David Toscana



  • 111113

    19 novembre 2013

    Des années plus tôt, Lucio avait assisté à Monterrey à une réunion de directeurs de bibliothèques de l’État, c’est là qu’il avait appris tout ce qu’on pouvait trouver entre les pages des livres : des fleurs, des papillons, des ongles rognés, des notes, des mots d’amour, des adresses et, surtout, de la nourriture, boissons renversées, taches de graisse, sucre collé, miettes, mayonnaise et sauces, ainsi que ce qui, dans le compte-rendu de cette réunion, avait été consigné sous le terme de résidu nasal, pour lequel on avait recommandé à chaque bibliothèque l’acquisition d’une petite spatule.

    (...)

    Il lui semble qu’un roman est moins sale quand un lecteur mange au-dessus que lorsque l’auteur mentionne la marque du pantalon d’un personnage, de son parfum, de ses lunettes, d’une cravate ou du vin français qu’il boit dans tel ou tel restaurant. Les romans sont souillés par la seule mention d’une carte de crédit, d’une voiture ou de la télévision.

    David Toscana, El último lector, Zulma

    Ton rôle n’est pas très clair, mais tu es censé faire atterrir, théoriquement ou non, un avion de ligne quelque part en Finlande. Tu ignores dans quelle ville. Il y a des noms écrits (tout n’est pas en Finlande) : Helsinki, Timisoara, Bury quelque chose. Vues du ciel, encore une fois, toutes les villes se recouvrent et elle s’interpénètrent. Comment savoir où commence et où finit quoi, qui ?

  • 131113

    22 novembre 2013

    Tu remercies silencieusement les morts qui te rendent régulièrement visite dans tes rêves, toujours avec beaucoup de bienveillance.

    Enfin seul dans ton oloé. Tu t’es assis exprès près de la porte, là où il fait dix degrés, histoire d’avoir la paix, d’être tranquille, et voilà que deux hommes encravatés se posent tout près de toi pour discuter de nouilles et de saucisses (ce sont des métaphores graveleuses), de string (ce mot est au sens propre) et de la conversion des francs quotidiens vers l’euro.

    Lecture d’El último lector. La vie et la littérature se confondent dans le même paragraphe (seul le temps est variable).

    Lucio s’arrête devant l’avocatier et montre ses racines. Babette est ici, dit-il, il a plu et Icamole reverdira vite, mais cet arbre n’a jamais perdu sa couleur ni sa sève. Babette est une prose qui est poésie, elle est l’idée d’un bal que l’on n’a pas donné, d’un amant qui n’est jamais venu, d’un parapluie dans la mémoire de l’oncle André, elle est la mère qui se demande où elle est, elle est le mot Babette immuable quand bien même on le traduirait en vingt langues, on l’imprimerait en caractères romains, italiques ou helvétiques, mais Babette, c’est aussi trois quarts d’eau, de la matière organique, c’est un intestin avec ses fèces à mi-chemin devenues engrais, Babette, c’est des nitrites et des nitrates, de la salive et de la sueur, des larmes et de l’urine, c’est du phosphore et du calcium, du fer et du potassium, c’est des cheveux et des glaires, c’est son dernier dîner dans l’estomac. Babette c’est tous ces avocats qui pointent entre les feuilles et les branches, des avocats lisses qui un jour donneront leurs noyaux pour qu’on les plante dans ce verger qui abritera toute la descendance de Babette.

    David Toscana, El último lector, Zulma

    Un jour, tu en auras assez de ce tutoiement qui s’est développé de lui-même dans les pages du journal ("le tu qui ne t’est pas destiné" comme le dit @capilotraction tout à l’heure, c’est-à-dire il y a presque sept jours) et tu t’en sépareras sans état d’âme et surtout sans prévenir.

  • 250214

    5 mars 2014

    La station-service est toujours là, au carrefour des rues Padre Mier et Degollado, la supérette, non. On l’a fermée durant les années soixante-dix, quand se sont installées à Monterrey les grandes chaînes commerciales. Et bien que la majorité des maisons du quartier ait fini en bureaux, écoles, restaurants ou cabinets médicaux, il y a encore de nos jours des habitants qui se souviennent de Matus. Certains ne l’ont jamais connu par son nom, ils rapportent seulement que pendant de nombreuses années, dans le secteur, ils ont vu courir presque journellement un homme qui faisait un ou deux tours, voire davantage, dans la rue qui longe le mont de l’Obispado. En ces temps-là, le jogging n’était pas à la mode, dit madame Olivia Muguerza qui habite la rue Degollado, c’est pourquoi le pauvre devait supporter les moqueries et les insultes, parfois même on lui jetait des choses. Moi, il me faisait pitié, bien qu’un jour je lui aie moi aussi crié pour le blesser quelque chose sur ses jambes. Je n’étais qu’une jeune fille, ce devait être dans les années quarante, j’allais avec un groupe d’amis, on est toujours plus courageux quand on se déplace en nombre« Mais lui, il s’en moquait, quelques personnes disaient qu’il était sourd parce qu’il ne répondait jamais aux provocations. Un jour on ne l’a plus revu, on a dit qu’il était mort, mais je ne me souviens pas à quelle époque c’était.
     

    David Toscana, L’Armée illuminée, traduction François-Michel Durazzo, Zulma

    Nouvelles chaussures. Reprendre, donc, mais je ne sais pas trop quand, le ciel est noir encore, trop tôt en fin de jour. Les thunes : deux fois le prix que j’avais dans la tête.

    Je reçois gratuitement des louanges auprès de ma hiérarchie nord-alimentaire (assessment annuel). Ce n’est qu’un code pour dire je sais pas, c’est la langue blanche de la vie grise.

    Sur le chemin du retour 1 je découvre qu’ils ont fait une version harpe du Piano Phase de Steve Reich (mais ça ne soulèvera pas en moi le même silence, le même éveil que la version piano).

    Il me semble que la suite logique d’un truc comme 17h34 ce serait prendre une photo par jour, sans contrainte d’heure ou de temps ou d’objet, ne serait-ce que pour pouvoir accompagner le journal chaque soir.

  • 260214

    6 mars 2014

    D’un côté Facebook qui, X années après mon inscription, X années après avoir renseigné le champ relation linké à H., découvre mes inclinations, et remplace dans ses pubs les photos de ses meufs bikini par des mecs torse nu. De l’autre Apple qui me dit, toute géolocalisation lockée, coupée dans les applications, à l’heure où je pars de chez moi pour le taf : si vous partez maintenant, vous serez au 38 bouvelard des italiens dans 23 minutes. Le monde technologique, rudimentaire parfois, empiète sur nos crânes.

    L’armée illuminée de David Toscana. Dans le fond amusant, mais loin très loin de la texture et de la gravité d’El último lector.

    Dans le métro, stupeur : quelqu’un qui ignore tout de nos coutumes souterraines me sourit.

    Nouvel EP de Pierre Mottron, Home, Safe. C’est une flèche métallique qu’on te plante en plein corps. Les ondes électroniques circulent à ta moelle. Une seule écoute, d’une traite, limpide. C’est érudit, c’est bouleversant. Le truc est proposé à l’écoute librement et au téléchargement en PWYW. Je cogite lentement pour trouver le bon chiffre 2.


  • ↑ 1 Un ramassi de fictions cette phrase : il n’y a pas de chemin et il n’y a pas de retour, il n’y a que le circuit périphérique des choses qui nous fracasse en rond contre les mêmes surfaces.

    ↑ 2 Note du 8 mars, c’est 5€ le bon.