, Christian Bourgois, traduction Robert Amutio, P. 282-283.

  • 270412

    27 avril 2012

    Voici ma dernière transmission depuis la planète des monstres. Jamais plus je ne m’immergerai dans l’océan de merde de la littérature. J’écrirai dorénavant mes poèmes avec humilité, je travaillerai pour ne pas crever de faim et je n’essaierai pas de publier.

    Roberto Bolaño, Étoile distante, Christian Bourgois, traduction Robert Amutio, P.158

    V. me demande pourquoi je dis traduire entre guillemets traduire (je lui parle de l’Ulysse). Je crois que je me sens un peu entre deux. Je traduis pas correctement, of course, mais je ne pars jamais dans de l’invention pure. Alors reprendre l’image posée hier sur les copistes du Moyen-Âge : adapter autant qu’accompagner tel texte, franchir le dénivelé menant d’une langue à l’autre. D’où, aussi, la référence à Kathy Acker, qui dans son Don Quichotte (qu’il me faut vite relire) fait véritablement œuvre de copie (la pirate est un moine).

    Quoiqu’il en soit surprise, cherchant sur et sous web un quelconque lien vers un quelconque fichier numérique de ce texte, Le roman d’Enéas, de ne pas tomber, non sur le fichier lui-même traduit français moderne comme par magie, je suis lucide, mais sur un portail critique centré sur la littérature médiévale, le genre de page susceptible de m’apporter, justement, liste complète de toutes les traductions de tel ou tel ouvrage au fil du temps. Ensuite, qui sait, recouper via une hypothétique traduction en français moderne tombée, depuis, dans le domaine public 1, et la pêcher sur Gallica. Je cherche et cherche mais ne trouve pas. Au mieux une page Wikipédia très laconique et aucune des informations recherchées. Dommage, car Le roman d’Enéas, moi qui maniaque dans mes lectures résonne par séquence, et suite à ma récente lecture de L’Énéide (qui a lui-même débouché naturellement sur La divine comédie), c’était ma passerelle vers le médiéval. Sans cette passerelle, ne pas vouloir ne serait-ce que planter les doigts là-dedans. Je ne suis pas allé jusqu’à poser la question fatidique à la Fnac : où se trouve votre section littérature médiévale ? Et suis reparti, bredouille, sous le bras Tour de Pandore et un flacon contenant 50ml de dissolvant sans acétone. Sauf qu’en réalité, il y a une section littérature médiévale (non : une section littérature ancienne), juste là, niveau du sol, juste à côté des livres dits de cul. A cet endroit que je me suis souvenu de ma première visite en fac de Lettres, portes ouvertes, encore lycéen, accompagné par F. : c’était pour voir (je dis voir comme on dirait je vais voir un film ou je vais voir une pièce) un cours de littérature médiévale. Précisément ici, lors de ce cours de Mme M., que je me suis dit ok, c’est ça que je veux faire (faire ayant encore à l’époque un peu le sens de suivre, voire de subir). Dans la salle dix personnes, et au fond un piano.

    Quant à l’Ulysse, j’explique à V. : je ne sais pas trop jusqu’où aller. Pour l’instant, j’apinche surtout le bout de la télémachie. Au-delà, c’est encore de la brume. Et à ce rythme (l’actuel), il me faudrait quarante et quelques années pour arriver au yes ultime de Molly Bloom, tout au fond du fichier. Mais, entre nous, je dois dire qu’outre cet asservissement supposé (car tu parles à un mec qui prend une photo à heure fixe ce qu’il voit depuis quatre ans et demi), j’aime assez la perspective d’être noué à l’autre Ulysse, celui de Joyce, et pieds et poings liés tout contre lui, pour tout le restant de ma vie ou presque. Ca réconforte.

  • 040812

    4 août 2012

    Et maintenant ?
    Maintenant, il se sentait comme un héros damné et frappé d’hubris, qui avait tenté de voyager dans le temps et l’espace afin de pouvoir contempler son propre futur. Il s’était lancé dans une entreprise pareille, mettant au défi le destin et les dieux. Le prix de cette arrogance avait été élevé. Son vaisseau avait heurté de plein fouet son futur et, dans l’explosion qui en avait résulté, ce dernier fut détruit et tout le monde à bord périt – sauf lui. Lui seul fut sauvé et renvoyé sur Terre où il allait devoir vivre les jours qui lui restaient en sachant qu’il n’avait plus aucun avenir.

    Steve Tesich, Karoo, Monsieur Toussaint-Louverture, traduction Anne Wicke

    Parler de Karoo sans adjectif. Surtout n’en faire aucune chronique, ni au sortir du texte, c’est-à-dire maintenant, ni plus tard. Aucune chronique m’a jamais fait comprendre, au juste, pourquoi j’ai jamais eu envie de relire Les détectives sauvages, Mantra et pourquoi ces lectures ont pesé. Pas important de savoir pourquoi je l’ai lu et d’où il vient, qui l’a écrit, publié. Traduit. L’Ulysse de Saul est Saul (et ce Saul est un Faust). Mais cette phrase est chronique. Me permet pas de me mettre au seuil de l’épiderme. Et chaque bouquin avec lequel je joue (le jeu), une fois terminé ou bien sur le point de presque l’être, oui, ça m’attriste d’en envisager, subir ou retranscrire l’image du point final (ce n’est donc pas crucial). Je m’en fous du nombre de pages (de quoi ?) ou de l’année de publication originale. Tout le contraire des bribes de phrases, celles restées là, celles comme « entre son dentier » ou les X occurrences du mot « baiser », ce en et hors contexte qu’importe. Sais plus au juste où j’ai écrit ces mots : « tout s’exhausse ». Un simple contrôle F du crâne me permettrait de retrouver mais m’abstiendrai. Et une « initiation à l’envers » c’est rien de moins qu’une initiation à l’endroit, mais ratée. Voilà Karoo. Et le fait est que, oui, tout s’exhausse : dans cet extrait ci-joint comme dans cette scène, partie 1, New York, où Saul va suivre le fantôme de son père, qui est aussi un calque de son fantôme futur, qui est aussi tortue. Ou à genoux devant celle (sa mère) dont il nous dit qu’elle l’est, mais quatre-vingt-dix fois (au moins) et entre parenthèses. C’est des détails. Saurai pas dire où est, quelle est la moelle. Au sortir du texte, c’est-à-dire maintenant, suis même incapable, sans reprendre lecture au hasard des chapitres, de dire juste si Karoo est écrit à la première, à la troisième personne ou quoi. M’en remettre aux mots ne m’aide pas : je sais dire ni pourquoi ni comment ni surtout j’ai aimé, trop pauvre, ni ce qui pèse ni quand. J’admets ma plus complète et sèche incapacité à dire et (soulagement) toute mon incompétence.


  • ↑ 1 Lapsus clavier : d’abord écrire langage public.