Jack Kerouac



  • 090712

    9 juillet 2012

    Neal est le plus grand, dit Jack, il a volé 333 voitures et lu Finnegan’s Wake, il écrira le Roman américain en 666 jours, 999 pages au total, Jack Kerouac le préfacera. Allen met la main sur son épaule et lui dit de gueuler moins fort.

    Jean-Jacques Bonvin, Ballast, Allia

    Levé avant la fin de l’édition télé de la nuit, frôler H. qui prend le premier train vers le nord pour attraper un premier autre vers le sud. Puis, décalé rythme et même corps, se dire qu’à 9h30 il devrait être 11h et demi après le bip sonore. Au taf une boite de 70 Freedents dans la droite, et ce type son bouquin le titre c’était La pratique du contentieux administratif (8e édition). Onze jours sans migraine, fin de série, puis nique l’orbite. Où il en est Wiggins ? Redécouvre savoir voir sans les verres. Deux paires de pompes en cuir trinquent à la bière. Crépitent les miennes. Lu le Ballast, conseil de mon libraire cet autre autre jour. Très bien, trop court. Neuf occurrences de benzédrine.

    Retour au postapocalysme : de la poussière et puis de la poussière cosmique.

  • 290712

    29 juillet 2012

    Photo H. (miennes chevilles)

    On vous aime, on vous attend, avait écrit Verlaine, et Rimbaud frappait à la porte. Mathilde le considéra avec beaucoup d’étonnement et un peu d’écœurement, chemineau couvert de poussière, les cheveux gras et le verbe haut mais derrière ça beau comme l’antique. Arthur aurait pu faire un effort, battre sa veste contre un mur, décrotter ses chaussures avant d’entrer, mais non. Et Mathilde tournant la tête vers Paul son mari comprit qu’elle le perdait et qu’elle le perdait mal. Dans les yeux du faune au crâne dégarni, la joie qui rayonnait n’était qu’impatience d’en arriver au fait. On vous aime, on vous attend, de pénétrer vite cette chair de seize ans. Verlaine s’effaçait pour laisser entrer Rimbaud, marchait à reculons dans l’appartement, inclinant la tête, déployant d’un geste large le bras et la main et, reculant, repoussait Mathilde contre le mur, Mathilde qui dès lors n’exista plus que comme embarras pour le nouveau couple ou refuge ponctuel du petit poète alcoolique qu’elle avait épousé. 

    Quand sur le porche apparut non pas Jack mais Allen, Carolyn eut un peu le regard de Mathilde. Le crâne dégarni était du côté opposé, c’était le crâne de celui qui arrivait en ouvrant grand ses yeux humides, pressant l’une contre l’autre ses lèvres humides aussi, embrassant Carolyn comme une sœur et embrassant Neal comme un frère, mais en le serrant fort contre lui, contre la bedaine qui depuis quelques mois dépassait de sa ceinture. Il caressait les joues et les épaules de Neal en regardant Carolyn, il riait de plaisir en la regardant, niait qu’il fût poète. Il n’était qu’un homme de mots disait-il dans son rire de plaisir, le bras posé sur les épaules de Neal qui, lui, était partagé entre la joie qui était celle d’Allen et l’impression très claire, mais elle ira diminuant, d’être un imbécile de trop dans cette ronde indécise qui n’était pas improvisée puisqu’on lui avait attribué le rôle avant que la porte ne s’ouvrît. Mais Neal savait aussi que ce rôle, chacun le jouerait à son tour. 

    Oh my, le coup d’œil d’Allen quand Carolyn les a surpris, Neal et lui, l’un dans l’autre, Allen en Neal. Carolyn avait ouvert la porte sans se douter de rien et maintenant elle sait que Neal, son mari Neal, non seulement entre dans des femmes de la Californie au Montana mais qu’il s’ouvre aussi à des hommes comme Allen Ginsberg, venu de loin, de Manhattan où il écrit sur le FBI, les eaux de l’Hudson, les pédérastes, sur Jack Kerouac, le jazz et le karma.

    Jean-Jacques Bonvin, Ballast, Allia

    Si je repense à ces quelques pixels lus l’autre jour dans Ballast c’est que je suis tombé, sais plus quand, sur une rediff de ce très mauvais truc, Rimbaud Verlaine, film de 1995, et dans lequel, et c’est sans doute son seul mérite, Di Caprio joue un squelette mecton (et plus accessoirement Rimbaud) plutôt bandant. Mieux chez Bonvin. Quoiqu’il en soit j’ai coupé le film (et la lumière du film) un peu avant la fuite vers l’Angleterre.

    Presque pas au courant que des JO cyberpunks sont ouverts. Il n’y a aucun lance-missiles sur le toit de nos immeubles (pour l’instant). À peine (et vite) ai-je aperçu, hier je crois, une pseudo finale de cybermen dans une piscine chromée, où sept types ont perdu et un seul a gagné. Et tous les huit un corps dynamité, des quilles palmées, des bras difformes et des épaules carrées. Un jour, bientôt peut-être, on imposera à chaque athlète une vérification humaine pour s’assurer qu’ils ne sont pas, à leur tour, ni des bots ni des fakes ni des spams.

    Trois quarts de Coup de tête relus et corrigés pour le Publiepapier. Beaucoup de trucs de mise en page (des italiques), quelques modifs improvisées (buté par niqué). Plus qu’une partie et serai bon pour renvoyer le truc ficelé dans la dropbox, après validation des corrections de Christine Jeanney (super merci), le tout à l’intention de Daniel Bourrion (idem merci). Aurai probablement pas le temps de finir demain, week-end prochain plutôt.

    Rentrés ce jour de l’ouest à 13h30. Et retrouvons Y. bien comme l’avions laissé : couvert. Demain reprendre. Ou dans le temps remonter.

  • 261015

    1er décembre 2015

    L’histoire d’un homme qui change de nom chaque semaine mais dont le nom réel figure sur la couverture d’un Librio adapté du web. Ça veut rien dire sans doute. C’est dans un bar, en soirée, je sais pas trop quoi faire de ça. Une merde avec les mails : tout ce qui est venu entre le 27 juillet et le 22 octobre a disparu. S’il en allait ainsi des jours, que faire ? J’ai ce truc dans la tête comme quoi ce qui nous fait écrire, c’est la maldire, c’est-à-dire tordre les temps de langue pour sciemment l’obscurcir. Je ne sais pas si nous faisons tous ça mais c’est comme ça qu’on pense écrire avec une singularité. Le soir, il y a beaucoup d’écoute. Beaucoup d’écoute. Je n’ai pas envie de bosser sur Mueller, tout est prétexte à ouvrir autre chose. Cette lecture de Kerouac.

    David Lang. Ad Astra Per Aspera.

    The Attachment.

    D’autres choses encore mais j’ai tout oublié. J’en reviens au Mueller en rouleau.

  • 011216

    4 janvier 2017

    Je marche dans de la neige (mais c’est pas moi qui marche). À l’endroit de ce manuscrit dont je lis les deux tiers je liste des écueils qui sont aussi, cruellement, ceux que je pourrais tirer d’Eff si j’avais assez de recul. Réfléchis en passant à Bajir, à cette forme d’incarnation que je cherche, qui m’échappe, notamment car je pense à l’envers : je pars de ce que je sais techniquement faire pour le plaquer au texte. C’est du texte qu’il faut partir, et le représenter autrement qu’il se croit 1. Un moment sur la retranscription vidéo de la soirée de mardi : et il faut que je me voie encore, ce qui est à la fois agaçant et, semble-t-il, utile. Plusieurs voix dont j’aimerais lire les journaux : Mary Shelley, Kerouac mais aussi Tarkovski (liste non-exhaustive). 647 mots sans aucun relief tout en parlant à L.

  • 230917

    25 octobre 2017

    517 mots pour Eff sur Nocturnal animals. C’est d’une fadeur. Ça fait des semaines que c’est ça. Sans parler du journal. Il faudrait arrêter tout ça. Il faudrait arrêter. J’écoute les lettres de Neal Cassady à Jack Kerouac, Allen Ginsberg. C’est le même comédien que celui qui interprétait Dean Moriarty dans le feuilleton Sur la route. Je dis que je vais aller à tel endroit faire tel truc (ou bien alors rien, juste profiter des derniers beaux jours de l’année, marcher dehors quoi) pour finir par rien faire, tout juste ouvrir les fenêtres pour faire baisser le niveau d’humidité. J’arrête de lire DOA, toujours aussi plat, et le Familiar 1, incompréhensible. Il y a des milliers de livres qui feront sens à ma vie, peut-être certains qui parviendront à la bouleverser, pas de temps à perdre à lire ces trucs. Morphine, c’est complètement indigent. C’est terrible. Je ne serai peut-être pas capable, ce texte, d’en faire quelque chose. Temps perdu là encore ? J’avais des visions de quelque chose plus grand que moi. Mais ça... Montpellier - PSG (0-0). Vingt minutes de silence : Et les doux savent H A Ï R.
    H A Ï R jusqu’au meurtre
    .

  • 240917

    27 octobre 2017

    Si l’on m’avait dit qu’un jour je tuerais ! Je suis une douce. Quand je trouve une araignée, je la prends délicatement avec un papier et je la pose doucement sur la pelouse. Mais le meurtre, n’est-ce pas l’achèvement d’une sensualité désaxée ?

    Hélène Bessette, Vingt minutes de silence, Othello / Attila, P. 162

    Plein soleil, 22° dehors. Couru 7km72 dans ça, 42min55, sur David Lang. Il faut que je me reprenne sur Morphine. Que je me focalise sur son essence : un texte sur le fait d’être hanté par plein de trucs, à commencer par tous ces piratages littéraires, russes pour la plupart. C’est ça, le nœud. Oublier tout le reste et trouver une langue un tout petit peu plus acide, moins policée (Sur la route ?). Peu de chiens près du lac. Amicale des pêcheurs de Vincennes (petits chapiteaux blancs). Où sont les deux mecs du dimanche matin ? Nulle part. 566 mots pour Eff sur Nocturnal animals. ASSE - Rennes (2-2). J’ai repris un moment le Morphine 1, réécrivant par dessus. Peut-être est-ce tout ce qu’il y a à faire, réécrire par dessus aussi longtemps qu’il faudra pour lui confier un minimum d’épaisseur. Voilà de quoi j’ai besoin, d’épaisseur. Parti marcher au jardin un moment pour profiter de la dernière lueur de septembre.

  • 260917

    29 octobre 2017

    556 mots pour Eff. Tellement en retard que je finis en avance. Les 25 ans des éditions de l’Attente à la Maison de la poésie mais sans le vélo, pas possible de reprendre le vélo ce soir, qui était une soirée hyper douce et hyper belle pour reprendre un vélo, pas pédalé depuis juillet et derrière (mais plus tard) il y aura des chansons qui voleront pour mettre d’autres airs dans nos têtes. Kerouac : Pour l’instant, je n’étais qu’un jeune homme sur une montagne.

  • 011017

    2 novembre 2017

    Octobre encore. Couru sous le crachin et avec H. Trois tours du lac sur le Canto Ostinato synthé. 6km72. 38min20. Des chiens mouillés (mais heureux) courant avec leurs maîtres et des envies d’ailleurs. Eff, total à fin septembre : 267 000 mots. On est à 2000 mots d’Ulysse (faire sauter la moitié). Kerouac : Nous étions trois enfants de la terre, qui essayions de nous affirmer, la nuit, contre des impostures séculaires, dans le noir. Douleurs après avoir couru dans le dos et à gauche. C’est un nœud quelques centimètres au-dessus de l’omoplate, dans le creux, sous l’épaule. Ça tire. 518 mots forcés pour Eff encore, sur les Circle songs de Francesco Tristano. Je suis encore sur ce Morphine 01 à réécrire. Ça prendra beaucoup de temps, le nez perdu dans le vide, à regarder le chauffage se déclencher dans l’immeuble sans que je le sache encore. Ou bien passer à Bercy sans parvenir à mettre les petites billes dans les trous pour que ça prenne, mentalement, et un jeu à 50 balles c’est trop encore, surtout pour un truc auquel tu joueras pas avant au moins trois mois, je suis revenu comme ça dans l’immeuble, sans, et c’est à cet instant que je vais comprendre. Il y a un truc qui s’appelle Neue Meister Live in Berlin, j’écoute ça. On m’a envoyé par la pensée, il y a quelques jours, un film. Ça s’appelle Ulysse’s Gaze. C’est un très beau film et onirique, mélancolique, brumeux. Il y a cette scène un peu avant la fin, à Sarajevo, pendant la guerre. Les jours de brume sont les seuls où la population peut vivre normalement, alors il y a de la musique en pleine rue, des concerts, des pièces de théâtre qui se jouent. C’était beau. J’apprendrai sur Twitter la mort de Philippe Rahmy. Très triste. J’avais eu l’occasion de correspondre un peu avec lui, nous parlions de porter le très beau Architecture nuit en papier pour publie. Beaucoup de respect pour son œuvre et pour son écriture. Je parle souvent de SMS de la cloison quand il s’agit de présenter les spécificité de ce qu’il s’agit souvent de nommer l’écriture numérique. Mouvement par la fin, c’est un livre vers quoi je reviens si souvent. Là où il est, ce livre, je n’ai qu’à tendre le bras pour l’atteindre. Et c’est sur Allegra que j’ai commencé à écrire les premiers brouillons d’Eff, il y a plus de deux ans. Monarques il y a quelques semaines. Je devais justement le recontacter depuis des jours, au sujet d’Architecture nuit, mais aussi pour lui dire combien Monarques m’avait touché. Je n’ai pas arrêté de remettre au lendemain, faute de temps me disais-je. J’y repensais encore avant-hier pour je ne sais quelle raison.

  • 031017

    3 novembre 2017

    Ma garce de vie s’est mise à danser devant mes yeux, et j’ai compris que quoi qu’on fasse, au fond, on perd son temps, alors autant choisir la folie. Moi, tout ce que je voulais, c’était noyer mon âme dans celle de ma femme, et l’atteindre par le nœud de la chair, dans le linceul des draps.

    Jack Kerouac, Sur la route : le rouleau original, Gallimard, traduction Josée Kamoun

    Je relèverai la tête, ce sera déjà la fin du jour. Il y a quelques minutes il était quoi, quatorze heures ? Je déplace des blocs sur un agenda G, ce sont des blocs de temps. Finalement ça, prévu initialement là, maintenant, repoussé demain. Je passe mon temps à faire ça. Remettre. On m’a appelé tout à l’heure, quelqu’un m’a appelé ? Je sais plus. C’était il y a des siècles. Ce matin, imagine-toi un peu. L’ascenseur est en travaux depuis aujourd’hui et depuis aujourd’hui vivre ici c’est entendre, aux heures de pointe du soir venant, monter les corps essoufflés et les semelles. Toujours voulu installer en douce un panneau on ne parle pas dans les parties communes. Là on perçoit presque la chanson de leur sang s’engouffrant dans la carotide ou, quoi, les tempes ? 616 mots pour Eff. Si un jour j’ai tenu le ton juste pour ce truc, ça fait longtemps que je l’ai perdu... Encore une fois repassé sur le Morphine 01. Changé des menus trucs, mais des trucs néanmoins. Retirer ce qui n’est pas absolument indispensable (comment déterminer ce qui l’est ?), construire des réseaux cohérents de couleurs, de thématiques structurantes. Trouver aussi comment alléger le ton, se rapprocher d’une forme d’oralité (difficile quand on raconte au tu). Ajouté des points d’exclamation pour ça, et surtout des questions : des adresses à quelqu’un. Au personnage. Au lecteur. À l’auteur. À d’autres. Combien de fois faut-il repasser sur un texte pour qu’il tienne ? Qu’il tienne en tant que lui-même, et qu’il tienne dans la dynamique d’un tout ? Le nombre de versions d’enregistrées dans la mémoire d’Ulysses est juste vertigineux. Et malheureusement, il ne me donnera pas de chiffres. Ce serait faussé de toute façon : il lui arrive d’enregistrer parfois une version par minute. Cette phrase d’Édouard Levé, Suicide, qui pourrait figurer en épigraphe de ça, Morphine : Es-tu mort, puisque je te parle ?

  • 071017

    7 novembre 2017

    « Dis donc, l’alto, hier soir, il avait le IT, la pulse, mec. Et une fois qu’il l’a tenue, il l’a plus lâchée. J’avais jamais entendu un gars tenir si longtemps. » J’ai voulu savoir ce qu’il appelait la pulse. « Alors là, mec, a dit Neal en riant, tu me parles d’im-pon-dé-ra-bles… hum ! Bon, t’as le gars, avec tout le monde autour, d’accord ? C’est à lui de déballer ce que tout le monde a en tête. Il démarre le premier chorus, il aligne ses idées, et là les gens ouais-ouais, mais chope la pulse, alors lui, faut qu’il soit à la hauteur, faut qu’il souffle, quoi. Tout d’un coup, quelque part, au milieu du chorus, voilà qu’il CHOPE LA PULSE… tout le monde lève le nez ; ils comprennent, ils écoutent ; il la chope, il la tient. Le temps s’arrête. Il remplit le vide avec la substance de notre vie. Il faut qu’il souffle pour passer tous les ponts et revenir ; et il faut qu’il le fasse avec un feeling infini pour la mélodie de l’instant, comme ça tout le monde comprend que ce qui compte, c’est pas la mélodie, c’est ÇA, cette pulse… » Neal n’a pas pu aller plus loin ; rien qu’à en parler, il était en nage.

    Jack Kerouac, Sur la route : le rouleau original, Gallimard, traduction Josée Kamoun

    Lire Le docteur Jivago. Mais il y a un million de choses qu’il me faudrait lire pour Morphine, à commencer par Tchekhov. Deux trucs que j’irai emprunter numériquement : Le nord c’est l’est et un Dictionnaire amoureux de Saint-Pétersbourg. Le docteur Jivago est dans la maison familiale en Haute-Loire. Je le récupérerai là. Lapsus de l’œil : viens chez moi, j’habite dans une grange. Les mots d’hier reportés aujourd’hui dans l’écran (Eff) : 935 mots. 515 mots pour aujourd’hui bien pauvres. Plus qu’hier. Un long moment à remettre sur pied le journal de Coup de tête, y compris dans le code (misère, ce site tombe en morceaux), relancé à l’occasion de la réédition du livre. Enregistré deux lectures, l’une du prologue, l’autre de celui de Dans la ville des chasseurs solitaires, dont il s’inspire. Morphine, aussi, un moment dans la nuit, à essayer de rendre ça plus oral, plus décontracté, en m’imaginant que c’est la voix de Quentin Baillot qui parlait. Je sais pas si ça marche. Mais je suis juste incapable, sans ça, d’imaginer écrire des trucs très simples pour le liant, par exemple C’est le lendemain que tout est arrivé.

  • 111017

    11 novembre 2017

    H. a collé deux feuilles A4 sur la porte d’entrée : quand on quitte l’appartement, on doit faire une croix là-dessus après avoir vérifié que la porte lapine était bien fermée. H. a beaucoup de patience vis à vis de mes (nombreux) moments de détresse. Il y a donc sur cette feuille des petites croix. Place de Clichy pour un verre avec Joachim : il a codé un petit jeu statique pour La crise. Me demande quand c’est que sort le CdT réédité, je ne sais plus. Et hier, préparant le fichier sur lequel travaille J. pour démarcher les libraires, je l’avais oublié. C’est un acte manqué. 536 mots pour Eff, prolongement d’hier (je n’ai pas été capable d’écrire le journal hier, je n’étais pas là dans mon corps au moment où mon corps rayonnait) et d’avant-hier, un plutôt bon moment qu’on pourrait semble-t-il résumer à ça : un mec roulant là sur une route sans savoir où aller, il s’arrête dans un champ où quelqu’un regarde quelque chose (mais quoi) et personne ne se parle. Et c’est censé être beau. Morphine s’appelle de nouveau Morphine. Et, effectivement, et il m’avait semblé que ce serait le cas, ça fonctionne beaucoup mieux quand on en vient aux procédures médicales. Ou bien alors il faut aller dans le sens du tournesol de Kerouac qu’était Neal Cassady :

    Et puis Neal s’est tu, il est allé s’asseoir à la cuisine, entre Jeff et moi, et il s’est mis à regarder droit devant lui, pétrifié, buté, sans plus voir le reste du monde. Il était simplement en train de s’abstraire un instant pour recharger ses batteries. Si on l’avait touché, il aurait vacillé comme le rocher en équilibre sur un petit caillou au bord du gouffre, qui peut aussi bien dégringoler que continuer à osciller. Et puis, brusquement, ce rocher s’est mué en tournesol, son visage s’est éclairé d’un beau sourire, il a regardé autour de lui comme le dormeur qui s’éveille, et il a déclaré : « Ah, tous ces gens formidables qui sont là, avec moi ! C’est pas chouette, ça ? Qu’est-ce que c’est chouette, Jack ! »
  • 131017

    13 novembre 2017

    Nous quittons l’espace vierge qui nous a accueillis pendant dix jours... Et pendant ces dix jours, nous nous sommes tant et tant gorgés de cet espace, que je me demande comment nous n’avons pas explosé : nous l’absorbions sans retenue, comme l’air qu’on respire, pour longtemps, pour des années. Et lorsque, après trois ans, je suis revenu à Kolgouev, j’ai compris à quel point cet espace basique, matriciel s’était imprimé en moi, et qu’il y avait bien des choses auxquelles, désormais, je n’avais plus besoin de prêter attention : je pouvais tranquillement m’attacher à des détails et photographier ceux qui me faisaient signe : « buisson de saule après la neige », « lentille » (un petit lac qui reposait dans la toundra à la veille de l’été, encore recouvert d’une lentille de glace), « minerai des marais » (ça, c’était au moment du dégel. Quand j’étais petit, on nous disait, en cours d’histoire, que nos ancêtres extrayaient le fer d’un certain « minerai des marais » que j’étais curieux de découvrir et que j’ai vu là — dépôts rouge brun d’une rouille absolument pure, véritables chaudrons creusés dans une terre saturée de rouille elle aussi, tiges de plantes durcies de rouille transformant les marécages en jugnles brun métallisé, coulées de rouille, légères suspensions de rouille au fond des marais criblés de bulles de gaz : des dizaines, des centaines de tonnes de rouille) ; « poisson sur la neige » (les écailles argentées du lazazret scintillant d’un éclat particulier sur la neige tardive et granuleuse) ; « gouttes » (impressionnant talus de neige avec des gouttes au bord des surplombs), et « horizon lointain ».

    Vassili Golovanov, Éloge des voyages insensés, Verdier, traduction Hélène Châtelain, p. 327

    Ce site, il tombe en morceaux. Il faudrait tout reprendre, tout refaire de zéro. Mais le temps, l’énergie, ça me manque. Toute cette semaine je n’aurai rien retranscrit du procès Pistorius. Ça n’avance pas, c’est tout. Et j’en serai à me demander si les œufs ça donne la migraine. Il fait anormalement beau et chaud ici. Idem en Haute Loire où j’ai mis une option sur le Docteur Jivago. Mais au moment de l’écrire je ne sais plus ce que j’ai fait ou pas aujourd’hui. The Dodo : Five of the best naked pets on the internet. L’équipe : L’évolution des crampons de Lionel Messi. 769 mots pour Eff. Plutôt bien. Bonne impression je veux dire. Mais c’est peut-être le pire moment possible pour donner tes impressions, juste après l’accalmie du clavier. Et tu es le dernier type sur terre capable de porter un jugement clair sur ce qui en sort. Le rouleau de La route : la fin a été mangée par un chien. Celle qui a été reconstruite et recréée pour l’édition du rouleau original n’a pas beaucoup d’intérêt.

  • Un herbier pour Morphine(s)

    9 mars 2019

    Akhmatova, Anna

     ?

    « En une heure de temps, nous avons vieilli de cent ans. »

    Élégies, (Harpo &, traduction Christian Mouze)

    « Cent mille bouleaux me suivent,
    Tel un mur de verre
    Ruisselle le gel. »
     
    .
     
    « Je ne connaissais pas
    Cette marque de la lune
    Sur chaque chose. »
     
    .
     
    « Longtemps j’ai attendu
    Le grand hiver »
     
    .
     
    « La Russie de Dostoïevski. La lune
    Que dissimule à peine un clocher. »
     
    .
     
    « Quoi d’autre que nous vivait dans cette maison ? »
     
    .
     
    « Moi-même j’étais devenue granit »
     
    .
     
    « Je ne connais qu’une ville au monde,
    Je la trouverais à tâtons dans le sommeil. »
     
    .
     
    « Vous alliez par les chemins impraticables,
    Comme dans les ténèbres tombe une étoile. »
     
    .
     
    « Le rayon de lune trace un profil. »
     
    .
     
    « ... Et je me tais — trente ans que je me tais. »
     
    .
     
    « Et ce n’était pas lui mais un masque... »
     
    .
     
    « Les champes labourés et à peine
    Blanchis par l’automne finissant »

    Requiem (Minuit, traduction Paul Valet)

    « C’est pour les autres que souffle la brise fraîche
    C’est pour les autres que s’attendrit le crépuscule » (P. 17)
     
    « Non, ce n’est pas moi, c’est quelqu’un d’autre qui souffre. » (P. 25)
     
    « Maintenant, je ne peux plus distinguer
    Où est la bête et où est l’homme. » (P. 29)
     
    « L’éclat bleu des yeux que j’aime » (P. 35)
     
    « Et j’ai compris
    Que je devais capituler
    En écoutant mon propre délire
    Comme s’il était celui d’une autre » (P. 37)
     
    « Et j’ai appris comment s’effondrent les visages » (P. 41)

    Alexievitch, Svetlana

    La guerre n’a pas un visage de femme (J’ai lu, traduction Galia Ackerman et Paul Lequesne, P. 169)

    « Lorsqu’on coupe un bras ou une jambe, il n’ y a pas de sang... On voit de la chair blanche, bien propre, le sang ne vient qu’ensuite. Aujourd’hui encore, je ne peux pas découper un poulet, si sa chair est trop blanche et nette. Un atroce goût de sel me vient dans la bouche... »

    Les cercueils de zinc (Christian Bourgois, "Titres", traduction Wladimir Berelowitch et Bernadette du Crest, P. 207)

    « Ça fait trois ans que j’ai perdu mon fils et je ne l’ai pas vu une seule fois en rêve. Je mets pourtant son pantalon ou son maillot sous mon oreiller :
    — Viens-moi en rêve, mon petit. Viens voir ta maman. Il ne vient pas. Que lui ai-je fait pour qu’il m’en veuille ? »

    Artaud, Antonin

    L’ombilic des limbes (Édition Quarto Gallimard, P. 107)

    Docteur, « Il y a un point sur lequel j’aurais voulu insister : c’est celui de l’importance de la chose sur laquelle agissent vos piqûres ; cette espèce de relâcement essentiel de mon être, cet abaissement de mon étiage mental, qui ne signifie pas comme on pourrait le croire une diminution quelconque de ma moralité (de mon âme morale) ou même de mon intelligence, mais, si l’on veut, de mon intellectualité utilisable, de mes possibilités pensantes, et qui a plus à voir avec le sentiment que j’ai moi-même de mon moi, qu’avec ce qu’en montre aux autres. Cette cristallisation sourde et multiforme de la pensée, qui choisit à un moment donné sa forme. Il y a une cristallisation immédiate et directe du moi au milieu de toutes les formes possibles, de tous les modes de la pensée. Et maintenant, Monsieur le Docteur, que vous voilà bien au fiat de ce qui en moi peut être atteint (et guéri par les drogues), du point litigieux de ma vie, j’espère que vous saurez me donner la quantité de liquides subtils, d’agents spécieux, de morphine mentale, capables d’exhausser mon abaissement, d’équilibrer ce qui tombe, de réunir ce qui est séparer, de recomposer ce qui est détruit. Ma pensée vous salue. »
    Or, l’esprit sème son phosphore. (P. 111)
    une sensation de brûlure acide dans les membres, des muscles tordus et comme à vif, le sentiment d’être en verre et brisable, une peur, une rétraction devant le mouvement, et le bruit. Un désarroi inconscient de la marche, des gestes, des mouvements. Une volonté perpétuellement tendue pour les gestes les plus simples, le renoncement au geste simple, une fatigue renversante et centrale, une espèce de fatigue aspirante. Les mouvements à recomposer, une espèce de fatigue de mort, de la fatigue d’esprit pour s’accrocher inconsciemment à quelque chose, à soutenir par une volonté appliquée. Une fatigue de commencement du monde, la sensation de son corps à porter, un sentiment de fragilité incroyable, et qui devient une brisante douleur, un état d’engourdissement douloureux, une espèce d’engourdissement localisé d’un membre, et ne présentant plus au cerveau que des images de membres filiformes et cotonneux, des images de membres lointains et pas à leur place. une espèce de rupture intérieure de la correspondance de tous les nerfs. Un vertige mouvant, une espèce d’éblouissement oblique qui accompagne tout effort, une coagulation de chaleur qui enserre toute l’étendue du crâne ou s’y découpe par morceaux, des plaques de chaleur qui se déplacent. Une exacerbation douloureuse du crâne, une coupante pression des nerfs, la nuque acharnée à souffrir, des tempes qui se vitrifient ou se marbrent, une tête piétinée de chevaux. Il faudrait parler maintenant de la décorporisation de la réalité, de cette espèce de rupture appliquée, on dirait, à se multiplier elle-même entre les choses et le sentiment qu’elles produisent sur notre esprit, la palce qu’elles doivent prendre. Ce classement instantané des choses dans les cellules de l’esprit, non pas tellement dans leur ordre logique, mais dans leur ordre sentimental, affectif (qui ne se fait plus) : les choses n’ont plus d’odeur, de sexe. Mais leur ordre logique aussi quelquefois est rompu à cause justement de leur manque de relent affectif. Les mots pourrissent à l’appel inconscient du cerveau, tous les mots pour n’importe quelle opération mentale, et surtout celles qui touchent aux ressorts les plus habituels, les plus actifs de l’esprit. (P. 110)

    D’un voyage au pays des Tarahumaras

    « De la montagne ou de moi-même, je ne peux dire ce qui était hanté »

    « À tous les tournants de chemins on voit des arbres brûlés volontairement en forme de croix, ou en forme d’êtres, et souvent ces êtres sont doubles et ils se font face, comme pour manifester la dualité essentielle des choses »

    « Faire un pas n’était plus pour moi faire un pas ; mais sentir où je portais la tête. »

    Balzac

    Le médecin de campagne

    « Les gens de la campagne meurent tous philosophiquement, ils souffrent, se taisent et se couchent à la manière des animaux. »

    « Maintenant, tout est pourri de cuire. » (trop cuit)

    « Je me défendis mal, j’avais des complices en moi. »

    « isochrones » (battements du cœur)

    « Il avait la tête brisée, la cervelle dans ses cheveux, et il parlait. »

    « Mais qu’a-t-il ?
    — Bah, répondit Benassis, il est dans un mauvais moment. »

    Benjamin, Walter

    Sens unique, Maurice Nadeau, traduction Jean Lacoste

    « Des planches sales forment le fond argileux dans lequel, brillantes dans l’air froid, quelques rares couleurs se dissolvent. » (P. 201)

    Benson, Stépahnie

    Cheval de guerre

    La fille était canon. Mais alors vraiment belle. (...) Et pieds nus. (je souligne)

    Bigflo & Oli

    « Autre part » (sur La vraie vie)

    Je voudrais pas être moi et quelqu’un d’autre non plus

    Boulgakov, Mikhaïl

    Tout Récits d’un jeune médecin
    Tout Morphine

    Buzzati, Dino

    Sur le Giro 1949 : « Au cours d’un duel serré en pleine tempête, Coppi défait son principal adversaire »

    Cervantès

    Don Quichotte (traduction ici Louis Viardot)

    (...) tant que je dors, je n’ai ni crainte, ni espérance, ni peine, ni plaisir. Béni soit celui qui a inventé le sommeil, manteau qui couvre toutes les humaines pensées, mets qui ôte la faim, eau qui chasse la soif, feu qui réchauffe la froidure, fraîcheur qui tempère la chaleur brûlante, finalement, monnaie universelle, avec laquelle s’achète toute chose, et balance où s’égalisent le pâtre et le roi, le simple et le sage. Le sommeil n’a qu’une mauvaise chose, à ce que j’ai ouï dire : c’est qu’il ressemble à la mort ; car d’un endormi à un trépassé la différence n’est pas grande.

    Claro

    Madman Bovary, Verticales

    « Je deviens tendons. Le sang dans mes veines fait presque du bruit. » (P. 13)

    « Ce que je ressens, c’est la douleur de l’os qui remplace mon être. » (P. 39)

    Claro

    Tous les diamants du ciel, Actes Sud

    Oh, comme Lucy voyageait peu, sa vie vouée à la consommation de ce qui l’émaciait, l’effaçait. Comme Lucy voyageait peu, hormis l’excursion baptisée !!! TRIP !!! quand, enfin, durant quelques heures, elle pouvait, recroquevillée, tour à tour sèche et moite, folle et cassante, courtisée par le seul poids des draps, les mains entre ses cuisses rougies, rejoindre ce seuil impalpable depuis lequel il est possible d’apercevoir non le mariage du ciel et de l’enfer mais l’union de la vérité et du mensonge, quand tout ce qui détruit se veut invention – après, c’était la chute, le flip, l’étroitesse du corps devenu vasque où allonger les dernières fleurs, à quelques pétales de l’overdose, qu’elle cueillerait un jour, afin de mieux pâlir sous cette pluie qui n’est pas la pluie, ce feu qui n’est pas le feu, ce temps qui n’est plus le temps.

    Colautti, Ricardo

    La trilogie Sebastián Dun, Éditions de l’Ogre, traduction Guillaume Contré

    « M. Juan était mon confident et moi, j’étais son confident. »

    Collobert, Danielle

    Dire I

    « n’êtreplus qu’arborescent, effilé par les muscles allongés, mugissant par la rapidité du sang, nos circulations prisonnières du même cycle »

    Dostoïevski, traduction libre de droit traducteur non précisé

    Parfois on fait des songes étranges, inimaginables, contraires à la nature ; au réveil on les évoque avec netteté, et alors une anomalie vous frappe. Vous vous souvenez surtout que la raison ne vous a manqué à aucun moment de votre rêve. Vous vous rappelez même avoir agi avec infiniment d’astuce et de logique pendant un temps fort long, cependant que des assassins vous entouraient, vous tendaient des embûches, dissimulaient leurs desseins et vous faisaient des avances amicales, alors que leurs armes étaient déjà prêtes et qu’ils n’attendaient plus qu’un signal. Vous vous remémorez enfin la ruse grâce à laquelle vous les avez trompés en vous dissimulant à leurs yeux ; mais vous avez deviné qu’ils avaient déjoué votre stratagème et qu’ils faisaient seulement semblant d’ignorer votre cachette ; alors vous avez eu recours à un nouveau subterfuge et réussi encore une fois à leur donner le change. Tout cela vous revient clairement en mémoire. Mais comment concevoir que, dans ce même laps de temps, votre raison ait pu admettre des absurdités et des invraisemblances aussi manifestes que celles dont fourmillait votre rêve ? Un de vos assassins s’est transformé en femme sous vos yeux, puis cette femme en un petit nain rusé et repoussant. Et vous, vous avez accepté aussitôt tout cela comme un fait, presque sans la moindre surprise, au moment même où votre entendement se livrait, par ailleurs, à un vigoureux effort et à des prodiges d’énergie, d’astuce, de pénétration et de logique.

    Pourquoi encore, lorsque vous vous éveillez et réintégrez la vie réelle, sentez-vous presque toujours, et parfois avec une extraordinaire intensité d’impression, que vous venez de laisser, avec le domaine du rêve, une énigme non résolue ? Vous souriez de l’absurdité de votre rêve et vous avez en même temps le sentiment que ce fatras d’extravagances enserre une sorte de pensée, une pensée réelle appartenant à votre vie actuelle, quelque chose qui existe et a toujours existé dans votre cœur. C’est comme si une révélation prophétique, attendue par vous, vous était apportée dans votre songe ; il vous en reste une forte émotion, joyeuse ou douloureuse, mais vous n’arrivez ni à comprendre ni à vous rappeler nettement en quoi elle consistait.

    Fédorovski, Vladimir

    Dictionnaire amoureux de Saint-Pétersbourg

    « Anna Akhmatova s’était transformée en « veuve des poètes », rappelant les victimes de la révolution, pleurant sur la grandeur perdue de la capitale de l’empire des tsars. Elle s’était muée en vestale chargée de garder la flamme. Akhmatova a chanté Saint-Pétersbourg d’un poème à l’autre, et la terre dure qu’elle devait pétrir a été amollie par le sang, liquide vivant et fumant sans lequel aucun sacrifice, aucune prédiction ne peut être fécond. À l’époque de la terreur stalinienne, Anna Akhmatova a créé le mythe ésotérique du Saint-Pétersbourg martyr à travers ses vers (en particulier, le Requiem, œuvre poétique inégalée, qui est la quintessence de la terreur et son interprétation par un témoin). À l’époque seuls quelques intimes d’Anna Akhmatova avaient lu son Requiem et l’apprenaient par cœur car il était trop dangereux de le noter par écrit. Il se transformait ainsi en mémoire des vérités interdites.
    Mais aujourd’hui son nom est indissociable de la gloire immortelle de la ville. »

    « [Alexandre] il fit l’acquisition d’une propriété où il souhaitait se retirer bientôt pour y vivre comme un simple mortel, loin de Saint-Pétersbourg. Mais Alexandre prit froid. Rentré à Taganrog, où l’attendait l’impératrice, il s’alita. C’est dans une modeste demeure mise à la disposition du couple impérial, le 18 novembre, qu’Alexandre Ier sombra dans un semi-coma et expira le lendemain.
    Mais, très vite, la rumeur se répandit dans tout l’empire que le tsar n’était pas mort et avait renoncé au monde…
    En effet une grande confusion entoura les derniers instants d’Alexandre, et le transport de son corps – jusqu’à Saint-Pétersbourg, puis à Moscou – fut probablement responsable de la légende qui accompagna sa disparition8.
    Est-il effectivement mort à Taganrog en 1825 ou a-t-il réalisé son rêve de fuir le monde temporel pour devenir ermite en Sibérie ?
    Tandis qu’Alexandre luttait contre la fièvre, un accident coûta la vie à l’un de ses aides de camp. Son cadavre aurait très bien pu, avec la complicité de quelques proches, être inhumé sous le nom du tsar, pour permettre au souverain mystique de fuir vers son ermitage sibérien. Le fait que le peuple se vit interdire de défiler devant le corps placé dans la cathédrale de l’Archange au Kremlin et que l’impératrice douairière eut du mal à reconnaître son fils plaide en faveur de cette hypothèse.
    Est-ce un des grands mythes de Saint-Pétersbourg savamment entretenu ? Quelle que soit la réponse, le comportement de l’ermite sibérien Fiodor Kouzmitch pouvait corroborer les dires de ceux qui ne doutèrent jamais de ses origines. Ainsi, dix ans après la mort d’Alexandre, durant l’automne 1836, dans la région de Perm, en Sibérie occidentale, des paysans aperçurent une tache blanche à la lisière d’une forêt. Peu à peu, ils distinguèrent la silhouette altière d’un homme à la barbe blanche chevauchant une monture de robe gris clair. Intrigué par l’allure inaccoutumée de l’homme qui lui demanda de s’occuper des sabots de son cheval, le maréchal-ferrant alla aussitôt faire son rapport à la police. Refusant de répondre aux questions des gendarmes, l’homme déclara simplement s’appeler Fiodor Kouzmitch et n’avoir ni amis ni famille. Il fut alors envoyé au fin fond de la province. Loin de toute civilisation, l’homme s’installa dans une masure. Bientôt, un nombre croissant de visiteurs se rendit jusqu’à sa retraite. Des princes et autres personnages illustres venaient de loin pour voir l’ermite. Plus audacieux que les autres, un villageois entra chez lui et découvrit des tableaux magnifiques ornant les murs. Un autre jour, des visiteurs, pris de pitié devant la vétusté des lieux, lui proposèrent de réparer sa fenêtre. Devant son refus, ils insistèrent. Fiodor se mit en colère : « Si vous saviez qui je suis, s’exclama-t-il, vous ne vous permettriez jamais une telle insistance ! »
    Préférant sa pieuse solitude au contact des hommes, l’ermite refusa peu à peu toute visite. Un vieux soldat s’étant battu entre autres à Austerlitz le reconnaît, un jour, formellement : « C’est notre tsar ! C’est Alexandre Ier ! » L’intéressé proteste mais refuse, toutefois, de dévoiler ses véritables origines. La région tout entière le considère bientôt comme un saint, lui attribue d’innombrables miracles. À sa mort, il fut enterré dans le cimetière local, mais sa tombe fut l’objet d’un tel culte que les autorités décidèrent de l’inhumer dans une chapelle vers laquelle afflua bientôt une foule de pèlerins, convaincus que l’ermite était leur tsar Alexandre trop tôt disparu.
    Les années ont passé. Le nom de Fiodor Kouzmitch est toujours vivant dans la légende de Saint-Pétersbourg et son tombeau demeure un lieu privilégié de pèlerinage…
    Le géant de la littérature russe Léon Tolstoï voulait écrire un livre sur cette histoire. Sans doute avait-il raison d’affirmer haut et fort : « Que l’on démontre historiquement l’impossibilité d’une identité entre Alexandre et l’ermite, la légende demeure dans toute sa beauté et sa vérité. » »

    « ...affirmation subtile du marquis de Custine à propos de son voyage à Saint-Pétersbourg : « Les Russes sont trop légers pour être vindicatifs. Ce sont des dissipateurs élégants. Je me plais à vous le répéter, ils sont souverainement aimables. » »

    « Trezzini fut donc chargé du projet d’urbanisme et de la gestion des travaux traçant de grandes avenues et d’innombrables projets de parcs et de palais.
    Il construisit également quelques premiers bâtiments importants de la ville, comme la forteresse Pierre-et-Paul, la cathédrale Pierre-et-Paul et le palais d’Été. »

    « Ce dernier propose alors au tsar de donner à la ville un plan « idéal », ovale, avec une matrice des rues se croisant à angle droit et plusieurs places, bâties dans l’esprit des places royales françaises. »

    « Les brumes argentées enveloppent souvent les palais de Saint-Pétersbourg, effaçant les quais de la Neva dans un halo fantomatique. Ce paysage incertain de la capitale de l’empire des tsars était devenu pour Catherine II le symbole des aléas de sa vie. »

    « L’hiver, dans la chambre à coucher de l’impératrice on faisait entrer une section de soldats. On leur donnait l’ordre suivant : « Respirez bien chaud ! » »

    « Le Cavalier de bronze se veut un monument impressionnant, illustrant le fondateur de Saint-Pétersbourg, Pierre le Grand, qui se dresse au centre du carré Senatskaia Ploshchad. Face à la rivière Neva, la statue est également entourée par l’Amirauté, la cathédrale Saint-Isaac et les bâtiments de l’ancien Sénat et du Synode, établissements civils et religieux emblématiques de la Russie prérévolutionnaire. »

    Froehlich, Patrick

    La voix de Paola (publie.net)

    son corps se réduisant à une veine qu’il faut piquer pour injecter les drogues, un corps d’une cinquantaine de kilos à déplacer sur la table elle est mal centrée, une tête à mettre en extension avec dedans son cerveau qui peint, elle aura mal à la nuque, doucement, des zones qui s’interposent entre le système optique nécessaire à l’intervention et ses cordes vocales, zones qu’on shunte par la spatule de laryngoscopie introduite dans sa bouche, attention à sa lèvre, la langue à charger, elle n’est pas assez relâchée, refais lui des drogues, ça va mieux, les cordes vocales sont presque dégagées, appuie sur son larynx, merci c’est parfait

    Golovanov, Vassili

    Éloge des voyages insensés, Verdier, traduction Hélène Châtelain

    Piter = Saint-Petersbourg

    « Qu’est-ce qu’il disait, Korepanov ? Que sur l’île existeraient deux temps parallèles : le temps de l’abstinence et le temps de la soûlerie ? Et qu’il valait mieux ne pas arriver dans le second ? » (P. 12)

    « Je me souviens de bancs d’argile émergeant de l’eau, luisants comme des dos de baleines. Nous sommes remontés plusieurs fois dans le canot : lorsque nous trouvions une coulée d’eau profonde entre les fonds qui se dénudaient, nous mettions le moteur en marche et foncions à travers ce labyrinthe d’agile.
    Puis, nous sautions de nouveau à l’eau et, de nouveau, nous tirions le canot.
    Autour de nous, un univers né de l’argile.
    Argile des bancs de sable : argile grise, la plus tendre, la plus fine qu’il m’ait été donné de voir. Argile que rien, jamais, n’a effleuré ; argile primordiale, dans sa forme originelle, travaillée par l’eau jusqu’à devenir idéalement lisse ; argile s’accumulant, gonflant ici d’année en année, couche après couche, siècle après siècle , argile vivant d’une vie sombre et aveugle, respirant d’un souffle primaire, lourd et cru ; principe mis à nu du monde où seuls de minuscules touffes d’algues iodées et des vers d’eau survivent en s’y accrochant... »

    (P. 170)

    « Nous ne savons rien du nickel coulé près de Kolgouev en 1978 avec des déchets radioactifs, nous ne savons rien des bases de sous-marins atomiques près de Mourmansk, ni du polygone nucléaire de la Nouvelle-Zemble, et encore moins des autres bases situées dans les lieux les plus reculés du monde. »

    (P. 250)

    « Nous quittons l’espace vierge qui nous a accueillis pendant dix jours... Et pendant ces dix jours, nous nous sommes tant et tant gorgés de cet espace, que je me demande comment nous n’avons pas explosé : nous l’absorbions sans retenue, comme l’air qu’on respire, pour longtemps, pour des années. Et lorsque, après trois ans, je suis revenu à Kolgouev, j’ai compris à quel point cet espace basique, matriciel s’était imprimé en moi, et qu’il y avait bien des choses auxquelles, désormais, je n’avais plus besoin de prêter attention : je pouvais tranquillement m’attacher à des détails et photographier ceux qui me faisaient signe : « buisson de saule après la neige », « lentille » (un petit lac qui reposait dans la toundra à la veille de l’été, encore recouvert d’une lentille de glace), « minerai des marais » (ça, c’était au moment du dégel. Quand j’étais petit, on nous disait, en cours d’histoire, que nos ancêtres extrayaient le fer d’un certain « minerai des marais » que j’étais curieux de découvrir et que j’ai vu là — dépôts rouge brun d’une rouille absolument pure, véritables chaudrons creusés dans une terre saturée de rouille elle aussi, tiges de plantes durcies de rouille transformant les marécages en jugnles brun métallisé, coulées de rouille, légères suspensions de rouille au fond des marais criblés de bulles de gaz : des dizaines, des centaines de tonnes de rouille) ; « poisson sur la neige » (les écailles argentées du lazazret scintillant d’un éclat particulier sur la neige tardive et granuleuse) ; « gouttes » (impressionnant talus de neige avec des gouttes au bord des surplombs), et « horizon lointain ». »

    (P. 327)

    « La nuit, je vois un spectacle stupéfiant : après minuit, sur le lac, le brouillard masque totalement le soleil, et la rive opposée s’assobrit au point que je ne distingue plus que celle sur laquelle nous nous tenons, et la surface lisse de l’eau se fondant lentement dans la brume avant d’y disparaître. Mais au-dessus du brouillard, le ciel est parfaitement bleu et sa clarté froide se reflète dans l’eau. Ainsi la masse diffuse du brouillard occupe le milieu du tableau, l’eau se fond dans le ciel, et le ciel dans l’eau, sans ligne de partage, sans frontière, sans ligne d’horizon. À travers ce vide du brouillard, il me semble que le ciel est sur le point de basculer sur moi. Une oie passe et son reflet pâlit dans le miroir embué du lac. Dans ce monde d’eau et de ciel confondus, il n’y a rien, rien que les voix des oiseaux de nuit. L’eau, le vide, le reflet de deux nuages jaunâtres dans le bleu du lac. Personne à des kilomètres à la ronde. Une paix hallucinante. »

    (P. 401)

    Sieno (prénom)

    « Sur les dix-neuf jours que nous avons passés en juillet et août en divers endroits de l’île, la température n’a jamais dépassé +9 °C, et encore cela ne s’est produit qu’une seule fois, à midi ; le plus souvent elle oscillait entre +4 °C et +5 °C, en baissant de temps en temps jusqu’à +2 °C ou +1 °C, tandis qu’à Kanine régnait une température de +10 °C à 12 °C, et immédiatement après notre arrivée de Koulgouev, sur la vôte de Timansk, elle est montée jusqu’à +15 °C. »

    (P. 481-482)

    Jirgl, Reinhard

    Renégat, roman du temps nerveux, Quidam, traduction Martine Rémon

    ...des nuées d’oiseaux ricochent sans bruit contre le ciel.

    Kafka, Franz

    Un médecin de campagne, traduction Bernard Lortholary, GF Flammarion

    « comme si la ferme de mon patient se trouvait juste à mon portail, j’y suis déjà ; les chevaux, paisibles, sont arrêtés ; la chute de neige a cessé ; clair de lune alentour ; les parents du malade sortent en hâte de la maison ; sa sœur derrière eux ; on m’arrache presque à ma voiture ; de leurs propos confus je ne retire rien ; dans la chambre du malade, l’air est à peine respirable ; le poële négligé fume ; j’ouvrirai la fenêtre d’une poussée ; mais d’abord je veux voir le malade. Maigre, sans fièvre, ni froid ni chaud, les yeux vides et sans chemise, le garçon se soulève sous son édredon, se pend à mon cou, me chuchote à l’oreille : « Docteur, laisse-moi mourir. » »

    « C’est facile de rédiger des ordonnances ; mais, pour le reste, se comprendre avec les gens, c’est difficile. »

    « Pauvre garçon, on ne peut plus rien pour toi. J’ai découvert ta grande plaie ; c’est de cette fleur à ton flanc que tu es en train de mourir. La famille est heureuse, elle me voit en action ; la sœur le dit à la mère, la mère au père, le père à quelques hôtes qui entrent sur la pointe des pieds, les bras écartés en balancier, par le clair de lune de la porte ouverte. « Vas-tu me sauver ? »

    « « Tu sais », entends-je dire à mon oreille, « ma confiance en toi est très limitée. Car enfin tu as atterri par ici ébloui par cette vie dans sa plaie. Les gens sont comme ça, dans ma région. Toujours exiger du médecin l’impossible. Ils ont perdu l’ancienne foi ; le prêtre reste chez lui et fait de la charpie avec ses chasubles, l’une après l’autre ; mais le médecin est crédité de tous les pouvoirs, avec sa main délicate et chirurgicale. Eh bien, comme il vous plaira ; ce n’est pas moi qui me suis proposé ; si vous m’exploitez à des fins sacrées, là encore je me laisserai faire ; que puis-je désirer d’autre, vieux médecin de campagne, privé de ma bonne ! Et les voici qui viennent, la famille et les anciens du village, et qui me déshabillent ; un chœur d’écoliers conduit par l’instituteur a pris place devant la maison et chante une mélodie extrêmement simple sur ce texte :

    Déshabillez-le, il saura soigner,

    Et s’il ne sait pas, alors tuez-le !

    C’est qu’un médecin, c’est qu’un médecin.

    Je me retrouve déshabillé et, les doigts dans ma barbe, je regarde tranquillement les gens en penchant la tête. Je suis tout à fait calme et me sens bien au-dessus d’eux tous, et je reste dans ces dispositions, quoique cela ne me serve à rien, car à présent ils me prennent par la tête et les pieds et me portent dans le lit. Ils m’y posent vers le mur, du côté de la plaie. Puis ils sortent tous de la pièce ; la porte se referme ; le chant cesse ; des nuages viennent devant la lune ; la chaleur de la literie m’enveloppe ; les têtes des chevaux bougent comme des ombres dans l’orifice des fenêtres. « Tu sais », entends-je dire à mon oreille, « ma confiance en toi est très limitée. Car enfin tu as atterri par ici comme n’importe où, tu n’arrives pas sur tes propres pieds. Au lieu de me porter secours, tu me prends de la place sur mon lit de mort. Pour un peu, je t’arracherais les yeux. » »

    « c’est à jamais irréparable »

    Kerouac, Jack

    Sur la route (le rouleau original, Gallimard, traduction Josée Kamoun

    « Je suis allé prendre un Coca vite fait dans une petite épicerie le long des voies, et voilà qu’entre un jeune Arménien mélancolique, le long des wagons de marchandises rouges, et juste à ce moment-là on entend hurler une loco. »

    « Quand le soleil est devenu rouge… »

    « ...il se carapatait dans les rues comme une grosse araignée... »

    « Hinkle était parti balader son fantôme dans les rues de la ville... »

    « On aurait dit que j’avais des nuées de souvenirs qui remontaient à 1750 en Angleterre, et que je me trouvais réincarné à San Francisco dans une autre vie, un autre corps. »

    « C’est le lendemain que tout est arrivé »

    « Neal et moi, on frissonnait dans les haillons du jour. »

    « ...elle rentre chez elle, je ne la reverrai plus jamais... »

    « ...il avait le sang trop chaud ; ses narines se dilataient ; mais il lui manquait la sainteté native et singulière qui lui aurait permis d’échapper aux verrous du destin... »

    « ...sa silhouette s’amenuisait, s’amenuisait... »

    « ...noires comme la lune... »

    Ioànnou, Yòrgos

    Douleur du Vendredi saint (traduction Michel Volkovitch, publie.net)

    (Après avoir donné son nom) « C’était mon nom à ce moment-là. »

    « Et pendant la conversation, qui de plus en plus s’animait, j’appris que le jeune maigrichon était d’origine grecque, des régions du sud bien sûr ; ici il avait faim, il souffrait, il vendait son sang à la Croix-Rouge et mettait des journaux sous sa chemise, car à Pâques cette année-là il faisait froid, il pleuvait, un vrai Noël. »

    Jünger, Ernst

    Approches, drogues et ivresse (traduction Henri Plard)

    « Quand le « Nègre » dont je reparlerai eut dévirginisé son amie, et lui demanda ensuite ce qu’elle avait ressenti, elle lui dit : « Je m’en faisais une plus belle idée. » »

    « Cette même aspiration dévorante est aussi un trait propre à la drogue et à son usage ; le désir reste toujours en deçà de l’exaucement. »

    « L’euphorie et l’insensibilité à la douleur résultent de l’inspiration de substances volatiles, telles que le gaz hilarant ou l’éther, qui fut, vers le tournant du siècle, un narcotique à la mode, et auquel Maupassant a consacré une étude. »

    « Le temps s’écoule plus rapidement aux alentours du pôle animal, plus lentement dans les parages du pôle végétatif. C’est aussi de ce point de vue que s’éclairent les rapports des narcotiques avec la souffrance. La plupart des hommes font connaissance des narcotiques par leurs propriétés anesthésiques. Ce qui provoque l’accoutumance, c’est l’impression de bonheur, l’euphorie liée à leur usage. Si les dépressifs succombent avec une facilité particulière à la morphine, c’est qu’ils ressentent l’existence en elle-même, à elle seule, comme une souffrance. »

    « La cocaïne put être isolée vers 1860, dans le fameux institut de Wöhler, à Göttingen, l’une des boîtes de Pandore pour notre monde. Cette précipitation et cette concentration de matière hautement efficaces, à partir de substances organiques, traversent tout le XIXe siècle ; elles ont commencé par l’extraction de la morphine, due à un jeune homme de vingt ans, Sertürner, qui développait ou, pour mieux dire, « déballait » ainsi le premier des alcaloïdes. »

    « ...la solitude procure en elle-même un sentiment proche de l’ivresse – les navigateurs qui traversent les océans en solitaires sont moins en quête de l’autre rive que de cette communion inouïe avec le grand Tout. »

    « La mescaline et ses parents agissent plus brutalement, de manière plus impérieuse que les opiacés ; ils forcent l’entrée, non seulement du monde des images et de ses palais, mais aussi, et profondément, de ses cryptes. Des perceptions d’âge très ancien y redeviennent dignes de créance. Les stimulants et les narcotiques manipulent la conscience au moyen du temps, qu’ils allongent ou accélèrent. Mais ici, c’est la terre même qui se fend ; le pouvoir créateur du temps agit à sa source même.
    Les médecins ne pouvaient manquer de ranimer les malades au moyen de telles substances, peut-être même de les guérir, comme par une fièvre ou par un choc. »

    « On me dit qu’à Tokyo, on a déjà dressé dans les rues des distributeurs automatiques d’oxygène. Il faut faire son plein d’air. »

    « Aux premières heures du matin, l’aube naissait à peine, je fis connaissance des visions qu’on peut appeler la magie de l’épuisement : les songes des routes interminables, l’ivresse des veilles nocturnes. »

    « L’homme qui cherche à fuir ne parvient pas au vide ; à chaque issue, quelque chose d’autre l’attend. La fuite par elle-même est, en tant que mouvement, fatale. Il faut comprendre dans cette maxime le suicide, en exceptant ses formes stoïciennes, qui ne doivent pas être considérées comme une échappatoire : « Il y a des circonstances dans lesquelles l’homme de cœur se doit de sortir de la vie. » »

    « Du point de vue de la drogue, dans les scènes pareilles à celles qu’a observées Dostoïevski, l’action narcotique se conjoint à l’effet stimulant. On oublie quelque chose, comme si un rideau peint d’images grisâtres s’enroulait. Mais derrière lui, voici qu’apparaît, comme si un nouveau maître se mettait à l’œuvre, un monde différent. Les lumières deviennent plus crues, les couleurs plus vives. Les désirs saillent dans leur nudité. Le feu couvait profondément sous la cendre. Maintenant, la flamme jaillit, comme attisée par un soufflet. Le cœur, le poumon répondent à l’invite.
    Les sens s’aiguisent, et notamment la sensibilité au sang. Dans ces larges rues et places, les masses le flairent comme, dans les baies de l’Amazone, d’avides poissons carnivores en décèlent la présence. De même que là-bas, l’eau se met à bouillonner, la lie, ici, fermente et écume. »

    Londres, Albert

    Adieu Cayenne (1932)

    ... Je vais acheter une chemise pour moi et pour Jean-Marie. – Cela fait deux chemises, alors. – Une seule. On la mettra tour à tour, suivant les visites que nous aurons à rendre. Jean-Marie est fort ; je suis maigre. Je choisis la chemise entre les deux !

    Markowicz, André

    Partages, vol 1 (Inculte)

    Cite les Démons de Pouchkine (P. 175) :

    « Sans visage, sans image,
    Sous la lune trouble et floue,
    Feuilles quand novembre rage,
    Les démons voltigent, fous.
    Qui les pousse ? pour quoi faire ?
    Comme ils chantent, quels sanglots ;
    Ils marient une sorcière,
    Pleurent un génie des eaux ?

    Lourds nuages, noirs nuages,
    Une lune errante luit
    Éclairant la neige en rage,
    Trouble ciel et trouble nuit.
    Foule folle, à perdre haleine,
    Aspirés par la hauteur,
    Les démons, à voix humaine,
    Crient, me déchirant le cœur. »

    (Des démons aperçus pendant une tempête de neige, pour le passage où il y a, je crois, une tempête de neige)

    « Dans une forêt, je suis capable de voir les champignons en russe, je ne les vois pas en français. Ici, je ne connais pas leur nom ; russule ne correspond pas à "syroïezhka", qui, littéralement, veut dire "mange cru" — même si je n’ai jamais mangé ces champignons tout crus. Je ne sais pas ce que cc’est, en français, qu’un "mokhovik" — un mousseron ; ou un "podberiozovik" : littéralement "sous bouleau". Un champignon qui pousse sous les bouleaux. Parce que, oui, il y a des bouleaux. Et les bouleaux, en russe, ce ne sont pas des bouleaux, ce sont des êtres féminins. "Bérioza", c’est féminin en russe. » (P. 211)

    « Je me réveille un matin. Maman et Maniétchka debout à la fenêtre. L’immeuble en face, Ligne 7, a été touché par une "bombe fougasse". L’incendie. Maintenant, c’est un mot dans notre vocabulaire : "bombe fougasse".
    Le 6 octobre au matin, mon me dit : "Hitler t’a fait un cadeau d’anniversaire — il a envoyé quatre bombes incendiaires sur notre immeuble. Les garçons et les filles, des adolescents, qui étaient de garde sur notre toit ont eu le temps de les éteindre. On sait ça : quand la bombe tombe, pendant un certain temps, elle reste en position verticale et tourne sur elle-même sans exploser. C’est à ce moment-là qu’il faut s’en saisir et la jeter dans un seau d’eau (ou de sable ?). C’est ce qu’ils faisaient. » (P. 259)

    Partages, vol 2 (Inculte)

    Chez Pasternak : « Dans notre siècle fauve » (P. 96)

    Chez Maïakovski : « Démian » (prénom) (P.102)

    Chez Pouchkine : « les rêves bouent » (P. 110)

    Chez Zabolotski : « L’union de ces arbres / Forme le bois, la forêt » (P. 139)

    Chez Pouchkine : « Ah ! Je le sens : rien ne pourra jamais / Nous apaiser dans les chagrins du siècle : / Rien, rien du tout : si ce n’est la conscience. » (P. 161)

    « car / si regarder les ombres fait / peur, les laisser nous traverser / reste impensable » (P. 192)

    Chez Fet : « J’aime oublier le monde et voir / une hirondelle, flèche obscure, / lorsque l’étang s’emplit de soir » (P. 225)

    « on dit en russe (...) — les morts n’ont pas de honte, ne ressentent pas la honte. » (P.247)

    « Le fait est qu’en Russie, dans la civilisation russe, "l’individu", ça n’a jamais existé. Jamais on a pris en compte la valeur de la vie humaine. De la vie d’un seul homme. À aucun moment de l’histoire de ce pays. Ce n’est pas pour rien que le verbe être, au présent, n’existe pas en russe — son emploi est uniquement liturgique, réservé à Dieu. » (P. 250)

    Chez Reznikoff : « et dans l’herbe flétrie, des feuilles de chêne brunes / gisent, grises de gel. » (P. 269)

    Chez Pouchkine : « Lourds nuages, noirs nuages, / Une lune errante luit / Éclairant la neige en rage, / Trouble ciel et trouble nuit. » (p. 335)

    Chez Blok : « Je suis froid, me dis-tu, je suis sec et fermé,
    Mais comment voudrais-tu que je sois ?
    J’ai bravé le destin, ce n’est pas pour aimer,
    Ni forgé mon esprit pour la joie.

    Toi aussi, je t’ai vu et plus sombre et plus fier,
    Tu lisais dans les astres lointains
    Que les nuits à venir régneraient par le fer,
    Seraient froides, féroces, sans fin.

    Nous y sommes. Le monde est sauvage, et autour
    Plus un phare ne luit, plus un feu —
    Et celui qui vivait en aveugle et en sourd
    Devient fou tant le vide est affreux.

    Et celui qui vivait sans souci du passé,
    Sans espoir dans les nuits à venir,
    Est rongé par la peur, est rageur et glacé,
    Essayant vainement de s’enfuir.

    Oui, l’espoir a brillé et j’allais de l’avant,
    J’étais simple et confiant, comme toi.
    Je m’ouvrais à chacun comme fait un enfant, —
    Qu’importait qu’on se moque de moi ?

    Ces espoirs, désormais, il n’en reste plus rien.
    Ils sont loin, dans les astres, là-haut.
    À tous ceux que j’avais salués comme miens
    Il fallut que je tourne le dos.

    Et ce cœur, lui aussi, qui brûlait, qui tremblait,
    Enfiévré de s’offrir au bonheur,
    Par la haine et l’amour, lui aussi, désormais,
    Il ne vit que de cendres, ce cœur.

    Ce qui reste ? — un rictus, lèvres blanches, serrées ;
    Ce pouvoir malheureux de savoir
    Éveiller la passion effrénée, enfiévrée,
    L’ardeur fauve, le feu sans espoir.

    À quoi bon m’appeler ? Il n’est pas de secours.
    Pas de plaintes, — tais-toi. Que veux-tu
    Que répondent ces fauves minables et sourds
    Où l’image de Dieu s’est perdue ?

    Sous un masque de fer cache-toi des humains,
    Ne dédie ta mémoire qu’aux morts :
    Les esclaves jamais ne verront le chemin
    Vers l’Éden que nous veillons encor.

    (1916, P. 362-364) »

    « l’alcool, on le mesure, en URSS, non pas comme un liquide, mais comme un solide. On dit, quand on se saoule, qu’on prend "trois cents grammes" (ou beaucoup plus...) de vodka. C’est la langue de la rue. » (P. 415)

    Chez Pouchkine : « Octobre est revenu — les bois se débarrassent / Des feuilles attardées sur les branchages morts » (P. 421)

    « Mandelstam, près de cent ans plus tard, parlera de citation (sur laquelle il fonde sa langue poétique) comme d’une cigale. En russe : tsitata-tsikada (la citation-cigale). Pas seulement la présence constante, en arrière-fond, pas seulement la mémoire, mais le salut, et le sourire de la reconnaissance. » (P. 425)

    « ce mot, "bérédit", que je traduis, maladroitement, par hanter, ça veut dire quelque chose de tout simple : c’est quand quelque chose revient sans cesse, et revient sans cesse en vous faisant mal, en ravivant une plaie. » (P. 460)

    « "C’hvarat’", c’est être malade. Pas être gravement malade, mais être malade un peu tout le temps, j’ai l’impression. Ce mot-là, ici, me surprend toujours, et j’ai toujours tendance à vouloir le remplacer par un autre, comme, par exemple : "Stradaïa" — souffrant (au sens de la souffrance)... » (P. 461)

    « ce mot, "prac’h"... — ça veut dire "poussière", c’est le mot biblique. C’est le mot pour les morts. » (P. 464)

    « ce mot, invraisemblable dans un poème, "brovenik" — véhicule blindé. En fait, c’est quelque chose comme une automitrailleuse. » (P. 500)

    « En russe, on dit "à demi vivant", là où le français dit "à moitié mort"... » (P. 552)

    Chez Pouchkine : « Le monde est vide... Où donc encore / Me porterais-tu, océan ? » (P. 555)

    Chez Marina Tsvétaïéva (traduisant Pouchkine en français) : « Adieu, espace des espaces !... » (P. 557)

    Martin, Lionel-Édouard

    Cor

    « Dans le coin, personne ne l’estime, on lui trouve une arrogance. » (P. 58)

    Maupassant, Guy de

    Toute la nouvelle « Rêves ».

    « Sur l’eau » (nouvelle)

    « Le jour venait, sombre, gris, pluvieux, glacial, une de ces journées qui vous apportent des tristesses et des malheurs. »

    « Sur l’eau » (récit de voyage)

    « J’aime cette heure froide et légère du matin, lorsque l’homme dort encore et que s’éveille la terre. »

    « On dirait même qu’on ne meurt point en ce pays »

    « Nos maladies viennent des microbes ? Fort bien. Mais d’où viennent ces microbes ? et les maladies de ces invisibles eux-mêmes ? Et les soleils d’où viennent-ils ?

    Nous ne savons rien, nous ne voyons rien, nous ne pouvons rien, nous ne devinons rien, nous n’imaginons rien, nous sommes enfermés, emprisonnés en nous. Et des gens s’émerveillent du génie humain ! »

    « ...la pensée de l’homme est immobile. »

    « Il est trois heures du matin ; la mer est plate, le ciel infini ressemble à une immense voûte d’ombre ensemencée de graines de feu. Une brise très légère souffle de terre. »

    « Rien n’est plus étrange, plus fantastique et plus émouvant que ces apparitions rapides, sur la mer, la nuit. Les pêcheurs et les sabliers ne portent jamais de feux ; on ne les voit donc qu’en les frôlant, et cela vous laisse le serrement de cœur d’une rencontre surnaturelle. »

    « Une femme jeune et charmante me soutint un jour, je ne sais plus à quel propos, que les coups de lune sont mille fois plus dangereux que les coups de soleil. On les attrape, disait-elle, sans s’en douter en se promenant par les belles nuits, et on n’en guérit jamais ; on reste fou, non pas fou furieux, fou à enfermer, mais fou d’une folie spéciale, douce et continue ; on ne pense plus, en rien, comme les autres hommes. »

    « Une odeur forte de maladie et d’humidité, de fièvre et de moisissure, d’hôpital et de cave nous saisit à la gorge. Il faisait froid, un froid de marécage, dans cette maison sans feu, sans vie, grise et sinistre. L’horloge était arrêtée ; la pluie tombait par la grande cheminée dont les poules avaient éparpillé la cendre, et on entendait dans un coin sombre un bruit de soufflet rauque et rapide. C’était l’enfant qui respirait. »

    « À dix heures, nous étions revenus à bord du yacht et les deux hommes radieux m’annoncèrent que notre pêche pesait onze kilos.
    Mais j’allais payer ma nuit sans sommeil ! La migraine, l’horrible mal, la migraine qui torture comme aucun supplice ne l’a pu faire, qui broie la tête, rend fou, égare les idées et disperse la mémoire ainsi qu’une poussière au vent, la migraine m’avait saisi, et je dus m’étendre dans ma couchette, un flacon d’éther sous les narines.

    Au bout de quelques minutes, je crus entendre un murmure vague qui devint bientôt une espèce de bourdonnement, et il me semblait que tout l’intérieur de mon corps devenait léger, léger comme de l’air, qu’il se vaporisait.

    Puis ce fut une sorte de torpeur de l’âme, de bien-être somnolent, malgré les douleurs qui persistaient, mais qui cessaient cependant d’être pénibles. C’était une de ces souffrances qu’on consent à supporter, et non plus ces déchirements affreux contre lesquels tout notre corps torturé proteste.

    Bientôt l’étrange et charmante sensation de vide que j’avais dans la poitrine s’étendit, gagna les membres qui devinrent à leur tour légers, légers comme si la chair et les os se fussent fondus et que la peau seule fût restée, la peau nécessaire pour me faire percevoir la douceur de vivre, d’être couché dans ce bien-être. Je m’aperçus alors que je ne souffrais plus. La douleur s’en était allée, fondue aussi, évaporée. Et j’entendis des voix, quatre voix, deux dialogues, sans rien comprendre des paroles. Tantôt ce n’étaient que des sons indistincts, tantôt un mot me parvenait. Mais je reconnus que c’étaient là simplement les bourdonnements accentués de mes oreilles. Je ne dormais pas, je veillais, je comprenais, je sentais, je raisonnais avec une netteté, une profondeur, une puissance extraordinaires, et une joie d’esprit, une ivresse étrange venue de ce décuplement de mes facultés mentales.

    Ce n’était pas du rêve comme avec du haschich, ce n’étaient pas les visions un peu maladives de l’opium ; c’étaient une acuité prodigieuse de raisonnement, une manière nouvelle de voir, de juger, d’apprécier les choses et la vie, avec la certitude, la conscience absolue que cette manière était la vraie.

    Et la vieille image de l’Ecriture m’est revenue soudain à la pensée. Il me semblait que j’avais goûté à l’arbre de science, que tous les mystères se dévoilaient, tant je me trouvais sous l’empire d’une logique nouvelle, étrange, irréfutable. Et des arguments, des raisonnements, des preuves me venaient en foule, renversés immédiatement par une preuve, un raisonnement, un argument plus forts. Ma tête était devenue le champ de lutte des idées. J’étais un être supérieur, armé d’une intelligence invincible, et je goûtais une jouissance prodigieuse à la constatation de ma puissance…

    Cela dura longtemps, longtemps. Je respirais toujours l’orifice de mon flacon d’éther. Soudain, je m’aperçus qu’il était vide. Et la douleur recommença.

    Pendant dix heures, je dus endurer ce supplice contre lequel il n’est point de remèdes, puis je dormis, et le lendemain, alerte comme après une convalescence, ayant écrit ces quelques pages, je partis pour Saint-Raphaël. »

    « Nulle part au monde je n’ai senti sur mon cœur un poids de mélancolie aussi lourd qu’en cet antique et sinistre marchoir de moines. »

    Melville, Hermann

    Moby Dick

    La description du Pequod :

    « Her venerable bows looked bearded. Her masts—cut somewhere on the coast of Japan, where her original ones were lost overboard in a gale—her masts stood stiffly up like the spines of the three old kings of Cologne. Her ancient decks were worn and wrinkled, like the pilgrim-worshipped flag-stone in Canterbury Cathedral where Beckett bled. But to all these her old antiquities, were added new and marvellous features, pertaining to the wild business that for more than half a century she had followed. »

    Et (dans la traduction de Philippe Jaworski) :

    « le chirurgien du bord »

    Pasternak, Boris

    Le docteur Jivago, Gallimard (traduction Louis Martinez, Jacqueline de Proyart, Hélène Peltier-Zamoyska et Michel Aucouturier)

    « La tempête était seule au monde, seule et sans rival. » (P.15)

    « Les champs succédaient aux champs. Les forêts les reprenaient sans cesse dans leur étreinte. L’âme s’accordait à la large cadence de ces espaces toujours recommencés. On avait envie de rêver et de penser l’avenir. » (P. 17)

    « Comme elle, c’était un homme libre... » (P. 18)

    « Le corps gisait dans l’herbe auprès du remblai. Un mince filet de sang coagulé barrait d’un trait noir et net son visage, qui paraissait biffé d’une croix. Le sang ne paraissait pas être son sang, du sang sorti de ses veines mais une surcharge, une addition extérieure, un emplâtre, ou une éclaboussure de boue séchée, ou une petite feuille de bouleau humide. » (P. 26)

    « C’était son épaule, c’était sa jambe, et pour tout le reste, c’était plus ou moins elle-même, son âme ou son être, aux limites tracées d’une main sûre et qui s’élançait avec confiance dans l’avenir. » (P. 40)

    « Des locomotives sous pression attendaient, prêtes à partir, bprulant les nuages froids de l’hiver de leurs bouffées de vapeur bouillante. » (P. 42)

    « ...Tiverzine était vêtu pour l’automne. » (P. 48)

    « Le jardin projetait des ombres violettes dans le cabinet. À la manière dont ils regardaient dans la chambre, on aurait dit que les arbres voulaient étendre sur le plancher leurs branches vêtues d’un givre pesant, qui ressemvlait à des coulées figées de stéarine mauve. »

    « Les toits jasaient entre eux comme au printemps. C’était le dégel. » (P. 62)

    « "Le sort des opprimés est enviable. Ils ont quelque chose à dire sur eux-mêmes. Ils ont toute la vie devant eux." C’était Son avis. C’était l’avis du Christ. » (P. 67)

    « Iouriatine (ville) » (P. 72)

    « Mais un gel féroce mêlé de brouillard paraissait détraquer l’espace et le fragmenter en morceaux disparates. La fumée ébouriffée et loqueteuse des feux en plein vent, le crissement des pas et le grincement des patins de traîneaux contribuaient à leur donner l’impression qu’ils étaient en route depuis Dieu combien de temps déjà, et qu’ils s’étaient fourvoyés à une distance effrayante. »

    « Quatre ans plus tôt, lorsqu’il était en première année, il avait passé tout un trimestre à faire de la dissection dans les sous-sols de l’Université. Il descendait dans le souterrain par un escalier coudé. Par petits groupes, ou chacun de son côté, des étudiants ébouriffés étaient massés dans le fond de l’amphithéâtre d’anatomie. Les uns, derrière un rempart d’ossements, rabâchaient leurs cours et feuilletaient de vieux manuels usés et défraîchis, d’autres anatomisaient en silence dans les coins, d’autres faisaient les pitres, lançaient des plaisanteries et donnaient la chasse aux rats qui couraient en grand nombre sur les dalles de la morgue. Dans la pénombre on voyait luire comme du phosphore des cadavres inconnus dont la nudité frappait le regard : de jeunes suicidés non identifiés, des noyées bien conservées et encore intactes. Les sels d’alumine qu’on leur avait injectés les rajeunissaient et leur donnaient une rondeur trompeuse. On disséquait les cadavres, on les découpait et on les préparait, et la beauté du corps humain restait fidèle à elle-même jusque dans leur moindre fragment, si bien que l’étonnement que l’on éprouvait devant le corps entier d’une ondine jetée n’importe comment sur le zinc de la table ne cessait pas lorsqu’il se reportait sur un de ses bras détachés ou sur une de ses mains tranchées. L’odeur de la formaline et du phénol remplissait le sous-sol, et l’on sentait partout la présence d’un mystère : c’était le destin inconnu de ces corps allongés, c’était le mystère même de la vie et de la mort, qui s’installait ici tout à son aise, comme à son domicile ou à son quartier général.
    La voix de ce mystère, plus forte que tout le reste, poursuivait Ioura et le gênait dans ses exercices d’anatomie. Mais elle n’était pas la seule à le gêner ainsi dans sa vie. Il s’y était fait, et si elle le distrayait de ses occupations, cette gêne ne l’inquiétait pas. » (P. 87-88)

    « La chambre portait les traces du branle-bas récent. Une infirmière s’affairait silencieusement autour de la table de nuit. Autour d’elle traînaient des serviettes froissées et des essuie-mains humides qui avaient servi de compresses. L’eau du rinçoir était légèrement rose de sang craché. On y voyait nager des débris d’ampoules et des touffes de coton gonflées par l’eau.
    La malade était inondée de sueur et humectait ses lèvres sèches du bout de sa langue. Ses traits s’étaient fortement tirés depuis ce matin, où Ioura l’avait vue pour la dernière fois.
    Ne serait-ce pas une erreur de diagnostic ? pensa-t-il. Tous les symptômes de la pneumonie striduleuse. On dirait que c’est la crise. Il salua Anna Ivanovna, lui dit une de ces phrases creuses d’encouragement que l’on prononce toujours en pareil cas, puis fit sortir la garde-malade. Prenant la main d’Anna Ivanovna pour tâter son pouls, il alla chercher de l’autre main son stéthoscope dans la poche de son blouson. Par un mouvement de la tête, Anna Ivanovna lui fit comprendre que c’était inutile. Ioura vit qu’elle lui voulait autre chose. Rassemblant ses forces, Anna Ivanovna parla :
    — Ils ont voulu me confesser... La mort est là... Elle peut à chaque instant... Quand on va se faire arracher une dent, on a peur, on a mal, on se prépare... Et maintenant, ce n’est pas une dent, c’est moi tout entière, toute la vie... crac, et dehors, comme avec des tenailles... Et qu’est-ce que c’est ? ... Personne n’en sait rien... J’ai le cœur serré et j’ai peur.
    Anna Ivanovna se tut. Des larmes ruisselaient le long de ses joues. Ioura ne disait rien. Au bout d’un instant, Anna Ivanovna continua.
    — Tu as du talent... Et quand on a du talent... ce n’est pas comme tout le monde... Tu dois savoir quelque chose... Dis-moi quelque chose... Tranquillise-moi. » (P. 89)

    « Maintenant qu’elle sortait pour la seconde fois dans la rue, Lara s’aperçut enfin de ce qui se passait autour d’elle. C’était la ville. C’était l’hiver. C’était le soir.
    Il gelait. LEs rues étaient couvertes d’une glace noire, épaisse comme des fonds de bouteilles de bière cassées. Respirer faisait mal. L’air était bourré de givre gris et paraissait chatouiller et piquer Lara de sa toison hérissée, exactement comme la fourrure grise de sa cravate givrée irritait sa peau et entrait dans sa bouche. Le cœur battant, elle parcourait les rues à demi désertes. Sur son chemin, elle voyait fumer les portes des cafés et des gargotes. On voyait émerger du brouillard des visages gelés, rouges comme du saucisson, des naseaux de chevaux et des museaux de chiens barbus et couverts de glaçons. LEs fenêtres recouvertes d’une épaisse couche de givre et de neige paraissaient enduites de craie, et sur leur surface opaque on voyait se mouvoir les reflets colorés des arbres de Noël allumés et les ombres des convives en réjouissance, comme si, sur des draps blancs tendus devant une lanterne magique, on projetait aux passants des ombres chinoises. » (P. 101)

    « C’était l’hiver où Ioura écrivait son mémoire sur les éléments nerveux de la rétine pour la médaille d’or de l’Université. Bien qu’il eût étudié la médecine générale, Ioura avait de l’oeil la connaissance approfondie d’un futur oculiste.
    Cet intérêt qu’il portait à la physiologie de la vue révélait l’autre aspect de sa nature, — ses dons créateurs et ses réflexions sur l’essence de l’image et la structure de l’idée logique. » (p. 103)

    « L’essentiel, alors, n’était pas en lui. A peine concevait-il en ce temps-làqu’il y eût un certain Ioura, lui-même, qui existât séparément et présentât un intérêt ou une valeur quelconque. L’essentiel, alors, était ce qu’il y avait autour de lui. Le monde extérieur l’investissait de toutes parts, palpable, infranchissable et incontestable comme une forêt, et si la mort de sa mère l’avait à ce point ébranlé, c’était bien parce qu’il s’était perdu avec elle dans cette forêt et qu’il y était soudain resté seul et sans elle. Cette forêt, c’étaient tous les objets du monde, — c’étaient les nuages, c’étaient les enseignes de la ville et les boules des échelles d’incendie, c’étaient les frères convers qui galopaient devant la calèche de la VIerge avec des oreillettes en guise de bonnet sur leurs têtes découvertes devant le saint sacrement. Cette forêt, c’étaient les vitrines des magasins dans les passages et, à une hauteur inaccessible, le ciel nocturne habité par les étoiles, le Bon Dieu et les saints. » (P. 112)

    « Vous êtes restée assez longtemps couchée. Vous avez été souffrante quelque temps, ça suffit comme ça. Maintenant, il faut vous lever. Changez de chambre, mettez-vous au travail, terminez vos études. » (P. 123)

    « Lioudmila Kapitonovna était une jolie femme à la poitrine haute et à la voix basse. » (P. 125)

    « Brusquement, un souvenir lui revint : au pavillon de chirurgie de l’hôpital de l’Exaltation de la Croix, auquel il était attaché, une malade venait de mourir. Iouri Andréiévitch affirmait qu’elle avait un échinocoque du foie. Cette opinion était contestée. L’autopsie devait avoir lieu ce jour-là. On allait savoir la vérité. Mais le dissecteur de leur hôpital était un ivrogne invétéré. Dieu sait comment il s’y prendrait.
    L’obscurité descendait vite. On ne distinguait plus rien au-dehors. Comme par un coup de baguette magique, l’électricité s’alluma à toutes les fenêtres.

    (...)

    — Un échinocoque. Ça, c’est un digagnostic. On ne parle plus que de ça. » (P. 131-134)

    « Tonia sombrait dans la brume des souffrances qu’elle avait traversées, elle paraissait nimbée d’épuisement. Elle s’élevait au milieu de la salle comme, au milieu d’une baie, un navire qui viendrait de jeter l’ancre et se serait vidé de son chargement d’âmes nouvelles, amenées on ne sait d’où sur le continent de la vie à travers l’océan de la mort. » (P. 134)

    « Près de la route forestière, de jeunes soldats fatigués et couverts de poussière, la vareuse trempée de sueur aux omoplates et sur la poitrine, étaient couchés par terre à plat ventre ou sur le dos, les jambes écartées dans leurs lourdes bottes. C’était tout ce qui restait d’une section durement éprouvée. On les avait relevés d’un combat qui durait depuis plus de quatre jours et envoyés à l’arrière pour un court repos. Les soldats étaient couchés comme s’ils étaient de pierre, ils n’avaient plus la force ni de sourire, ni de dire de gros mots, et pas un seul ne tourna la tête quand on entendit grincer dans le bois quelques charrettes qui s’approchaient rapidement. Au grand trot, dans des brouettes sans ressorts, qui faisaient sauter en l’air leurs malheureux occupants et achevaient de leur briser les os et de leur retourner les entrailles, on amenait des blessés à l’ambulance. Là, on leur dispenserait les premiers secours, on les panserait à la hâte et, en cas d’extrême urgence, on expédierait une opération. ON les avait ramassés, ces innombrables blessés, une demi-heure plus tôt, pendant une courte accalmie, dans le champ qui s’étendait devant les tranchées. Une bonne moitié d’entre eux étaient sans connaissance. » (P. 147-148)

    « Par miracle, les villages étaient encore intacts dans ce secteur. Ils formaient un îlot que l’océan des destructions avait épargné on ne savait comment. » (P. 149)

    « Au fond de la dépression, il y avait une gare. Jivago décrivit les lieux en détail : les montagnes couvertes de pins et de sapins vigoureux, avec des paquets de nuages blancs agrippés sur leurs flancs et des escarpements de granit ou de schiste gris qui faisaient des trous au milieu des forêts, comme des plaques pelées et râpées dans une épaisse peau de bête. C’était un sombre matin d’avril, gris et humide comme ce schiste, comprimé de partout par les hauteurs, immobile et étouffant. Une étuve. La vapeur pesait sur la vallée et tout fumait, tout s’étirait en colonne de fumée, la fumée des locomotives dans la gare, la buée grise des prairies, les montagnes grises, les forêts sombres, les nuages sombres. » (P. 151)

    « Je peux arriver n’importe quand, sans prévenir. J’essaierai quand même de télégraphier. » (P. 164)

    « Zybouchino » (ville) (P. 166)

    « Il y a campagne et campagne. Tout dépend des habitants. Dans certains villages la population aime le travail et travaille. Là, ça va à peu près. Dans d’autres, c’est vrai, il n’y a que des ivrognes. Dans ces cas-là c’est le désert. C’est horrible à voir. » (P. 178)

    « La liberté ! La vraie liberté, pas celle des mots et des revendications, mais celle qui tombe du ciel, contre toute attente. La liberté par hasard, par malentendu.
    Et comme tous les hommes sont immenses et désarmés ! Vous avez remarqué. Comme si chacun était écrasé par lui-même, par la force héroïque qu’il a découverte en lui. » (P. 179-180)

    « C’était ainsi tout au long de la route. Partout le même bruit de foule, partout les mêmes tilleuls en fleur. » (P. 192)

    « La nuit, à Soukhinitchi, un porteur obligeant à l’ancienne mode, conduisant Jivago par des chemins sans lumière, le fit entrer par-derrière dans le wagon de deuxième classe d’un train qui venait d’arriver et que les horaires n’avaient pas annoncé. » (P. 192)

    « Le train mystérieux avait une destination spéciale, il allait assez vite, s’arrêtait peu de temps ; il se déplaçait, semblait-il, sous contrôle militaire. Dans les wagons on pouvait circuler à l’aise. » (P. 193)

    « La bougie avait été allumée par le seul voyageur du compartiment. C’était un jeune homme blond, sans doute fort grand, si l’on en jugeait par la longueur de ses bras et de ses jambes, trop mobiles aux jointures, comme les pièces mal vissées d’un objet démontable. Le jeune homme était renversé avec nonchalance sur la banquette, près de la vitre. À la vue de Jivago, il fit poliment mine de se lever et, au lieu de rester couché à demi, comme auparavant, adopta une pose plus corrrecte. » (P. 193)

    « C’était cela la vie, c’était cela l’épreuve, c’était cela le but des chercherus d’aventures, c’était cela le but final de l’art : retrouver les siens, rentrer chez soi, recommencer sa vie. » (P. 200)

    « Pendant ce temps, l’interminable couloir coudé qui consuisait au service des accouchements et le long duquel les mères étaient installées s’était rempli du chœur geignard de dix ou quinze voix de bébés, et les infirmières, rapidement, pour que les nouveau-nés ne prissent pas froid, les avaient apportés à leur mère ; chacune en tenait deux sous les bras, comme de grands paquets d’emplettes. » (P. 211)

    « Mais il sortit de la chambre comme si on l’avait aspergé d’eau froide, avec le sentiment d’un mauvais présage. » (P. 213)

    « Pendant les quelques jours qui suivirent, il découvrit à quel point il était seul. Il n’en faisait reproche à personne, il avait apparemment recherché cette solitude et l’avait obtenue. » (P. 214)

    « Mais en ces jours où triomphait le matérialisme, la matière s’était transformée en notion, la nourriture, le bois n’existaient plus ; on parlait de la « question alimentaire », du « problème du chauffage ». » (P. 223-224)

    « Il serait devvenu fou sans ses petites habitudes, ses travaux, ses soucis. Sa femme, son enfant, la nécessité de gagner de l’argent le sauvèrent. Il fut sauvé par le quotidien, par l’humble, par l’habituel, par son travail, par les soins qu’il donnait aux malades.
    Il comprenait qu’il n’était rien devant la monstrueuse machinerie de l’avenir, il redoutait cet avenir et il l’aimait, il en était secrètement fier et, pour une dernière fois, comme dans un adieu, il regardait avidement les nuages et les arbres, les hommes qui marchaient dans la rue, la ville russe qui n’en pouvait plus de malheur, il était prêt à se sacrifier pour que tout allât mieux, et il ne pouvait rien faire. » (P. 224)

    « ...un home qui avait dû être robuste, mais qui avait maigri et dont la peau faisait des poches. » (P. 226)

    « ...il trébucha au coin de la rue sur un homme étendu sans connaissance en travers du trottoir. L’homme était couché les bras encroix, la tête reposant sur le butoir d’une porte cochère, les pieds dans le ruisseau. De temps en temps, il poussait de faibles soupirs. Aux questions du docteur qui essayait de le ranimer, il répondit par un bredouillement incohérent, puis il perdit de nouveau conscience. Sa tête était meurtrie, ensanglantée, mais un examen rapide montra que les os du crâne étaient intacts. Le blessé avait dû être victime d’une attaque à main armée. » (P. 229)

    « Le docteur en profita pour fourrer avec la rapidité de l’éclair une cuiller dans la gorge de son fils, aplatir sa langue et observer sa gorge, rouge comme une groseille, et ses amygdales gonflées, couvertes de peaux. Iouri Andréiévitch s’alarma de ce qu’il avait vu. » (P. 231)

    « À côté des richards bien vêtus, de bourgeois et d’avocats de Pétersbourg, on pouvait voir, mis dans le même sac que la classe exploitante, des cochers de fiacre, des frotteurs de planchers, des garçons de bains publics, des fripiers tatares, des fous échappés aux « maisons jaunes » qu’on venait de supprimer, des petits commerçants et des moines. » (P. 264-265)

    « ...Ogryzkova, une fille maigre, albinos, la « môme-narine », la « seringue », comme l’appelait Tiagourova, qui ne lui ménageait pas les sobriquets humiliants. » (P. 269)

    « La nuit était obscure. Sans cause visible d’arrêt, le train se trouvait près d’une borne. La ligne semblait normale ; elle était encadrée de sapins et traversait une plaine. LEs voisins de Iouri Andréiévitch, qui étaient descendus avant lui, et qui battaient la semelle devant le wagon, déclarèrent qu’il n’y avait pas eu d’accident, à leur connaissance, mais que le chauffeur avait arrêté le train sous prétexte que la région était menacée et qu’il refusait de conduire plus loin le convoi tant qu’une draisine n’aurait pas vérifié l’état de la ligne. Les voyageurs lui avaient envoyé des délégués pour l’amadouer et, en cas de nécessité, pour lui graisser la patte. ON racontait que les marins s’en étaient mêlés. Ils s’auraient s’y prendre, eux.
    Pendant qu’on expliquait tout cela à Jivago, il voyait les éclairs crachés par la cheminée et le cendrier embraser la neige, devant la voie ferrée, près de la locomotive, comme aurait fait la flamme haletante d’un bûcher. Soudain, une langue de feu éclaira vivement la plaine enneigée et des silhouettes qui se glissaient le long du châssis de la locomotive.
    En tête, dans un éclair, on vit le chauffeur. Il courut jusqu’au bout de la passerelle, s’envola d’un bond au-dessus des butoirs et disparut. Les marins qui le poursuivaient en firent autant. On les vit courir jusqu’au bout de la grille à feu, sauter en l’air et disparaître comme par enchantement.
    Attirés par le spectacle, Iouri Andréiévitch et quelques curieux s’élancèrent vers la locomotive. Dans le morceau de plaine nue qui s’étendait devant le train, voici ce qu’ils virent :
    À une certaine distance de la voie se trouvait le chauffeur, enfoncé dans la neige vierge jusqu’à mi-corps. Les marins, empêtrés eux aussi jusqu’à la taille, faisaient un demi-cercle autour de lui, comme des rabatteurs autour d’une bête. » (P. 274)

    « — L’enneigement est profond ?
    — Non, on ne peut pas dire... C’est par bandes. Le blizzard soufflait de biais, il a pris la voie en écharpe. Le plus dur se trouve vers la moitié du parcours. Il y a trois kilomètres de dépression. Là, on aura fort à faire. Tout l’endroit est recouvert, complètement. Après, ça va. C’est la taïga. La forêt a protégé la voie. Avant la dépression, ce n’est pas terrible, l’endroit est plat. Le vent l’a dégagé. » (P. 277)

    « Soudain, tout changea, le pays et le temps. La plaine disparut, on s’enfonça entre des collines et des plateaux. Le vent du nord, qui soufflait jusqu’ici, tomba. Le vent venait du sud, tiède comme le souffle d’un poêle ouvert.
    La forêt s’étendait par paliers sur les montagnes. Quand la voie traversait une zone boisée, le train grimpait une pente raide à laquelle succédait une descente assez douce. Il rampait en soufflant vers les bois et s’y traînait avec peine, comme un vieux forestier guidant une foule de voyageurs qui se retourneraient sans cesse et observeraient tout.
    Mais il n’y avait rien à voir. Au fond de la forêt, c’était le sommeil et la paix de l’hiver. De temps en temps, seulement, des buissons ou des arbres bruissaient en libérant leurs branches basses de la neige qui peu à peu se tassait, comme s’ils ôtaient un collier ou dégrafaient un col trop serré.
    Iouri Andréiévitch sombra dans le sommeil. Pendant toutes ces journées il resta sur sa couchette, là-haut, à dormir ; il se réveillait, réfléchissait, tendait l’oreille. Mais il n’y avait rien à entendre. » (P. 282)

    « Sous la croûte de neige disloquée, l’eau se mit à courir et à chanter. Les entrailles impénétrables des forêts frémirent. Tout s’y réveillait. » (P. 282-283)

    « Au milieu de la nuit, Iouri Andréiévitch s’éveilla, plein d’un sentiment confus de bonheur assez intense pour le réveiller. Le train était arrêté. La gare baignait dans l’obscurité vitreuse d’une nuit blanche. Cette ombre claire était pleine d’on ne sait quoi de délicat et de puissant à la fois qui suggérait un grand paysage dégagé.
    La gare devait être située sur une hauteur, dominant un horizon large, libre.
    Sur le quai, conversant à voix basse, passaient des ombres aux pas silencieux. Cela attendrit Iouri Andréiévitch. Il vit dans la discrétion des voix et des pas un respect de l’heure tardive, un souci du sommeil des voyageurs, qui avaient disparu depuis la guerre.
    Le docteur se trompait. Comme partout ailleurs, le quai retentissait de hurlements, de lourds bruits de bottes. Mais non loin de là il y avait une cascade. C’était elle qui dilatait la nuit blanche et l’animait d’un souffle de fraîcheur et de liberté. C’était elle qui avait rempli le docteur endormi de ce sentiment de bonheur. Le bruit constant et régulier de la chute d’eau régnait sur tous les bruits de la gare et leur donnait l’apparence menteuse du silence. » (P. 284)

    « Au-delà de la fenêtre contre laquelle ils étaient couchés le cou tendu, s’étalait une plaine immense, entièrement inondée par la crue. La rivière avait débordé et l’un de ses bras venait frôler le talus. Du haut des couchettes, on croyait voir le train glisser doucement sur l’eau. » (P. 287)

    « ...le nom qu’on donne au pivert dans l’Oural : "Ronja". » (P. 288)

    « La tête de Jivago baignait dans la sueur dont son oreiller était trempé. » (P. 293)

    « Je vais à la recherche du silence. Je veux un trou perdu, l’inconnu. » (P. 303)

    « La chaleur était accablante. Le soleil chauffait à blanc les rails et les toits des wagons. La terre, noire de pétrole, brûlait avec un chatoiement jaune comme du métal doré. » (P. 308)

    « Entre parenthèses, ne vous fâchez pas, mais vous avez un nom imprononçable. » (P. 310)

    « Pendant ce temps, le train manoeuvrait. Chaque fois qu’il arrivait au dernier aiguillage, à la hauteur du disque, l’aiguilleur, une femme âgée qui portait un bidon de lait attaché à sa ceinture, changeait son tricot de main, se penchait et renversait le levier, obligeant le train à repartir en marche arrière. Tandis qu’il s’éloignait lentement, elle se redressait et brandissait à sa suite un poing menaçant. » (P.313)

    « Livéri (Livka) », prénom. (P. 316)

    « Projetant en avant ses pattes cartilagineuses, un poulain moreau corait derrière la jument blanche ; il était noir comme la nuit, avec une petite tête frisée, il ressemblait à un jouet en bois sculpté. » (P. 322)

    « Je suis un peu enrhumé. Je tousse et j’ai certainement un peu de fièvre. Toute la journée, j’ai comme une boule qui me monte à la gorge et me coupe le souffle à la hauteur du larynx. Je suis dans de mauvais draps. C’est l’aorte. Premiers symptômes de la maladie de cœur que j’ai héritée de ma pauvre mère. Est-ce possible ? Si tôt ? Dans ce cas, je ne ferai pas de vieux os. » (P. 341)

    « Claire nuit de gel. Eclat, unité extraordinaire de tout ce qu’on voit. La terre, l’air, la lune, les étoiles sont soudés ensemble par le gel. Dans le parc, couchées en travers des allées, les ombres distinctes des arbres semblent découpées en relief et façonnées au tour. On a sans cesse l’impresssion que des silhouettes noires traversent interminablement la route. De grosses étoiles sont suspendues dans la forêt, entre les branches, telles des lanternes de mica bleu. Tout le ciel est parsemé de petites étoiles comme l’été les prés le sont de marguerites. » (P. 342)

    « Les femmes, a-t-on la tête à ça ? Etait-ce le moment ? Le prolétariat mondial, le bouleversement de l’univers, c’est une autre histoire, parlez-moi plutôt de ça ! Mais un bipède isolé, une simple femme, une épouse, fi ! c’est aussi négligeable qu’un pou. » (P. 363)

    « Villes, bourgs et villages se succédaient. Ville de Krestovozdvijensk, gare d’Oméltchino, Pajinsk, Tysiatskoïé, hameau de Iaglinskoïé, faubourg de Zvonarski, bourgade de Volnoïé, Gourtovchtchiki, terres de la Kejma, village de Kazéievo, faubourg de Koutéiny, bourg de Maly Ermolaï.
    La grand-route les traversait, vieille comme le monde, la plus ancienne de Sibérie, utilisée jadis par les voitures de poste. Elle coupait les villes en deux, comme des miches, par la lame d’une grand-rue ; quant aux villages, elle les traversait d’un coup d’aile, sans se retourner, rejetant au loin derrière elle les isbas qui faisaient la haie, ou bien les ployant en demi-cercle, ou en épingle à cheveux au hasard d’un brusque tournant. » (P. 371)

    « On ne voyait pas le feu ; Seules les colonnes mouvantes d’air chaud, scintillantes comme des paillettes de mica révélaient que l’on brûlait quelque chose. » (P. 412)

    « — La tête ?
    — Je suppose. IL a ce qu’il appelle des feux follets. Sans doute des hallucinations. Est-ce l’insomnie, les migraines ? » (P. 414)

    « La Koubarikha était en train d’exorciser la vache d’Agafia Fotievna Palykh, la femme de Pamphile appelée couramment Fatievna. On avait fait sortir la vache du troupeau et on l’avait attachée par les cornes à un arbre au milieu des buissons. Près des pattes de devant, sa propriétaire était assise sur une souche ; près des pattes de derrière, sur un escabeau à traire, la magicienne.

    (...)

    En Sibérie, on pratiquait l’élevage d’une race de vaches primée en Suisse. Presque toutes, elles avaient la même robe, noire avec des taches rousses très claires ; non moins que les hommes, elles étiaent éreitnées par les privations, les longues marches, le manque d’espace. » (P. 437)

    « Va t’en, dit la magicienne à Agafia. J’ai exorcisé ta vache, elle guérira. Prie la Mère de Dieu. En vérité, elle est la maison de lumière et le livre de la parole vivante. » (P. 442)

    « On entourait un morceau de chair humaine ensanglantée qui gisait à terre. Le malheureux respirait à peine. Il avait le bras droit et la jambe gauche coupés. On ne pouvait imaginer comment le pauvre diable avait pu ramper jusqu’au camp sur le bras et la jambe qui lui restaient. Les membres coupés, horribles lambeaux saignants, étaient attachés à son dos avec une pancarte. Celle-ci était recouverte d’une longue inscription qui déclarait, avec des jurons bien choisis, que ce traitement avait été infligé en représailles des atrocités commises par tel et tel détachement rouge, avec lequel les Frères des Bois n’avaient pas de rapport. On ajoutait qu’un sort analogue attendait tous les partisans qui ne feraient pas leur soumission et ne rentraient pas leurs armes aux représentants de l’armée de VItsyne dans les délais prescrits.
    Cet homme martyrisé qui perdait tout son sang et s’évanouissait à chaque instant, raconta, d’une voix hachée, faible et pâteuse, les tortures infligées par les brigades de répression et les tribunaux militaires de l’armée Vitsyne. On l’avait condamné à la pendaison, puis on avait commué la peine, décidé de lui couper un bras et une jambe, et de l’envoyer ainsi mutilé dans le camp des partisans pour les épouvanter. » (P. 443)

    « L’hiver était déjà là depuis longtemps. Il gelait à pierre fendre. Des formes et des sons déchiquetés, sans lien visible, surgissaient dans le brouillard glacé, s’arrêtaient, remuaient, disparaissaient. A la place du soleil, une sorte de boule propre, issue d’un rêve ou d’un conte de fées, restait suspendue dans la forêt, répandant lentement, avec effort, les ratons jaune d’ambre d’une lumière dense comme du miel qui se glaçaient et se figeaient sur les arbres. » (P. 445)

    « Quelque chose de plus vaste que lui-même trouvait pour pleurer et sangloter en lui des mots tendres et lumineux, qui brillaient dans l’obscurité comme du phosphore. Et il mêlait ses pleurs à ceux de son âme, plein de pitié pour lui-même. » (P. 472)

    « Irourotchka » (surnom pour Iouri / Ioura, p. 488)

    « Dehors la neige s’était mise à tomber. Le vent la poussait obliquement. Elle tombait , toujours plus rapide, plus épaisse, comme si elle poursuivait sans cesse quelque chose et Iouri Andréiévitch regardait devant lui par la fenêtre comme si ce n’était pas de la neige qu’il voyait tomber mais la lettre de Tonia qu’il continuait à lire, comme si ce n’étaient pas de petits cristaux de neige bien secs qui filaient à toute allure, mais des petits intervalles de papier blanc entre de petites lettres noires, blancs, blancs, sans fin, sans fin. » (P. 498)

    « On était en plein hiver. La neige tombait à gros flocons. Iouri Andréiévitch venait de rentrer de l’hôpital. »

    « Les rats n’avaient pas quitté la maison, mais ils étaient plus prudents. » (P. 502)

    « La Sibérie, cette Nouvelle Amérique, comme on l’appelle justement, recèle les possibilités les plus riches. C’est, pour la Russie, le berceau d’un grand avenir, le gage de notre démocratisation, de notre splendeur, de notre assainissement politique. L’avenir de la Mongolie, de la Mongolie extérieure, notre grande voisine d’Extrême-Orient, est encore plus gros de perspectives séduisantes. Que savez-vous de ce pays ? Vous n’avez pas honte de bâiller et de cligner des yeux sans m’écouter ? Et pourtant c’est une superficie d’un million et demi de verstes carrées, des minéraux non encore prospectés, un pays vierge, préhistorique, vers lequel se tendent les mains avides de la Chine, du Japon et de l’Amérique, aux dépens des intérêts russes, reconnus pourtant par nos rivaux chaque fois qu’on a partagé en sphères d’influence ce petit coin isolé du globe terrestre. » (P. 506-507)

    « ...la nudité hivernale des forêts, le calme de mort, le vide alentour rendait l’endroit méconnaissable. » (P. 512)

    « Il gelait et le froid allait en augmentant. Le ciel était clair. La neige prenait une teinte jaune sous les rayons du soleil de midi et, dans ce jaune de miel, on voyait déjà filtrer comme une liqueur précieuse le dépôt orangé du soir précoce. » (P. 523)

    « La fatigue lui coupait les jambes. Lançant le bois dans le traîneau par la porte du hangar, il rassemblait moins de bûches en une fois que d’habitude. Il avait froid et les rondins gelés et couverts de neige lui meurtrissaient les mains malgré ses moufles. Il n’arrivait pas à se réchauffer en précipitant ses mouvements. Quelque chose en lui s’était arrêté et déchiré. » (P. 530)

    « Maintenant, à Moscou. Et avant tout, survivre. Ne pas s’abandonner à l’insomnie. Ne pas se coucher. Travailler toute la nuit jusqu’à l’abrutissement, jusqu’à tomber raide mort de fatigue. Et encore ceci. Faire du feu tout de suite dans la chambre à coucher pour ne pas geler bêtement cette nuit. » (P. 538)

    « A quelques pas du perron, le corps de Pavel Pavlovitch était étendu de biais en travers de l’allée, la tête enfoncée dans un tas de neige : il s’était suicidé. La naige imbibée de sang formait une boule rouge sous sa tempe gauche. Les petites gouttes qui avaient giclé de tous les côtés s’étaient mêlées à la neige et faisaient de petites billes rouges semblables aux baies gelées d’un sorbier. »

    « Entre la rue qui jour et nuit s’agite et le bruit constamment derrière mes murs et l’âme moderne, la correspondance est aussi étroite qu’entre l’ouverture que l’on commence à jouer et le rideau du théâtre, plein de mystères et de ténèbres, encore baissé, mais déjà embrasé par les feux de la rampe. La ville qui grouille et gronde sans arrêt de l’autre côté des portes et des fenêtres est une immense introduction à la vie de chacun de nous. C’est précisément sous ces traits que je voudrais décrire la ville. » (P. 581)

    « Le docteur eut soudain une nausée qui le priva de toutes ses forces. Surmontant sa faiblesse, il se leva de sa banquette et, tirant vers le haut et vers le bas les courroies de la fenêtre, il chercha à l’ouvrir. Mais la fenêtre ne cédait pas à ses efforts.
    On criait au docteur que la fenêtre ne s’ouvrait pas mais, absorbé par les efforts qu’il faisait pour surmonter la crise, et saisi d’une angoisse soudaine, il ne se rendait pas compte que ces cris s’adressaient à lui, et il n’en comprenait pas le sens. Il essayait toujours d’ouvrir la fenêtre, et de nouveau, à trois reprises, vers le haut, vers le bas et vers lui, il tira violemment le cadre ; tout à coup il ressentit une douleur inconnue, irréparable, et comprit que quelque chose en lui s’était déchiré, qu’il avait fait un geste fatal et que tout était perdu. A ce moment-là, le wagon s’ébranla, mais s’arrêta de nouveau un peu plus loin, sur la Presnia.
    Par un effort de volonté surhumain, vacillant et se frayant avec peine un chemin à travers la foule dense qui barrait le passage entre les banquettes, Iouri Andréiévitch atteignit la plate-forme arrière. On ne voulait pas le laisser passer, on l’injuriait. Il lui sembla que l’arrivée d’air l’avait rafraîchi, que peut-être tout n’était pas perdu, qu’il se sentait mieux.
    Il commença à se glisser à travers la foule de la plate-forme arrière, provoquant de nouvelles injures, des bousculades et de l’irritation. Indifférent aux interpellations, il se fraya un passage à travers cette masse, descendit du tramway arrêté sur la chaussée, fit un pas, un autre, puis un troisième s’écroula sur le pavé et ne se releva plus.
    Ce fut un tumulte de voix, de discussions, de conseils. Quelques personnes descendirent de la plate-forme et entourèrent le docteur. On s’aperçut bientôt qu’il ne respirait plus et que son cœur s’était arrêté. Les passants quittaient le trottoir pour s’approcher de l’attroupement qui entourait le corps, certains soulagés, d’autres déçus d’apprendre que l’homme n’avait pas été écrasé et que sa mort n’avait rien à voir avec le tramway. » (P. 583-584)

    « Ils avaient pensé comme d’autre chantent. » (P. 594)

    « Au loin, un cimetière enneigé dans la plaine,
    Des enclos et des tombes
    Et un brancard dressé
    Et, sur le cimetière, un ciel chargé d’étoiles. » (P. 640)

    Pouchkine, Alexandre

    La fille du capitaine, BNF collection, traduction Louis Viardot

    « Bois un peu de saumure de concombres avec du miel, ou bien un demi-verre d’eau-de-vie, pour te dégriser. »

    « Tout à coup mon cocher jeta les yeux de côté, et s’adressant à moi : « Seigneur, dit-il en ôtant son bonnet, n’ordonnes-tu pas de retourner en arrière ?
    – Pourquoi cela ?
    – Le temps n’est pas sûr. Il fait déjà un petit vent. Vois-tu comme il roule la neige du dessus ?
    – Eh bien ! qu’est-ce que cela fait ?
    – Et vois-tu ce qu’il y a là-bas ? (Le cocher montrait avec son fouet le côté de l’orient.)
    – Je ne vois rien de plus que la steppe blanche et le ciel serein.
    – Là, là, regarde… ce petit nuage. »
    J’aperçus, en effet, sur l’horizon un petit nuage blanc que j’avais pris d’abord pour une colline éloignée. Mon cocher m’expliqua que ce petit nuage présageait un bourane 1.
    J’avais ouï parler des chasse-neige de ces contrées, et je savais qu’ils engloutissent quelquefois des caravanes entières. Savéliitch, d’accord avec le cocher, me conseillait de revenir sur nos pas. Mais le vent ne me parut pas fort ; j’avais l’espérance d’arriver à temps au prochain relais : j’ordonnai donc de « redoubler » de vitesse.
    Le cocher mit ses chevaux au galop ; mais il regardait sans cesse du côté de l’orient. Cependant le vent soufflait de plus en plus fort. Le petit nuage devint bientôt une grande nuée blanche qui s’élevait lourdement, croissait, s’étendait, et qui finit par envahir le ciel tout entier. Une neige fine commença à tomber et tout à coup se précipita à gros flocons. Le vent se mit à siffler, à hurler. C’était un chasse-neige. En un instant le ciel sombre se confondit avec la mer de neige que le vent soulevait de terre. Tout disparut. « Malheur à nous, seigneur ! s’écria le cocher ; c’est un bourane. »
    Je passai la tête hors de la kibitka ; tout était obscurité et tourbillon. Le vent soufflait avec une expression tellement féroce, qu’il semblait un être animé. La neige s’amoncelait sur nous et nous couvrait. Les chevaux allaient au pas, et ils s’arrêtèrent bientôt. « Pourquoi n’avances-tu pas ? dis-je au cocher avec impatience.
    – Mais où avancer ? répondit-il en descendant du traineau. Dieu seul sait où nous sommes maintenant. Il n’y a plus de chemin et tout est sombre. » »

    « Il faisait si noir qu’on pouvait, comme on dit, se crever l’œil. »

    Le chapitre « La convalescence »

    « Je quittai Pougatcheff, et sortis dans la rue. La nuit était calme et froide ; la lune et les étoiles, brillant de tout leur éclat, éclairaient la place et le gibet. Tout était tranquille et sombre dans le reste de la forteresse. Il n’y avait plus que le cabaret où se voyait de la lumière et où s’entendaient les cris des buveurs attardés. Je jetai un regard sur la maison du pope ; les portes et les volets étaient fermés ; tout y semblait parfaitement tranquille. »

    « ...la forteresse de Bélogorsk... »

    « ...un nez sans narines... » (M04)

    « Attends, attends que tu sois marié ; tu verras que tout ira au diable ».

    « Je fus frappé du changement qui s’était opéré en lui. Il était pâle et maigre. Ses cheveux, naguère noirs comme du jais, commençaient à grisonner. Sa longue barbe était en désordre. Il répéta toutes ses accusations d’une voix faible, mais ferme. »

    « ...le palais d’été de Tsarkoïé-Sélo... »

    « ...le gouvernement de Simbirsk... »

    Rilke, Rainer Maria

    « Course de nuit » in Poèmes nouveaux, deuxième partie (traduction LEM pour publie.net)

    ...que nous tournions au coin de palais pondéreux / dans le vent qui soufflait des quais de la Néva

    Rodenbach, Georges

    Bruges la morte

    « Mot irrémédiable et bref ! d’une seule syllabe, sans écho. Mot impair et qui désigne bien l’être dépareillé. »

    « ...étendue sur ce lit du dernier jour, où il la revoyait à jamais : fanée et blanche comme la cire l’éclairant... »

    Simenon, Georges

    Monsieur Gallet, décédé

    « Le corps était bien ce qu’on pouvait imaginer d’après la photographie : un corps long, osseux, avec une poitrine creuse de bureaucrate, une peau blême qui faisait paraître les poils très sombres, encore que ceux de la poitrine fussent roussâtres. »

    « Les vêtements d’Emile Gallet s’étalaient toujours sur le plancher, comme une caricature de cadavre. »

    « Il n’y avait qu’Emile Gallet à n’être plus là ! Il était solidement enfermé dans un cercueil, lui, avec sa joue arrachée par la balle, triturée par le médecin légiste aux sept invités, son cœur perforé et ses yeux gris dont personne n’avait pensé à clore les paupières ! » (M03)

    Soljenitsyne, Alexandre

    Une journée d’Ivan Denissovitch (traduction Léon et Andrée Robel et Maurice Decaillot, Édition 10/18 de 1972)

    « Ici, les gars, la loi... c’est la taïga. » (P. 24)

    « Le froid redouble. Une brume mordante étreint Choukhov à lui faire mal et l’oblige à tousser. Il fait moins 27. Choukhov, lui, fait 37,7. C’est à qui aura l’autre. » (P. 43)

    « Il ne reste plus un seul brin de tabac à Choukhov, et il ne voit pas comment en trouver avant le soir. Alors, il se crispe tout entier dans son attente, et il lui semble que ce mégot lui fait plus envie en ce moment que la liberté elle-même ; mais il ne s’abaisserait jamais, comme Fétioukov, à loucher sur la bouche des autres. » (P. 50)

    « Le vent prend les visages par le travers. (...) Le vent est coupant et les gêne pour regarder. » (P. 58)

    « Senka (prénom) » (P. 70)

    « p’tit blanc » = de la neige (P. 72)

    « Tes vingt-cinq ans, c’est pas ça qui compte. Tu les feras ou tu ne les feras pas, c’est, comme on dit, écrit sur de l’eau, vas-y voir. » (P. 86)

    « Sur la steppe nue siffle levent : de sécheresse l’été, de glace l’hiver. » (P. 92)

    « Eino (prénom) » (P. 106)

    « Temguénevo (lieu) » (p. 118)

    « Choukhov regarde derrière lui. Eh ! oui, le soleil se couche, rouge un brin, dans une brume grisonnante comme qui dirait. » (P. 123)

    « Pendant ce temps, Choukhov reprend son souffle ; il regarde autour de lui. C’te bonne vieille lune, la voilà toute pourpre, ébréchée, déjà sortie en plein ciel. Et on dirait qu’elle décline déjà un brin. La veille, à la même heure, elle était bien plus haute. » (P. 130)

    « Il faut se décider plus vite que le vent » (P. 146)

    « "Le soleildes loups", c’est le nom qu’on donne parfois à la lune, dans le pays de Choukhov, histoire de rigoler. » (P. 181)

    Suaudeau, Jean-Pierre

    Les forges, un roman (Joca Séria)

    « C’est arrivé comme ça parce que la Société a décidé de licencier les puddleurs dont elle n’a plus besoin, des compagnons pas bien commodes qui travaillent aux fours, une tâche qu’on ne leur envie pas : cingler la pâte épaisse, brûlante, pour la débarrasser des scories, l’affiner, se tenir devant le four, à demi courbé, toute la journée, le ringard à la main et vérifier l’état de la pâte et cingler, cingler la masse métallique pour conserver à la fonte sa fluidité et la transformer en fer, visage brûlé, bras rompus, mains calleuses, insensibilisées, tannées au feu. On ne se connaît pas, mais se connaître n’a pas l’importance que ça avait au village : nul n’est étranger ici, puisqu’on est tous identiques, veste de drap, pantalon de serge ou de grosse toile à l’odeur sèche et fade de métal, rivalité et jalousie sans objet car on a compris, on vient de comprendre qu’on est tous embarquées dans le même navire. » (P62)

    Tchekhov, Anton

    La Steppe (traduction Vladimir Volkoff)

    « ...sur son visage, la sécheresse de l’homme d’affaires luttait contre la bénignité de celui qui vient de faire ses adieux à sa famille et de boire un bon coup... »

    « D’abord, tout là-bas, au point de rencontre du ciel et de la terre, du côté des tumulus5 peu élevés et du moulin à vent qui, de loin, ressemblait à un petit homme agitant les bras, une bande d’un jaune éclatant glissa sur la terre ; une minute après, une bande semblable s’alluma un peu plus près, glissa à droite et envahit les collines ; quelque chose de chaud effleura le dos de Iégorouchka ; une bande de lumière qui s’était furtivement approchée par-derrière fila par-dessus la calèche et les chevaux, s’élança à la rencontre des autres bandes, et soudain toute la vaste steppe rejeta la pénombre matinale, sourit et brilla de rosée.

    Le seigle moissonné, les ronces, les euphorbes6, le chanvre sauvage, tout ce qui, bruni et roussi dans la chaleur, avait été à demi-mort, ressuscitait maintenant, baigné de rosée et caressé du soleil, pour fleurir à nouveau. Des pluviers7 voletaient au-dessus de la route en poussant des cris joyeux, des gerboises8 s’appelaient dans l’herbe, quelque part au loin gémissaient des vanneaux. Une compagnie de perdreaux effrayés par la calèche s’envola et, faisant entendre son doux « trrr » gagna les collines. Les sauterelles, les grillons, les criquets et les locustes9 avaient entonné leur musique grinçante et monotone.

    Un peu de temps s’écoula, la rosée s’évapora, l’air se figea et la steppe déçue reprit son aspect maussade de juillet. Les herbes se flétrissaient, la vie se mourait. Les collines hâlées, d’un brun vert, lilas au loin, avec leurs tons paisibles comme des ombres, la plaine avec ses lointains brumeux et le ciel renversé dessus, semblant, dans la steppe où il n’y a ni forêts ni hautes montagnes, d’une profondeur et d’une transparence effrayantes, paraissaient à présent infinies et pétrifiées de langueur...

    Comme il fait lourd et triste ! La calèche se hâte, et Iégorouchka voit toujours la même chose : le ciel, la plaine, les collines... Dans l’herbe, la musique s’est calmée. Les pluviers sont partis, on ne voit plus les perdreaux. Faute d’occupation, les freux tournoient au-dessus de l’herbe fanée, ils se ressemblent tous et ils rendent la steppe encore plus uniforme. »

    « Six faucheurs alignés brandissent leurs faux, qui brillent gaiement et, toutes ensemble, en mesure, font entendre leur « Vjji, vjji ! » »

    « À qui ce troupeau ? »

    « Déniska marchait autour d’eux et, s’efforçant de montrer que les concombres, les pâtés et les œufs que mangeaient les maîtres le laissaient complètement indifférent, se consacrait à l’extermination des taons et des mouches qui collaient sur le ventre et le dos des chevaux. »

    « ...cinq gros concombres jaunes appelés « jaunets »... »

    « Vibrant dans l’air comme un insecte, jouant de sa bigarrure, la canepetière s’éleva haut en ligne droite, puis, effrayée sans doute par le nuage de poussière, se jeta de côté : on la vit encore miroiter longtemps... »

    « Dans le crépuscule du soir, apparut une grande maison sans étage avec un toit de fer rouillé et des fenêtres obscures. Cette maison portait le nom d’auberge bien qu’elle se dressât sans berge au milieu de la steppe1. A quelque distance sur le côté, un malheureux petit verger de cerisiers entouré d’une haie mettait une tache sombre et, sous les fenêtres, leur lourde tête affaissée, se dressaient des tournesols endormis. Dans le verger crépitait une petite éolienne mise là pour éloigner les lièvres par son bruit. À part cela, à proximité de la maison, on ne voyait ni n’entendait que la steppe. »

    « Une minute après, la porte s’ouvrit, et Solomone, un grand plateau dans les mains, entra dans la pièce. En posant le plateau sur la table, il regardait ironiquement de côté et avait toujours son sourire bizarre. Maintenant, à la lumière de la petite lampe, on pouvait distinguer ce sourire : il était très complexe et exprimait beaucoup de sentiments, dont le dominant était un mépris manifeste. Il semblait penser à quelque chose de drôle et de bête, il ne pouvait souffrir quelqu’un et le méprisait, il se réjouissait de quelque chose et il attendait le bon moment pour lancer une raillerie blessante et se tordre de rire. Son long nez, ses lèvres grasses et ses yeux saillants et rusés semblaient tendus du désir d’éclater de rire. »

    « Si on lui pressait le nez, il en sortirait du lait. » (= il est trop jeune)

    « Mes filles, je les ai casées auprès d’hommes de bien, mes fils, j’en ai fait des messieurs, et maintenant je suis libre, j’ai fait mon travail, je peux m’en aller aux quatre vents. Je vis tranquillement avec ma moitié, je mange, je bois et je dors, je me réjouis de voir mes petits-enfants et je prie le bon Dieu : que me faut-il de plus ? »

    « À quoi je m’occupe ? répéta Solomone en haussant les épaules. Je fais la même chose que tout le monde. Vous le voyez : je suis larbin. Je suis le larbin de mon frère, mon frère est le larbin des voyageurs, les voyageurs sont les larbins de Varlamov, tandis que si j’avais dix millions, c’est Varlamov qui serait mon larbin. »

    Tout le chapitre IV ?

    « À droite noircissaient les collines qui semblaient cacher quelque chose d’inconnu et d’effrayant, à gauche le ciel au-dessus de l’horizon était inondé d’une lueur pourpre et on ne savait pas s’il y avait un incendie quelque part ou si la lune s’apprêtait à se lever. On voyait les lointains comme en plein jour, mais leur tendre teinte lilas, hachurée par les ténèbres du soir, avait disparu, et toute la steppe se cachait dans ces ténèbres comme les enfants de Moïsséï Moïsséïtch sous leur couverture. »

    « A peine le soleil est-il couché et la terre emmitouflée de ténèbres, que la langueur diurne est oubliée, tout est pardonné, et la steppe respire légèrement de sa vaste poitrine. Comme si, dans l’obscurité, l’herbe ne voyait pas sa vieillesse, elle devient le lieu d’un jeune et joyeux crépitement, inconnu dans la journée ; craquements, sifflements, grattements, basses, ténors et soprani de la steppe, tout se mêle en un grondement monotone, incessant, favorable aux souvenirs et à la mélancolie. Ce crépitement uniforme endort comme une berceuse ; on roule et on sent qu’on s’endort, mais voilà que retentit le cri saccadé, angoissé d’un oiseau qui veille encore, ou que se fait entendre un son indéterminé, semblable à une voix prononçant « ah ? » avec étonnement, et les paupières assoupies se ferment. Ou alors on longe un petit ravin plein de buissons et l’on entend un oiseau que les habitants de la steppe appellent splouk crier à quelqu’un « Splou ! Splou ! Splou ! (= je dors) », tandis qu’un autre rit ou sanglote hystériquement : c’est le hibou. Dieu sait pour qui ils crient et qui les écoute dans cette plaine, mais leurs cris sont pleins de tristesse et de plaintes... On sent l’odeur du foin, de l’herbe séchée, des fleurs attardées, odeur épaisse, sirupeuse et tendre.

    À travers les ténèbres, on voit tout, mais il est difficile de distinguer la couleur et les contours des objets. Tout semble être autre chose qu’il n’est. On roule et soudain on voit devant soi, tout près de la route, une silhouette rappelant un moine : il ne bouge pas, il attend et il tient quelque chose dans ses mains... Ne serait-ce pas un brigand ? La figure s’approche, grandit, la voici à la hauteur de la calèche, et vous voyez que ce n’est pas un homme mais un buisson solitaire ou une grosse pierre. Ces figures immobiles qui attendent quelqu’un se dressent sur les collines, se cachent derrière les tumulus, passent la tête par-dessus les ronces : elles ressemblent à des hommes et inspirent les soupçons. »

    « À droite de la route, sur toute sa longueur, se dressaient des poteaux télégraphiques à deux fils. Rapetissant de plus en plus, à la hauteur du village ils disparaissaient derrière les isbas et la verdure, et puis reparaissaient dans le lointain lilas, sous forme de petits bâtons très petits et fluets, comme des crayons fichés en terre. Sur les fils étaient perchés des autours, des émerillons5 et des corbeaux qui considéraient avec indifférence le convoi en mouvement. »

    « – Mon opinion sur moi-même, c’est que je suis un homme perdu et rien de plus. »

    « Le Russe aime se souvenir mais n’aime pas vivre. »

    « Après le repas, tous se traînèrent jusqu’aux charrettes et se laissèrent tomber dans leur ombre. »

    « Lorsqu’on regarde longuement un ciel profond, sans en détacher les yeux, on ne sait pourquoi les pensées et l’âme s’unissent en un sentiment de solitude. On commence à se sentir irréparablement seul, et tout ce qu’on avait naguère cru proche et cher devient infiniment lointain et perd tout prix. Ces étoiles, qui regardent du haut du ciel depuis des millénaires, ce ciel insaisissable et les ténèbres, indifférents qu’ils sont à la vie brève de l’homme, lorsqu’on demeure seul à seuls avec eux et qu’on essaye d’en comprendre le sens, accablent l’âme par leur silence. On songe à la solitude qui attend chacun dans la tombe, et l’essence de la vie apparaît désespérée, atroce... »

    « Iégory »

    « Stiopka »

    « Avait-il entendu ces récits de quelqu’un d’autre ou les avait-il inventés lui-même dans un passé reculé, et puis, comme sa mémoire faiblissait, avait-il confondu le vécu et l’imaginaire et ne savait-il plus distinguer l’un de l’autre ? Tout est possible, mais ce qui est bizarre, c’est qu’à ce moment-là et pendant tout le voyage, lorsqu’il avait l’occasion de raconter, il accordait une préférence manifeste aux fantasmes et ne parlait jamais de sa propre expérience. »

    « – Les gars, dit-il, d’un ton suppliant. Chantons quelque chose de religieux !
    Des larmes parurent dans ses yeux.
    – Les gars ! répéta-t-il en pressant sa main contre son cœur. Chantons quelque chose de religieux ! »

    « – Notre mère la Russie est la plus grande du monde ! chanta soudain Kiroukha d’une voix sauvage, et avala de travers et se tut. L’écho de la steppe s’empara de sa voix, l’emporta, et il sembla que la Bêtise elle-même roulait à travers la steppe sur ses roues pesantes. »

    « Son visage à la petite barbiche grise, un visage simple, russe, hâlé, était rouge, humide de rosée et sillonné de veines bleues ; il exprimait autant de sécheresse que le visage d’Ivan Ivanytch, le même fanatisme de l’homme d’affaires. Cependant, quelle différence on sentait entre lui et Ivan Ivanytch ! Sur le visage de l’oncle Kouzmitchov, outre »

    « ...une sorte de mélancolie imprécise se fit sentir en tout »

    « Pantéléï ne faisait que soupirer, se plaindre de ses pieds et évoquer à chaque instant l’insolence de la mort. »

    « – Je suis triste ! »

    « ...les nôtres, ils passent la nuit dans la steppe : ils vont souffrir, les pauvres ! »

    « La pastèque et le melon qu’il avait mangés lui avaient laissé dans la bouche un goût déplaisant de métal. En outre, les puces piquaient. »

    « Pour se débarrasser de rêves pénibles, Iégorouchka ouvrit les yeux et se mit à regarder le feu. »

    « Derrière elle était assis un chien roux à oreilles pointues. Apercevant les visiteurs, il courut à la grille et se mit à aboyer d’une voix de ténor (tous les chiens roux sont des ténors). »

    Un cas de pratique médicale

    Tout.

    Tesson, Sylvain

    Dans les forêts de Sibérie, Gallimard

    « Dans les Récits de la Kolyma, Varlam Chalamov, détenu dans un goulag de Sibérie, se souvient des pins nains qui entouraient le camp : lorsque la température se réchauffait, en mai, les arbres se libéraient de la couche de neige. Ils se redressaient, ils annonçaient le printemps, l’espoir. »

    « Il règne un silence rare et l’air est doux. Le thermomètre indique – 15 oC. »

    « Ce matin, – 3 oC. Première journée printanière. Les mésanges affluent sous la fenêtre sud. Soudain, des bourrasques agitent les cèdres et la neige tombe. Le paysage est rayé de filandres grises. »

    « Un repas de poisson grillé et de myrtilles cueillies dans la forêt... »

    « Cette nuit, la cabane a craqué de tous ses joints. Les gémissements du bois se mêlaient aux explosions de la glace. »

    « Un lynx est venu visiter le camp cette nuit. Il a laissé des traces autour de la tente. »

    « Il fait – 2 oC et je déjeune dehors, sur la table de la plage. Les mésanges valsent, ivres de chaleur. Les stalactites gouttent au rebord de l’auvent. La première vraie journée de printemps... »

    « En Russie, tout s’accomplit dans la précipitation : la vie est un endormissement coupé de spasmes. »

    « Les hydroglisseurs sont des fleurons de la sidérurgie russe. »

    « La glace est rongée par les vers. »

    « Pour appâter les bêtes, Volodia a rempli des bidons avec de la graisse de phoque. »

    « Deux élans contradictoires fomentent la renaissance. Le jaillissement de ce qui était enfoui dans le sol et l’épanchement de ce qui était contenu dans les hauteurs.
    Ce qui s’épanche : l’eau dévalant des sommets, les torrents lavant la face des versants, les fourmis débordant de leurs marmites, la sève perlant sur l’écorce des pins, les stalactites s’allongeant vers le sol, les ours et cervidés quittant les plateaux pour chercher pitance sur les grèves. »

    « Le Baïkal est propre grâce à ses charognards. »

    « Manger un blini arrosé de thé brûlant. »

    « L’orage porte sa dévastation au sud. Le lac se remet. Dans l’air frais, sous un ciel satiné, la houle libérée soulève les plaques de glace à la dérive. Les éclats de l’ancien vitrail se disloquent au moindre contact dans un froissement de soie rêche. La débâcle a libéré la pulsation du lac. J’installe le tabouret sur une plaque de banquise et passe la soirée à dériver lentement. Les eaux sont revenues ! Les eaux sont revenues ! »

    « Une escadrille de fuligules morillons se pose sur un pan d’eau ouvert entre trois immenses festons de glace. Ils décollent en formation parfaite dans la direction de la Mongolie. »

    « Cerfs, lynx et ours vaquent près de la cabane, les chiens dorment derrière la porte, les mouches vrombissent sous l’auvent. Les royaumes se jouxtent. »

    « ...une route en lacets — une serpentine comme on dit en russe, selon l’acception française du XVIIIe siècle —... »

    « V.E. me sert du phoque en daube au petit déjeuner. Cette viande est une charge nucléaire, elle explose dans la bouche et pulse sa force dans les vaisseaux du corps. »

    « J’attrape huit ombles. »

    « L’air est chargé d’insectes. Un vrombissement s’élève dans l’air aux premières lueurs et ne le désemplit qu’à la nuit. Des scarabées escaladent les poutres de la cabane, des capricornes colonisent mes étagères. Des taons aux yeux cauchemardesques agacent les chiens. »

    « ...soleil brûlant (+22 oC !) »

    « Je pêche un omble de trois kilos. »

    Vincent, Benoît

    Citant ici Mason, qui décrit Syd Barret, dans Un de ces jours...

    « un gros type au crâne rasé, vêtu d’un vieil imper tout froissé. Un sac en plastique à la main, il avait un air assez inoffensif, mais dénué d’expression »

    Wilk, Mariusz

    La maison du vagabond, Éditions Noir sur blanc, traduction Agnieszka Zuk

    « J’ai observé maintes et maintes fois la fonte des glaces sur l’Onega depuis la fenêtre de mon bureau et le spectacle est à chaque fois différent. Le mystère de la transfiguration de la nature morte en élément liquide. Imaginez un espace vide devant vous, un champ blanc pris dans les glaces et enseveli sous la neige jusqu’à l’horizon, muet et immobile pendant de longs mois, aucune trace de vie, aucun mouvement, rien. Rien que le vent qui tresse parfois des panaches de poussière blanche, les pourchasse un temps puis les envoie balader. Même le soleil est incapable de ranimer ce paysage pétrifié vu que lui-même n’en mène pas large l’hiver et, pointant sa tête au-dessus de l’horizon comme hors d’une tranchée, il pisse furtivement, suintant une lueur jaune sur la glace. C’est seulement en avril, lorsque les ombres s’allongent, que la glace prend l’eau et noircit. C’est le signe que le mystérieux spectacle de l’Onega va bientôt commencer. »

    Sur l’eau de bouleau, qu’il suffit d’entailler au printemps pour en faire couler la sève. Ça se boit, c’est bon pour tout un tas de trucs, et on peut aussi le laisser fermenter pour en faire un braga : « il suffit d’ajouter un peu de sucre et de levain naturel et, quelques jours plus tard, on peut se délecter d’une boisson légèrement pétillante à petite teneur en alcool. »

    « un ouchat (une grosse marmite en fonte accrochée à une perche) »

    « Sondarmokh près de Medvejegorsk »

    « Ils jouaient aux rioukhi (une sorte de jeu de quilles), à kisly kroug (à chat) ou encore au laptou (un ancêtre du baseball)... »

    « dietdom = l’orphelinat »

    « Pour moi, l’oum, c’est une sagesse profonde, archétypale, transmise d’une génération à l’autre, fondée sur l’expérience et non pas acquise dans les livres. Je côtoie justement ce type d’oum au quotidien dans l’Outre-Onega. »

    « Aujourd’hui, je le parle et je le lis, et bien souvent aussi, je pense en russe, je connais la blatnaïa fenia (l’argot des voleurs), les dialectes du Nord et le mat, mais le russe restera pour toujours une langue acquise. Ma seconde langue. »

    « Golovanov et ses camarades sont partis à la recherche des vestiges de Tchevengour »

    « le contentieux des îles Kouriles »

    « De nos jours, personne ne rabote plus les planches à la main, les temps ont changé. Il nous faudra donc les imbiber d’huile chaude, et après, on pourra les peindre. »

    « ...les pêcheurs qui jouent au stos le soir dans la Vallée de la Mort (c’est ainsi que les locaux appellent ici l’allée des bars où se trouve le monument au sultan Amet-Khan car, pendant la saison, les bomj, les clochards, y meurent comme des mouches)... »

    « ...tremper les olives (tout le secret est dans l’eau de mer)... »

    « ...le musée des Catastrophes maritimes à Maloretchenske... »

    « Quelque part après Stary Krym, nous avons acheté à des Tatares au bord de la route des pommes, du miel de châtaigne et des noisettes (j’ai aussi déniché un gobelet en argile pour le vin), après c’était Belogorsk, puis Simferopol, mais c’est seulement à Bakhtchissaraï que nous nous sommes arrêtés plus longtemps. »

    « Depuis le palais nous sommes allés dans une petite auberge tatare manger des tchebourki et boire le vin nouveau du coin... »

    « Une dame exaltée de Saint-Pétersbourg m’a dit récemment que l’Outre-Onega se trouvait sur le territoire mystique de l’hésychasme russe, c’est-à-dire à l’intérieur d’un triangle dessiné sur la carte par trois célèbres cathédrales de la Transfiguration du Sauveur : celle de l’archipel de Kiji, celle de Vaalam et celle des Solovki.
    – Votre chapelle, a-t-elle chuchoté, est le sanctuaire de la Lumière, j’y vais pour me taire devant Lui. »

    « Dans le feuillage des bouleaux et des trembles, l’été indien s’éteignait en flammèches dorées, ici et là, l’obier rougissait, le ciel azurait dans les flaques d’eau sur la route. Zagoubie est un petit village de pêcheurs à moitié déserté qui se trouve dans la baie entre Tolvouïa et la presqu’île de Klim. L’endroit est célèbre pour avoir vu naître saint Zosime de Solovki, l’un des fondateurs du monastère sur l’archipel. »

    « Lioudmila nous a accueillis avec joie, à tel point que ses yeux en brillaient, et nous a fait tout de suite monter dans la gornitsa, la pièce d’honneur à l’étage, où l’on accueille d’habitude les invités, pour qu’on admire ce ciel le temps qu’elle mette la table. »

    « Sur la table fumaient l’oukha, la soupe de poissons, et plus loin le corégone accompagné de patates, les pâtés fourrés à la perche luisaient, parfaitement dorés, tandis que le braga couleur d’ambre translucide était sucré et épais comme du sirop. »

    Le braga : « C’est juste du jus, a dit Natacha, sauf que c’est du jus fermenté. »

    « Le pire, c’est l’eau, le lac gèle jusqu’au fond et il faut marcher loin loin pour en chercher. Tu vois la pointe là-bas, à l’horizon ? On y va comment, les jours où la neige monte jusqu’à la taille ? Eh bien, parfois, on n’a pas le choix, il faut la faire fondre. »

    « la tiourma = la prison »

    « nejnost’ (c’est-à-dire la douceur) »

    « on faisait cuire les pâtés au corégone, à la grémille et à l’omble, on faisait des gâteaux avec du chou et du riz, des naletouchki et, le matin du jour de la fête, on préparait les plats chauds : le koulibiak, les kalitki, la soupe de viande aux vermicelles. »

    « Aujourd’hui, la première neige est tombée sur l’Outre-Onega en saupoudrant la terre et en faisant ressortir son relief. »

    « Aujourd’hui, la première neige est tombée sur l’Outre-Onega en saupoudrant la terre et en faisant ressortir son relief. Hier, de l’autre côté de la fenêtre, un emmêlement d’herbes jaunies, de feuilles mortes, de tiges nues et sèches et de pierres brunâtres ; aujourd’hui : un motif ajouré qui permet de voir le moindre brin d’herbe dans le clair-obscur de la poudreuse, chaque tige dessinée en blanc, chaque pierre sous le duvet de neige. »

    « Le processus de gel du lac est pour moi non moins fascinant que le mystère de la fonte des glaces ; comme celle-ci, il se déroule tous les ans d’une façon différente. Le temps décroît, décroît, je regrette chaque année qui passe. Elles ne reviendront plus jamais. »

    « Que la glace se grumelle en frasil ou qu’elle saisisse d’un coup le lac par une fine pellicule, au bout d’un certain temps, l’eau vive disparaît du champ de vision pour laisser la place à une blancheur morte. »

    « l’aurore saigne dans les arbustes »

    « Après la pluie de la nuit passée, l’air embaume les bourgeons de bouleau, le merisier et l’herbe humide. Je sors sur le seuil de la maison et j’inspire profondément le parfum de la végétation humide ; j’ai l’impression que des feuilles me poussent sur le corps… »

    Tolstoï, Léon

    Guerre et paix, ici dans la traduction d’Irène Paskévitch

    « – Enfin, voyons, pourquoi allons-nous faire la guerre ?

    – Pourquoi ? Je n’en sais rien ! Il le faut, et par-dessus le marché j’y vais. – et il s’arrêta. J’y vais, parce que la vie que je mène ici… ne me va pas ! » (Tome 1, chapitre 1)

    « – Bien, c’est dit : je parie cinquante impériales que je boirai toute cette bouteille de rhum, sans ôter le goulot de ma bouche, que je la boirai là, assis, en dehors de la fenêtre, – et il se pencha pour indiquer le rebord incliné de la muraille, – là-dessus et sans me tenir à rien. Est-ce cela ?

    – Parfaitement, » dit l’Anglais. » (Tome 1, chapitre 1)

    « tâchez de pleurer… rien ne soulage comme les larmes ! » (Tome 1, chapitre 1)

    « On dit que le comte n’a plus sa tête… Il était question de lui donner l’extrême-onction…

    – J’ai connu quelqu’un qui l’a reçue sept fois. » » (Tome 1, chapitre 1)

    « Dites également à M. Dologhow que je ne l’oublierai pas, qu’il soit tranquille… Comment se conduit-il, à propos ?

    – Il est très exact à son devoir, Excellence, mais son caractère…

    – Comment, son caractère ?

    – Cela lui prend par accès, Excellence ; il y a des jours où il est bon, intelligent, instruit, et puis d’autres moments où c’est une bête féroce. » (Tome 1, chapitre 2)

    « Qu’a dit le prince ? demanda ce dernier.

    – Il a ordonné de composer un mémorandum explicatif sur notre inaction. » (Tome 1, chapitre 2)

    Winckler, Martin

    La maladie de Sachs, POL (ici via l’adaptation radio pour France Culture)

    « Qu’est-ce qui vous inquiète exactement ?
    — Mais tout ! »

    Younsi, Ouanessa

    Soigner, aimer, Mémoire d’encrier

    « Je m’accoutume aux lieux et aux caillots. »
    « ...l’écouter se taire. »
    « ...apprendre le fin fond de sa gorge. De connaître la couleur de ses os. »
    « L’ondée s’accumule dans leurs corps. »
    « ...riant au lendemain des lacérations... »
    « La fin du monde infime mais ça compte comme un cri. »
    « olanzapine » (médicament)
    « ...l’un obèse morbide (le pauvre, tu imagines), l’autre tenant sur un cintre. »
    « J’écoute Julia. Elle enlève sa peau. Je rencontre la chair. »
    « Aujourd’hui vous soignez des vies. Demain des vies vous soigneront. »
    « À l’hôpital, chacun est proche du voisin, par la douleur, la souffrance, la fissure dans la ligne d’une main. »
    « La nuit la ville change de latitude en un jeu de cache-cache avec la nature. »
    « ...je suis seule dans ma cabane à Sept-Îles, entourée d’amphétamines. »
    « Oh tu aimes tes patients, tu aimes soigner, mais écrire te soigne de toi-même, et tu peux mieux accompagner autrui. »
    « La sueur était une liqueur acceptable. »
    « La psychose aiguë est sœur de la mort. Elles couchent ensemble. »

    Hors champ littéraire (encore que)

  • Fuir est une pulsion, listing adolescent

    9 mars 2019

     4321, Paul Auster (2017)

    He turned seventeen on March third. Several days after that, he went to the local branch of the DMV and took the road test for his New Jersey driver’s license, demonstrating his skill at the wheel with his smoothly negotiated turns, the steady pressure he applied to the gas pedal (as if you were putting your foot on an uncooked egg, his father had told him), his mastery at braking and driving in reverse, and last of all his understanding of the maneuvers involved in parallel parking, the tight-squeeze operation that was the downfall of so many would-be motorists. Ferguson had taken hundreds of tests over the years, but passing this one was far more important to him than anything he had accomplished at school. This one was for real, and once he had the license in his pocket, it would have the power to unlock doors and let him out of his cage.

     77, Marin Fouqué (2019)

    Et puis ENzo a pris la fille Novembre dans ses bras, elle s’y est blottie, et la masse s’est reformée à côté de moi. Le visage enfoncé dans son aisselle, la morve qui empêchait de tout comprendre, elle répétait qu’on pouvait pas venir avec elle et puis qu’elle ne voulait pas y aller, que ce pays c’était pas le sien, mais que son père ne voulait rien
    entendre, qu’il disait qu’elle deviendrait une femme là-bas, pas comme ici le garçon manqué, alors qu’elle, elle aimait bien être un garçon manqué, même si les vieux
    chez le coiffeur lui faisaient tout le temps des réflexions, ici, qu’au moins elle pouvait se battre dans la terre, que là-bas fallait porter des robes, faire à manger, et puis se taire ou bien se marier, alors elle allait fuir. Une fois ça dit, qu’elle allait fuir, elle s’est calmée.

    A

     Achab (séquelles), Pierre Senges (2015)

    Ces années où on voit le jeune Achab fuir les temples à l’heure des cérémonies, pas pour courir les champs de maïs, pour passer les angles de plusieurs rues et se défaire à chaque coup de pied donné au cul d’un chat de tous ces “en vérité en vérité je vous le dis”, il lui arrive de trouver refuge dans un théâtre, disons l’un de ces petits théâtres, bateaux-théâtres, ou granges, ou épiceries, aménagés une fois par mois pour mériter le nom de cabaret : il a entendu la musique de loin, il a reconnu le banjo et la clarinette, les dés à coudre sur la planche à laver, et par-dessus le banjo des morceaux de tirades drolatiques où il est question de Royaume pour un Cheval (entre autres). Dans les cabarets, Achab voit les minstrels, il en oublie l’église, il se purge des deux Testaments et des quatre Évangiles en se laissant aller au spectacle des sketches et d’une musique faite de coq-à-l’âne ; il se laisse à parts égales épater et séduire, l’art du spectacle commence pour lui par une absolue passivité, la sienne, qui ne durera pas, mais sait faire son office – des années plus tard, après l’Amérique, après Londres, sur le Pequod, il tentera de partager ses premières joies sans bien y parvenir (il essaiera la confidence, puis il déclamera, sans succès) : sa fascination de voir non seulement des Blancs d’Amérique se déguiser en Noirs en se peignant le visage, mais à leur tour des Noirs se déguiser en Noirs d’après le déguisement des Blancs, une traînée claire autour des lèvres : dans ce déguisement de Noirs en Noirs le jeune Achab avait eu l’intuition de saisir quelque chose comme la clef des beaux-arts, ou l’un des secrets du monde lui-même, le monde séculier, hélas sans lui donner un tour précis : trop tôt sans doute, ou trop d’impatience.

    (...)

    Autre extrait

    Oh, pas de problème, on pourrait mourir comme on éternue, la volonté ne va pas à l’encontre d’une mort fulgurante, on en a vu à dix-huit ans traverser la fenêtre pour le plaisir de traverser la fenêtre, faisant coïncider, sans le vouloir ? en le voulant ? spontanément quoi qu’il en soit, le saut par la fenêtre avec l’interruption définitive d’une vie passée à regarder des rideaux. 

     The Amen Corner, James Baldwin (1954)

    Mama ? You think it don’t tear me to pieces to have to lie to you all the time. Yes, because I been lying to you, Mama, for a long time now ! I don’t want to tell no more lies. I don’t want to keep on feeling so bad inside that I have to go running down them alleys you was talking about—that alley right outside this door !—to find something to help me hide—to hide—from what I’m feeling. Mama, I want to be a man. It’s time you let me be a man. You got to let me go.

    (A pause.)

    If I stayed here—I’d end up worse than Daddy—because I wouldn’t be doing what I know I got to do—I got to do ! I’ve seen your life—and now I see Daddy—and I love you, I love you both !—but I’ve got my work to do, something’s happening in the world out there, I got to go ! I know you think I don’t know what’s happening, but I’m beginning to see—something. Every time I play, every time I listen, I see Daddy’s face and yours, and so many faces—who’s going to speak for all that, Mama ? Who’s going to speak for all of us ? I can’t stay home. Maybe I can say something—one day —maybe I can say something in music that’s never been said before. Mama—you knew this day was coming.

     Amérique, Franz Kafka & Aux îles Kerguelen, Laurent Margantin emboités dans le même texte (1927 & 2013)

    Diane passe me voir après le lâcher du ballon-sonde, et me donne la météo des prochains jours (à vrai dire je suis devenu un peu méfiant depuis Val Studer). Elle a avec elle l’exemplaire d’Amérique que je lui ai prêté.

    — Le roman s’intitule aussi Le Disparu. Karl Rossman fait un voyage en Amérique, et son voyage est comme une disparition. Je me demande si je ne vais pas disparaître moi aussi, aux Kerguelen !

    — Si tu continues à manger si peu, c’est ce qui va t’arriver !

    Diane accepte gentiment de me lire les premières pages du récit.

    — « Lorsque, à seize ans, le jeune Karl Rossmann, que ses pauvres parents envoyaient en exil parce qu’une bonne l’avait séduit et rendu père, entra dans le port de New York sur le bateau déjà plus lent, la statue de la Liberté, qu’il observait depuis longtemps, lui apparut dans un sursaut de lumière ».

     L’ancêtre, Juan José Saer (1983), traduit par Laure Bataillon

    Déjà les ports ne me suffisaient plus : il me vint une faim de haute mer. L’enfance attribue à son ignorance et à sa gaucherie l’incommodité du monde ; il lui semble que loin, sur la rive opposée de l’océan et de l’expérience, le fruit est plus savoureux et plus réel, le soleil plus jaune et plus amène, les paroles et les actes des hommes plus intelligibles, plus justes et mieux définis. Enthousiasmé par ces réflexions — qui étaient aussi la conséquence de la misère —, je me mis en campagne pour m’embarquer comme mousse, sans trop me préoccuper de la destination que j’allais choisir : l’important était de m’éloigner du lieu où j’étais vers un point quelconque de l’horizon circulaire, fait de délices et d’intensité.

     Les animaux sentimentaux, Cédric Duroux (2016)

    J’aurais bien aimé que ma sieste fasse disparaître la honte. Comme j’ai souvent espéré, petit, me réveiller hétéro après une bonne nuit de sommeil. Comme j’ai cru longtemps, à l’adolescence, que substituer systématiquement dans mon esprit un corps de femme à celui d’un homme au moment de jouir finirait par me guérir de l’homosexualité. Je ne voulais pas me prendre une balle dans la tête. Je voulais devenir un hétérosexuel pavlovien. Ça n’a jamais très bien marché.

     L’appel de Londres, Philippe Castelneau (Publie.net, 2015)

     Approches, drogues et ivresse, Ernst Jünger (1970), traduction Henri Plard

    À seize ans, il avait été pour la première fois invité à une beuverie par des camarades, et était tombé dans un état de délire dont il n’arrivait pas à se souvenir, mais qui avait duré des jours entiers et dans lequel tout était devenu possible. Il s’était aussi passé quelque chose ; il préférait ne pas entrer dans les détails. En pareil cas, une vie entière peut se trouver détruite dans l’espace d’une minute. Quoi qu’il en fût, il avait juré à sa mère, qui se traînait à genoux devant lui, d’éviter désormais, et toujours, non seulement la première bouteille, mais même le premier verre.

     Antananarivo, ainsi les jours, Johary Ravaloson (Publie.net, 2010)

    A l’époque, je harcelais mes parents pour qu’ils trouvent les moyens de m’envoyer au-delà des mers, vers ce que je pensais être la vraie vie. Pour y arriver, il me fallait gagner une bourse, en suppliant un de ces gros bonnets qui ne manquaient pas de féliciter Père pour son dévouement à la cause commune jamais payé de retour jusque-là, rafler de l’argent magique comme ce qu’obtenaient mystérieusement des fonds internationaux certains fonctionnaires – on voit tous les jours encore dans la presse que ces institutions offrent des sacrés millions, des milliards même ; pourquoi n’y aurait-il pas eu une petite miette pour moi ? - me relier à un oncle, qu’importe, une tante ou un cousin éloigné là-bas qui aurait pu m’héberger le temps que je fasse fortune moi aussi. Étudier était le prétexte. Ce que je voulais, c’était partir.

     A Portrait of the Artist as a Young Man, James Joyce (The Egoist, 1914-1915)

    A messenger came to the door to say that confessions were being heard in the chapel. Four boys left the room ; and he heard others passing down the corridor. A tremulous chill blew round his heart, no stronger than a little wind, and yet, listening and suffering silently, he seemed to have laid an ear against the muscle of his own heart, feeling it close quand quail, listening to the flutter of its ventricles.
    No escape. He had to confess, to speak out in words what he had done and thought, sin after sin. How ? How ?
    - Father, I...
    The thought slid like a cold shining rapier into his tender flesh : confession. But not there in the chapel of the college. He would confess all, every sin of deed and thought, sincerely ; but not there among his school companions. Far away from there in some dark place he would murmur out his own shame ; and he besought God humbly not to be offended with him if he did not dare to confess in the college chapel and in utter abjection of spirit he craved forgiveness mutely of the boyish hearts about him.

    B

     Big Bang City, Mahigan Lepage, Publie.net (2016) — ici sur son site

    Hier, j’ai fait un tour de la ville en moto. Le jeune motard conduisait comme un fou. Je sais bien que le trafic est une folie généralisée en Inde, mais je jure que son cas à lui était plus grave. Pendant le trajet, il a tamponné des taxis, heurté un piéton sur un trottoir. Il envoyait promener tout le monde (à voir la docilité avec laquelle ses cibles acceptaient ses reproches, je me suis dit qu’il appartenait sûrement à une caste supérieure). Le type même de l’enragé, de ceux qui croient que tous les autres conduisent comme des fous, sans conscience aucune de leur propre délire motorisé. À un moment, il s’est arrêté en pleine rue juste pour engueuler un chauffeur de bus. Il a 19 ans.

     Braves d’après, Anton Beraber, Gallimard (2022)

    À dix-huit ans Retour dit au grand-père qu’il partait. Il n’y eut pas cette fois de dispute, le grand-père à la fin du café l’avança en voiture sur la route du Sud. Quand le silence du vieux lui fut insupportable et qu’il eut refusé par deux fois les billets de cinquante qu’il lui glissait dans la poche, Retour demanda à descendre. C’était le rond-point du Point. P. Il eut tout le temps là-bas de réfléchir au sens qu’il fallait donner à ce silence ; à dix-huit ans, cependant, la peur la pire estbien de trouver ce que l’on cherche. Les graviers du virage semaient sur ses tibiais des œillets douloureux, il pleuvait mais qu’importe : la rupture était consommée. L’immensité immense immensait immensément. Au soir il avait atteint Orléans.

    C

     Le camion, Neige Sinno, Christophe Lucquin éditeur, 2018

    Quand elle se réveille, l’auto-stoppeuse se laisse questionner. Elle semble soudain avoir envie de parler, une envie un peu incontrôlable, comme ça arrive quand on est resté seul trop longtemps sans interlocuteur, on croit qu’on va dire trois mots et le débit s’emballe comme un flot quand on ouvre les digues. Ça fait longtemps que tu fais du stop ? lui demande Mathieu. J’ai commencé à l’adolescence, dit la fille, j’allais au lycée en stop, puis ça m’a donné des idées. Quand je montais, les gens me disaient où ils allaient, et moi, toujours, je m’arrêtais au village de mon lycée. Jusqu’à ce qu’un jour on me dise le nom d’une ville à trois heures de route et j’ai dit, moi aussi, justement c’est là que je vais.

     Cat’s Cradle, Kurt Vonnegut, (1963)

    His education was interrupted by the First World War. He enlisted in the infantry, fought with distinction, was commissioned in the field, was mentioned four times in dispatches. He was gassed in the second Battle of Ypres, was hospitalized for two years, and then discharged.

     Carnet de notes, 1980-1990, Pierre Bergounioux (2006)

    Je lis le Voyage atlantique de Jünger jusqu’à une heure tardive. Je donne la plus grande attention aux pages consacrées à ses courtes excursions sur les rives de l’Amazone. Je conçois le soulèvement que la fécondité monstrueuse de cet univers, l’intensité de ses couleurs, de ses odeurs peuvent susciter dans une sensibilité formée sous nos climats, au contact d’une terre domestiquée, froide, uniformisée. « Les puissances authentiques se dévoilent », « se balancent au-dessus de nous comme de grands papillons », « le temps ruisselle ». Ces impressions, elles m’assaillent lorsque je m’enfonce dans les solitudes, dans les rêves où le sol grouille d’insectes magnifiques. De dix-sept à vingt-sept ans, je me suis enseveli dans les livres. Si j’étais mort en 1976, comme je l’ai craint, je n’aurais pas vraiment vécu. Je n’aurais pas su vraiment ce que sont les trois règnes et les quatre éléments, le monde qui nous est échu en partage.

     La Cave, Thomas Bernhard, (1976), traduit par Albert Kohn

    Cette notion : aller dans le sens opposé, je l’avais sans cesse énoncée en moi-même sur le chemin de l’Office du travail, sans cesse : dans le sens opposé, la fonctionnaire ne comprenait pas quand je disais : dans le sens opposé car je lui avais dit une fois : je veux aller dans le sens opposé, elle me jugeait vraisemblablement fou car je lui avais effectivement dit plusieurs fois : dans le sens opposé, comment, pensais-je, pouvait-elle d’ailleurs me comprendre alors qu’elle ne savait absolument rien de moi, pas la moindre chose ?

     Les cercueils de zinc, Svetlana Alexievitch (Christian Bourgois, publication originale 1990, traduction Wladimir Berelowitch et Bernadette du Crest)

    Vous voyez un chameau qui avance en traînant ses boyaux derrière lui comme s’il dévidait ses bosses... Il faut l’achever... Mais on est quand même programmé pour une vie civile : on n’arrive pas à l’achever... Pourtant, certains tiraient même sur des chameaux valides. Comme ça, pour rien ! Par connerie. En Urss ça lui vaudrait d’être coffré, ici il passe pour un héros : il se venge des bandits. Pourquoi les gars de dix-sept, dix-neuf ans peuvent-ils tuer plus facilement que des hommes de trente ans ? Parce qu’ils n’éprouvent pas de pitié.

     Ce qui nous sépare, Anne Collongues, Actes Sud (2016)

    L’école, ce n’était pas pour moi, à seize ans, j’ai commencé à travailler dans une usine de biscuits, mais un matin, en chemin vers l’usine, j’ai fait demi-tour et n’y suis jamais retourné. Avec tout mon salaire, je me suis acheté un vélo. On ne pouvait pas m’attraper.

     La Comédie urbaine, Sébastien Doubinsky, 2021

    Qu’est-ce que tu fais, dans la vie ?
    — Euh rien… Enfin si, des études de philosophie…
    — Ah, la philosophie… Un truc d’hommes blancs, ça…
    Ton oncle Louis nous en a parlé, autrefois… Il nous a dit que
    c’était à cause de ça qu’il était parti de chez lui et qu’il avait
    fait le tour du monde.
    — À cause de la philosophie ?
    — Oui, il disait que ça lui faisait mal à la tête. Il n’avait que
    seize ans, quand il est parti, tu sais.

     Comment va le monde avec toi, Laure Morali, (2013)

    Mar kouez enem sav — s’il tombe il se relève : notre devise gravée sur une pancarte de bois, au-dessus du comptoir. Personne n’est allé à la fête de la Mer. « Pas bougé ». L’économie de mots d’un petit homme à la diction chuintante amusé par sa propre asociabilité. Il tente de dissimuler un regard tendre sous sa casquette. Des lampes tempêtes s’allument dans ses yeux au moindre battement de cil. Son voisin vient de lui raconter comment, embarqué à quatorze ans et trois mois, Rio de Janeiro, Montevideo, Buenos Aires, quand il revient, il a seize ans et sa propre mère ne le reconnaît plus. Armoire à glace, il se fraie un chemin dans la foule qui a envahi le port, lui donne une tape à l’épaule : « Je suis là, Maman. Penaos emañ ar bed ganit ? » Penaos emañ ar bed ganit ? Comment va le monde avec toi ?

     Confiteor, Jaume Cabré, traduit par Edmond Raillard (2011

    — Tu seras un grand violoniste, un point c’est tout, avait dit maman quand je pus la convaincre qu’il valait mieux laisser le Storioni à maison, à tout hasard, et trimballer le Parramon tout neuf à droite et à gauche. Adrià Ardèvol aborda sa seconde réforme éducative avec résignation. Par moments, il commença à rêver de s’enfuir de chez lui.

     Contre Télérama, Éric Chauvier

    ADOLESCENCE. – Que savons-nous des rassemblements des adolescents périurbains dans ces arrière-places de nos lotissements – des espaces verts, boisés, de forme rectangulaire -, de leurs petits jeux de séduction, de leurs drames à leur échelle, de leur refus du monde adulte et, par là, de leur résistance à une logique de classe qui, bientôt, les absorbera vraisemblablement ? De nos pavillons, nous les entendons crier de façon obscène à notre intention ; lorsque nous les cherchons ils chuchotent et ils disparaissent. En se rendant réceptif à ces hurlements sauvages, l’adulte évite ici de flirter avec une tristesse sans nom. Il éperonne sa mémoire et produit des images, des odeurs et des sons qui délient son potentiel de fiction, autrement dit son aptitude à transgresser les standards de la vie mutilée.

     Corniche Kennedy, Maylis de Kerangal (2008)

    Les petits cons de la corniche. La bande. On ne sait les nommer autrement. Leurs corps est incisif, leur âge dilaté entre treize et dix-sept, et c’est un seul et même âge, celui de la conquête : on détourne la joue du baiser maternel, on crache dans la soupe, on déserte la maison.

    D

     Le Décaméron, Boccace, traduit par Sabatier de Castres (entre 1349 et 1353)

    Après avoir atteint sa seizième année, Jeannot, qui, malgré l’esclavage, avait conservé un cœur digne de sa naissance, ne pouvant plus soutenir une condition si dure et si vile, s’évada de chez Gasparin, monta sur des galères qui partaient pour Alexandrie, et parcourut plusieurs pays, sans cependant trouver aucun moyen de s’avancer. Au bout de trois ou quatre ans de courses et de travaux, qui n’avaient pas peu contribué à former son corps et à mûrir sa raison, il apprit que son père vivait encore, mais que le roi Charles le retenait en prison. Désespérant de faire changer la fortune, il erra encore çà et là, jusqu’à ce que, le hasard l’ayant amené dans le territoire de Lunigiane, il alla offrir ses services au marquis de Malespini, qui gardait sa mère chez lui. Comme Jeannot était devenu bel homme et qu’il avait fort bonne mine, ce seigneur l’accepta pour domestique, et fut on ne peut plus satisfait de sa manière de servir. L’âge et les chagrins avaient fait un si grand changement sur la mère et le fils, qu’encore qu’ils se vissent quelquefois, ils ne se reconnurent ni l’un ni l’autre.

     Défaite des maîtres et possesseurs, Vincent Message (Seuil, 2016)

    À peine avaient-ils mis le pied dehors qu’une forme a bondi par-dessus la barrière de l’enclos. Elle m’a dépassé par la gauche – une femme, une de celles qui se trouvaient enfermées là – et a franchi la porte à double battant. J’ai couru à sa suite d’instinct, je l’ai vue foncer tête baissée entre le gérant et les gardes, et partir comme une dératée sur le chemin qui filait vers les champs. Les quatre éleveurs d’abord n’ont pas bougé. Ils n’en revenaient pas. L’insolence de cette fuite. Puis le gérant a glapi : « Vous voyez comme ils sont. Vous voyez ce qui se passe quand on les laisse sans surveillance ! » La fugitive s’éloignait par saccades, comme quelqu’un qui ne sait pas courir et que son poids embarrasse, mais décidée tout de même, portée par le fol espoir. « Salope ! a hurlé un des gardes. Oh celle-là, elle va prendre. » Il a épaulé son fusil. C’est à ça que servent les fusils. À ne pas avoir à faire le déplacement. Il a tiré un premier coup, rechargé aussitôt. Une nappe de brume montait de la rivière, envahissait le champ et commençait à nous couper la vue. « Baissez ce putain de fusil », je lui ai dit entre mes dents. Et j’ai posé une main que j’aurais voulue implacable sur le haut du canon. Le type m’a jaugé, stupéfait, partagé entre incompréhension et commisération, avec l’air de trouver que vraiment je planais, que l’on ne vivait pas dans le même monde. Là-bas, j’avais cru voir la femme tomber. Mais il n’y avait pas moyen d’être sûr : les silhouettes à cent mètres devenaient des fantômes. Elle pouvait aussi avoir dérapé et s’être ensuite reprise, ou s’être jetée à terre, ou avoir tenté un crochet dans l’espoir d’éviter les balles.

     Demain (To-morrow), Joseph Conrad, traduit par Jean-Yves Cotté (Publie.net, publication originale 1902)

    Noticing a stranger listening to him with a vacant grin, he explained, stretching out his legs cynically, that this queer old Hagberd, a retired coasting- skipper, was waiting for the return of a son of his. The boy had been driven away from home, he shouldn’t wonder ; had run away to sea and had never been heard of since. Put to rest in Davy Jones’s locker this many a day, as likely as not.

    Remarquant qu’un inconnu l’écoutait en arborant un grand sourire niais, il expliqua, en allongeant impudemment les jambes, que ce vieux fou de Hagberd, capitaine de caboteur à la retraite, attendait le retour de son fils. Le garçon s’était enfui de chez lui, pas étonnant... avait pris la mer et nul ne savait ce qu’il était devenu. Disparu en mer au jour d’aujourd’hui, peut-être ou peut- être pas.

     Dérives dans l’espace-temps (« La mort en duplicata de Rupert Sorley »), Lucien Suel, Éditions QazaQ (2015)

    Au printemps de 1918, Rupert Sorley, 17 ans, franchit le Channel pour rejoindre le champ de bataille en France et en Belgique. Pour certains, jeunes, la guerre est une aventure. 

    (...)

    Le tir de barrage d’artillerie a choqué le garçon. La trouille l’envahit. Rupert ne se domine pas. Il tremble comme une feuille de vigne dans le vent. La tranchée qui mène au Q.G. du bataillon est impraticable. Les obus éclatent. Rupert a peur. Il sait qu’il ne traversera pas le barrage. Autour de lui, la terre et la pierre se soulèvent. Une fumée noirâtre masque le firmament. Le vacarme est dantesque. Rupert Sorley perd son sang-froid. Un gros trou dans son moral. Il quitte la tranchée et commence à cavaler comme un idiot dans le bruit et la fureur du champ de bataille. « Non ! Pas mourir ! Pas mourir ! I don’t want to die ! » 

     Le docteur Jivago, Boris Pasternak (1957), traduction Louis Martinez, Jacqueline de Proyart, Hélène Peltier-Zamoyska et Michel Aucouturier

    Il y avait chez nous à l’époque quatre soeurs Tountsov (une de plus que chez Tchékhov) à qui tous les étudiants de Iouriatine faisaient la cour : Agrippina, Advotia, Glafira et Sérafina Sévérinovna. On faisait un jeu de mots sur leur patronyme et on les surnommait « Les Sévérianki ». C’est l’aînée que Mikoulitsyne a épousée.
    « Peu de temps après, ils ont eu un fils. Son imbécile de père, qui avait le culte de la liberté, le baptisa d’un nom peu courant : il l’appela Livéri. Livéri, surnommé familièrement Livka, était un galopin, mais il se révéla remarquablement doué pour beaucoup de choses. La guerre éclata. Livka falsifia son acte de naissance, et tout gosse — il avait quinze ans — il fila comme volontaire sur le front.

    E

     Éloge des voyages insensés, Vassili Golovanov (2002), traduit par Hélène Châtelain

    Cela ne te concerne pas, tu es tout jeune encore , plein d’espoirs, débordant de futur. Qu’as-tu à faire d’un Fugitif si, à la banque du temps, tu disposes d’un tel capital ? Que sais-tu de lui ?
    Rien.
    Dors, ou fais semblant de dormir, mais tais-toi, sinon tu serais capable de lui demander ce qu’il fuit et il faudrait alors expliquer des choses que tu n’as pas encore la force de comprendre. Car, vois-tu, on fuit toujours les mêmes choses : les espoirs non réalisés, la banqueroute d’un amour malheureux que plus rien ne nourrit, le quotidien que tu as mis toi-même en place en attendant de te construire une prison confortable avec vue sur le mur du voisin, et tout cela payé au prix fort, en temps de vie. On fuit — et c’est ce qu’il y a de plus difficile à expliquer alors que tu viens à peine de finir tes études et que le monde entier t’apparteient — on fuit le talent dilapidé.
    Mais attends un peu — dix-sept ans à peine — et tu regarderas le Fugitif avec de tout autres yeux. C’était un adolescent comme toi, auquel on avait inculqué, sur les sentiers de l’enfance, les mêmes principes qu’à toi : « Le monde est merveilleux, tout est permis, vas-y, fonce ! »

     Enig marcheur, Russell Hoban, traduit par Nicolas Richard (Monsieur Toussaint Louverture, publication originale 1980)

    Poing a dit : « Caisse tas là ? »
    J’ai motus. On avé pas le droit de garder ce qu’on trouvv dans les creuz par fois ils nous fouillé mais pas tout jour.
    Il a dit : « Tu forêt bien de me rpondre jai dit caisse tas là ? »
    J’ai dit : « Pour quoi tu jettes pas un oeil toi meum. »
    Il a dit : « D’accord je vais en jeter un. » Il se proche du bord de la fauss et tend la main.
    Je mets vite le pentin et la main morte dans ma poch en suite je trappe la main de Poing dans laideux miennes et je vire volt et le fais passer dssus mon népole tête la premyèr dans la bouyass. Je pouv rien fer d’aurt pour sauver ma peau.
    Du coin de l’oeil jai vu son pied qui des passé de la bouyass et se gité et Crayeur Marchman le cont mait de la creuz ma courr après.
    Je suis sorti de la fauss mes peids sont foncé et clapott et jai grimpé le montécul jusqu’à la ho tairre et franchiss les barryèr sans raliser ce que je faisé. Cest mes pieds quont fait ça tout seuls jy ai meum pas rfléchi.

     Étoile distante, Roberto Bolaño, traduit par Robert Amutio (Christian Bourgois, publication originale 1996)

    J’avais l’impression d’être, je ne saurais dire pourquoi, le seul prisonnier à regarder le ciel. Sans doute parce que j’avais dix-neuf ans.

     Étoile du matin, Wu Ming 4, traduit par Leila Pailhès (Éditions Métailié, publication originale 2008)

    Plus tard, ce soir, il découvrirait qu’il s’appelait Andy Mills et qu’il n’avait pas de demeure fixe. Il était né à Blackpool vingt-trois ans plus tôt. À douze ans, il s’était enfui de chez lui en sautant dans une roulotte de jongleurs, il était allé jusqu’à York avant qu’ils ne le réexpédient d’où il venait. Pour le punir, son père l’avait frappé jusqu’au sang. Ce jour-là Andy s’était juré de le tuer, mais il s’était contenté de partir pour de bon quatre ans plus tard. 

     L’étoile la plus proche d’elle-même, Jacques Ferry (Editions MF, 2006)

    La nudité impose un tremblement unique. La vocation du marauder s’éveille entre le saponine et les agates. Le sentiment de castration veut s’amuser comme tout le monde. Une évasion de collège se prépare intérieurement. Une ombre refait les mêmes gestes jusqu’au passage à niveau. La cloche souligne l’existence d’une tour à la récréation. Les lueurs d’une procession s’approchent de l’abreuvoir vespéral. Un type sale offre la peau d’un autre au vent desséchant, à la foudre, au plaisir ou à la poussière.

    F

     Les fantômes, César Aira (Christian Bourgois, traduction Serge Mestre, publication originale 1990)

    Abel Reyes continuait à faire patiemment la queue, les bras tuméfiés à cause du poids. Il était occupé à regarder quelques jeunes filles très belles qui attendaient comme lui. Mais il le faisait de façon très discrète. Sans mentir, il pouvait affirmer que les jeunes filles étaient ce qu’il aimait le plus au monde, mais toujours en maintenant une certaine distance, à cause de la timidité pathologique de son adolescence. De plus, il pensait que son immobilité, obligatoire dans la queue du supermarché, ne le farovisait guère. Pour lui, l’état naturel était le mouvement, y compris le mouvement qui consistait à fuir.

     Les fils de la vierge in Les âmes secrètes, Julio Cortázar (Folio, publication originale 1959, traduction Laure Guille-Bataillon)

    Je pourrais vous raconter la suite en détail mais cela n’en vaut pas la peine. La femme prétendit que personne n’avait le droit de prendre une photo sans permission et elle exigea qu’on lui remît la pellicule. Tout cela d’une voix sèche et claire, à l’accent bien parisien, qui montait de ton et de couleur à chaque phrase. Personnellement, cela m’était bien égal de lui donner la pellicule, mais ceux qui me connaissent savent qu’il faut me demander les choses gentiment. Je me limitai donc à répondre que non seulement il n’est pas défendu de prendre des photos dans les lieux publics, mais que cet art jouit de la plus grande estime officielle et privée. Ce disant, je savourai malicieusement le plaisir de voir le jeune garçon se replier, rester en retrait, simplement en ne bougeant pas. Et soudain, cela semble presque incroyable, il se mit à courir ; il devait sans doute croire, le pauvre, qu’il marchait, mais en réalité il prit ses jambes à son cou, passa à côté de la voiture et se perdit comme un fil de la vierge dans l’air du matin.

     La fin de l’homme rouge, Svetlana Alexievich (Actes Sud, 2013, traduction Sophie Benech)

    Ah, je t’ai pas raconté comment je me suis mariée. J’avais dix-huit ans. Là, je travaillais déjà dans l’usine de briques. L’usine de ciment avait fermé, alors j’étais allée dans une usine de briques. Au début, je m’occupais de l’argile. À l’époque, on faisait tout à la main… Avec des pelles… On déchargeait l’argile des camions et on l’étalait dans la cour en couche bien régulière, pour qu’elle “repose”. Au bout de six mois, je poussais déjà des wagonnets pleins de briques depuis les moules jusqu’aux fours… À l’aller, des briques pas cuites, et au retour, des briques cuites, brûlantes. On les sortait des fours nous-mêmes… Il faisait une chaleur épouvantable ! On sortait quatre à six mille briques en une journée de travail. Jusqu’à vingt tonnes. On n’était que des femmes pour faire ça. Et des jeunes filles… Il y avait aussi des hommes, mais ils étaient surtout dans les camions. Ils conduisaient. Il y en a un qui s’est mis à me faire la cour… Il s’approchait de moi, il éclatait de rire, il me posait la main sur l’épaule. Un jour, il m’a dit : “Tu pars avec moi ?” J’ai dit oui. J’ai même pas demandé où. Et on s’est engagés pour la Sibérie. Pour bâtir le communisme ! (Elle se tait.) Et maintenant… Ah là là ! Enfin, bon, qu’est-ce que vous voulez… Tout ça n’a servi à rien… On a trimé pour rien… C’est dur à admettre. Et c’est dur de vivre avec ça… On a tellement travaillé ! On construisait, on faisait tout à la main. Ah, c’était pas une époque facile ! Quand je travaillais à l’usine de briques, une fois, je me suis pas réveillée. Après la guerre, quand on arrivait en retard au travail… Dix minutes de retard, c’était la prison. C’est le chef d’équipe qui m’a sauvée : “Tu diras que je t’avais envoyée à la carrière…” Si quelqu’un nous avait dénoncés, lui aussi, il aurait été condamné. Après 1953, on a arrêté de punir pour les retards. Après la mort de Staline, les gens se sont mis à sourire, mais avant, on faisait tout le temps attention. On souriait pas.

    (...)

    C’est un gamin qui s’est fait exploser à la station Avtozavod­skaïa, un kamikaze. Un jeune Tchétchène. On a appris par ses parents qu’il lisait beaucoup. Il aimait Tolstoï. Il a grandi pendant la guerre – les bombardements, les tirs d’artillerie… Il a vu mourir ses cousins et, à l’âge de quatorze ans, il s’est enfui dans les montagnes pour rejoindre Amin Khattab. Il voulait les venger. C’était sans doute un garçon intègre, avec un cœur ardent. On se moquait de lui… Ha, ha, ha ! Pauvre petit idiot… Mais il a appris à tirer mieux que tout le monde, à lancer des grenades. Sa mère l’a retrouvé et l’a ramené au village, elle voulait qu’il aille à l’école et devienne soudeur. Mais au bout d’un an, il est retourné dans les montagnes. On lui a appris à manier des explosifs, et il est venu à Moscou… (Elle se tait.)

     Formation, Pierre Guyotat (Gallimard, 2007)

    Venu avec son patron pour évaluer et planifier les travaux de réfection du local, un jeune apprenti du Soleil, trois ans de plus que moi, m’offre, à l’écart, une cigarette, que je fume tout entière : comme je me sens mal, il me met sa main au cou et me couche sur les gravats noircis. « Reste ici, je reviens tout à l’heure, après le boulot... Tu veux bien être mon pote ? » Il revient, me dit qu’il va chercher sa soeur qui doit « en finir avec un client », il repart, mon vertige augmente, mais je bande au-dedans ; les voici : lui, une chevelure blonde qu’il ramène derrière ses oreilles rouges, elle, petite, brune, lèvres rouges, voix cristalline ; en fourreau noir. Et un faux renard autour du cou. Ils me relèvent, elle nous emmène dans un snack-bar, où sur le formica bleu elle mange un steak. Lui, lui prend la fourrure du cou et se l’enroule autour du sien, au-dessus de ses épaules demi-nues. Elle : « Il est beau mon frère, non ?, le soleil lui pleut sur la tête. »
    Le Dimanche suivant, avant l’arrivée du car d’Annonay pour Saint-Etienne, je fouille très vite dans l’armoire de ma mère, y prends une fourrure de vrai renard, et la tasse dans ma petite valise. Le lendemain, avant le dîner, la fourrure dans ma poche, je retourne au local détruit, deux ouvriers déjà dégagent les gravats, je leur demande où est l’apprenti, ils me disent d’aller voir sa soeur, rue Michelet, en face de la chocolaterie Weiss. J’y vais, j’attends, sors la fourrure de ma poche, et l’enroule autour de mon cou, une voiture noire stoppe contre le trottoir, trois hommes dedans, dont un, qui, vitre baissée, me dit de monter. Je m’enfuis.

     Franck, Anne Savelli (Stock, 2010)

    Tu as seize ans. C’est le jour de ton anniversaire. Comme d’habitude tu te dis que tu auras, tu en es sûr, moins de cadeaux que tes frères mais tu vas souffler tes bougies, les paquets sont encore fermés. Tu souffles.

    (...)

    Est-ce que tu prends tes jouets ? tes affaires de lycée ? des souvenirs d’enfance ? Combien de sacs en tout ?
    Dépêche-toi dit-elle (dit l’assistante sociale).
    Tu as seize ans, trop tard.
    On voudrait tirer sur ces jours, les plaquer en arrière comme on rabat un voile, comme on plie un tissu, figer l’instant d’avant
    l’annonce
    l’instant d’avant l’annonce être encore dans le souffle, la pause, le quasi-rien, ou même dans l’attente.
    On voudrait se tordre en tous sens pour que ça n’arrive pas, pour que ça n’arrive pas, que ça ne puisse même pas s’envisager, pour que ça ne se fige pas dans le temps, comme ça.
    Tu grimpes la côte. Montes dans la voiture.
    Est-ce qu’elle te dit au revoir, ta mère ? Et tes frères ? Dans quel creux as-tu encore ta place, aujourd’hui maintenant oui ?

     Les frères Karamazov, Fiodor Dostoïevski (Babel, publication originale 1879, traduction André Markowicz)

    Au lycée, il n’avait pas fini ses études ; il lui restait encore à faire une année entière, quand, brusquement, il avait déclaré à ces deux dames qu’il partait chez son père pour une certaine affaire qui lui était venue en tête. Ces dames l’avaient beaucoup plaint, et avaient d’abord refusé de le laisser partir. Le voyage coûtait très peu cher, les dames ne lui avaient pas permis de mettre en gage sa montre — cadeau de la famille de son bienfaiteur avant leur départ pour l’étranger, mais l’avaient somptueusement fourni en moyens, renouvelant même sa garde-robe et son linge de corps. Lui, néanmoins, il leur avait rendu la moitié de l’argent, déclarant qu’il voulait absolument voyager en troisième. Arrivé dans notre petite ville, il avait laissé les premières questions de son géniteur : "Qu’est)ce qui t’amène maintenant, sans avoir fini le lycée ?" sans réponse directe, mais s’était montré, à ce qu’on rapporte, extraordinairement pensif. On avait su peu de temps après qu’il recherchait la tombe de sa mère.

     Fuites mineures, Mahigan Lepage (Mémoires d’encrier, 2014)

     Funambule mais le fil est barbelé, Pierre Causse (Editions Jacques Brémond,, 2012)

    cela commence par la faille
    ça claque d’un coup de tonnerre
    et il te faut lever la tête
    voir l’éclair
    et essayant de le saisir de tes mains lourdes
    tu te rends compte de ta peur
    et tu te lèves
    et tu fuis
    car tu sais
    tu trouves ta caverne
    son sol de terre
    tu laisses des races tu es un passage
    les coups du ciel encore
    et la terre se fait boue
    tu t’écartes pui tu t’accomodes
    après tout
    les yeux se reposent terminent leur révolution
    plutôt que saisir la terre
    tu dis qu’elle t’appartient et qu’il suffit

    tu traces ta peur et ta peur fige tes traces
    et pour les suivants alors
    leurs nuques ankylosées

    s’acceptent abattues

    P. 57

    G

     Go Tell it on the Mountain, James Baldwin, 1953

    John laughed at her so ancient-seeming distress—he was very fond of his baby sister—and whispered in her ear as he started back to the living-room : ‘Now, you let your big brother tell you something, baby. Just as soon as you’s able to stand on your feet, you run away from this house, run far away.’ He did not quite know why he said this, or where he wanted her to run, but it made him feel instantly better.

    (...)

    On that day she saw the proud house humbled ; green silk and velvet blowing out of windows, and the garden trampled by many horsemen, and the big gate open. The master and mistress, and their kin, and one child she had borne were in that house—which she did not enter. Soon it occurred to her that there was no longer any reason to tarry here. She tied her things in a cloth that she put on her head, and walked out through the big gate, never to see that country any more.

    (...)

    When Royal was sixteen the war came, and all the young men, first the sons of the mighty, and then the sons of his own people, were scattered into foreign lands. Gabriel fell on his knees each night to pray that Royal would not have to go. ‘But I hear he want to go,’ said Deborah. ‘His grandmama tell me he giving her a time because she won’t let him go and sign up.’

    (...)

    ‘I sure don’t care what God don’t like, or you, either,’ Elizabeth’s heart replied. ‘I’m going away from here. He’s going to come and get me, and I’m going away from here.’

     La grande eau, Živko Čingo, traduit par Maria Bejanovska (Nouvel Attila, publication originale 1980)

    Dès qu’ils eurent ouvert la porte et que nous nous trouvâmes face à face avec la Grande Eau, je crus tout d’abord que l’un des enfants trouverait un peu de force pour s’envoler, que rien ne pourrait le retenir. J’espérais qu’il nous pousserait de nouvelles ailes pour nous emporter vers l’endroit dont notre cœur rêvait jour et nuit. Malédiction, cet incendie était vrai, l’eau brûlée s’était retirée. Je le jure, l’eau se sauvait, s’en allait. Que je sois maudit, tout avait été prévu ; une fois la tonte terminée, nous retournerions dans l’orphelinat, affolés et les larmes aux yeux. Alors les éducateurs, eux aussi un peu pris de folie, crièrent à haute voix :
    — Allez, envolez-vous, petits bâtards ! Envolez-vous ! Où que vous alliez, vous reviendrez dans l’orphelinat, comme de petits chiens, vous reviendrez !
    Que je sois maudit, c’était la vérité.
    Nous attendions impatiemment que cette tonte finisse. Puis affolés, nous nous sauvions vers l’orphelinat ; tout devenait sombre autour de nous.
    Dans la cour, ceux des classes supérieures qui n’étaient pas encore tondus attendaient. Nous fûmes dirigés vers la buanderie où nous laissâmes nos vêtements pendant qu’un homme de l’établissement d’hygiène nous aspergeait la tête avec une poudre blanche. Comme les vêtements manquaient, nous avons vécu tous ces jours-là à moitiés nus, en slip. On n’avait encore jamais vu un spectacle pareil dans la cour de l’orphelinat. Maigres, sous-alimentés, à peine développés, nous tournions comme de petits fous autour de notre petite ombre abîmée. Nous ne savions pas quoi faire avec notre tête mutilée, nos bras cassés, de nous-mêmes. Personne ne connaissait personne comme si nous nous rencontrions pour la première fois dans cet endroit maudit. Que je sois maudit, il nous a fallu des siècles pour nous reconnaître.

    Le fils de Keïten a dû me chercher longtemps pour me retrouver parmi ces souris tondues. C’était évident, même lui ne put cacher son émotion et sa tristesse quand il me revit pour la première fois. Seigneur, je me traînais près du mur comme un petit lézard noir. Il quitta sa classe et courut vers moi. Il s’envola. Je me sauvais, je me cachais, j’entrais dans le mur pour qu’il ne me voie pas, pour que je ne le voie pas. Mon Dieu, comme tout cela était affreux. Quand enfin il me décolla du mur — si j’avais pu je me serais emmuré moi-même — quand il me vit dans l’état où j’étais, il me fit un large sourire joyeux et dit :
    — Sois un homme, petit Lem ! Sois un homme, mon camarade ! Les cheveux repoussent vite, tu verras, ils poussent très vite, mon petit gars. Puis il prit tendrement et avec beaucoup de délicatesse ma tête entre ses mains osseuses et il m’embrassa sur le front de la façon la plus tendre du monde. Il me piqua avec ses dents supérieures pointues. Que je sois maudit, je tressaillis. Mon pauvre camarade, je le jure, se recula alors comme s’il s’était brûlé. Il me regarda longuement, oh ce regard ! Que je sois maudit, il n’y croyait pas, je vis une larme dans ses yeux. C’était la première fois que je voyais que le fils de Keïten pleurait, il ne voulait pas y croire, non, non, non ! Alors, comme si quelqu’un lui avait transpercé le cœur, il poussa un cri affreux :
    — Oh, ma mère ! Ma mère aimée, je brûle ! Je meurs, dit-il, et se mit à courir affolé, en haut, en bas de l’orphelinat, partout.
    Les enfants, tel un courant affamé devenu sauvage, le poursuivaient, couraient derrière lui, criant :
    — Hourra, hourra !
    Beaucoup de siècles sont passés depuis. À la fin, nous sommes sortis de l’orphelinat, nous avons même vécu des heures plus heureuses et plus amères, mais ces quelques instants incompréhensibles restèrent gravés dans mon cœur jeune et inexpérimenté comme le plus mauvais des rêves. Chaque fois que je vois des oiseaux affolés, des hommes en sang, une eau brûlée, des incendies, des champs dévastés, morts, des villages abandonnés, désertiques, des routes vides, un éclair blanc et court, un signe de sécheresse, des hommes en rang, que je sois maudit, à ce moment-là je pense que deux êtres se séparent. Que je sois maudit, j’entends ce cri.
    — Keïten — je sursaute dans le plus profond de mes rêves, je marche comme affolé, je le cherche, Keïten, c’est mon cri. Que je sois maudit, nous nous sommes quittés, nous nous sommes séparés de cette façon stupide. Je marche et la seule question qui secoue mon âme comme un éclair est : comment et où le retrouver maintenant ?

    H

     Héliopolis, Ernst Jünger, traduit par Henri Plard (Christian Bourgois, publication originale 1949)

    « C’est de cette manière que Riley, lui aussi, traversa l’abîme à la suite du Maure Séid, qui se rendait au marché d’esclaves de Mogador. Riley était marin et s’était enfui à quinze ans de la maison paternelle pour naviguer sur les voiliers. De tels hommes sont à l’épreuve du vertige. Et pourtant, il dit que, sur le chemin, le désespoir le prit et qu’il crut voir le monde chanceler sur sa base. Il lui fallut parfois fermer les yeux pour apaiser les tourbillons qui s’élevaient en lui et voulaient l’attirer au fond du néant sans limites. Puis venaient des places où des morceaux du ruban de pierre avaient roulé dans la mer ; les bêtes y renâclaient avant de prendre leur élan. »

    I

     L’idiot, Fiodor Dostoïevski (Babel, publication originale 1867, traduction André Markowicz)

    Oh, à présent, tout m’est devenu égal, à présent, je n’ai plus le temps de me mettre en rage, mais à l’époque, oui, à l’époque, je le répète, littéralement, chaque nuit, je rongeais mon oreiller, je déchirais ma couverture, tant j’étais furieux. Oh, comme je rêvais alors, comme je désirais, oui, je désirais, exprès, qu’on me chasse, moi, à dix-huit ans, à peine vêtu, à peine couvert, brusquement, à la rue, et qu’on me laisse, absolument tout seul, sans foyer, sans travail, sans un morceau de pain, sans parents, sans personne à qui m’adresser dans une ville gigantesque, affamé, roué de coups (tant mieux !), mais en bonne santé, et, là, j’aurais montré...
    Montré quoi ?

     Ilium, Dan Simmons (2003)

    The fighting begins to swirl around these fallen men. The Achaean called Ajax—Big Ajax, the so-called Telemonian Ajax from Salamis, not to be confused with Little Ajax, who commands the Locrisians—hacks his way forward, sheaths his sword, and uses his spear to cut down a very young Trojan named Simoisius, who has come forward to cover Agenor’s retreat.

    Just a week earlier, in the walled safety of Ilium’s quiet parks, while morphed as the Trojan Sthenelus, I had drunk wine and swapped ribald stories with Simoisius. The sixteen-year-old boy—never wed, never even bedded by a woman—had told me about how his father, Anthemion, had named him after the Simois River, which runs right next to their modest home a mile from the walls of the city. Simoisius had not yet turned six when the black ships of the Achaeans had first appeared on the horizon and, until a few weeks ago, his father had refused to allow the sensitive boy to join the army outside Ilium’s walls. Simoisius admitted to me that he was terrified of dying—not so much of death itself, he said, but of dying before he ever touched a woman’s breast or felt what it was like to be in love.

     Isidoro, Audrey Lemieux (Publie.net)

    « J’étais un peu plus jeune que vous — j’avais seize ans. Je m’étais embarqué sur un petit caboteur qui remontait les ports du Morbihan et du Finistère, en Bretagne. Lorsque nous accostions pour quelques jours à Quiberon, j’avais coutume d’emprunter la barque à voile d’un vieux matelot, établi près du port, qui avait connu mon père. Je naviguais jusqu’à Belle-Isle — c’était diablement loin, et je m’arrachais les bras à force de souquer, quand la voilure ne suffisait pas, et toujours je persistais, parce que je connaissais une petite crique où personne n’allait jamais, à l’écart des ports que je trouvais trop bruyants. Je n’apportais presque rien quand j’allais là-bas. Quelques pommes de terre que je faisais cuire dans la braise, c’est tout. »

    (...)

    « Je passais souvent là des nuits blanches : j’observais la mer, les étoiles, le feu que j’avais allumé. À l’aube, je m’étendais sur le sable, et je dormais deux ou trois heures avant de retourner à Quiberon. »

    J

     Les jardins statuaires, Jacques Abeille (Attila, 2010 — pagination Folio ici)

    — Mais que deviennent ces enfants ?
    — D’abord ce ne sont plus des enfants. Il ont grandi dans un milieu où l’on mûrit vite. Trop vite. Ils prennent la route. Ils errent. Ils s’arrêtent de temps à autre à la porte de quelque domaine pour mendier de la nourriture. D’eux-mêmes — car ce milieu-là aussi à ses légendes et ses traditions — ils se dirigent vers les limites de la contrée, vers les steppes. Les domaines sont plus espacés qu’ici où une route seulement les sépare. Là-bas, de vastes étendues de terre désolée isolent les communautés qui se retranchent dans des sortes de forteresses rustiques. Et puis cette trace ultime de civilisation disparaît et c’est la steppe désertique peuplée de halliers âpres, de vent, de spectres, sableuse et vouée aux poudres de l’oubli. Une seule route s’amorce en cette région. On ne sait où elle mène, certains parlent de cités mortes. C’est le long de cette route que les jardiniers, qui rentrent au pays sans avoir pu les vendre à l’étranger, déposent les statues qu’ils ramènent. Dans ces lieux inhospitaliers, errent des groupes humains que nous ne connaissons guère que par les coups de mains qu’ils tentent parfois, et le plus souvent en vain contre les domaines isolés. Ces gens, ce sont des nomades, des pillards, toute une population vague et clairsemée que le vent tantôt disperse et tantôt rassemble. C’est à ces groupes que se fondent les garçons dont nous suivons le destin. Ils seront esclave d’un meneur de rennes ou soudard dans la bande d’un voleur de bétail, s’ils ne périssent à peine arrivés selon le caprice d’un cavalier trop barbare. (P. 141-142)

    *

    — Le garçon dont je te parlais trouvait les vieilles coutumes abominables, affirmait sans cesse que tout était injuste et aussi que, malgré toutes nos prétentions et la possession du domaine, par notre condition nous ne différions pas tellement de ceux que nous avions proscrits. Il faut dire qu’on avait dû chasser l’une de ses soeurs. C’était horrible. Je crois qu’il était plein de haine. Un jour il a entendu cette légende du jeune chef qui était apparu parmi les brigands des steppes. Il n’en a rien dit autour de lui jusqu’au moment de l’initiation. Il s’est présenté devant l’assemblée avec trois camarades. Il a crié son mépris à la face des adultes et déclaré qu’il partait avec ses compagnons et que les anciens n’avaient qu’à, s’il leur chantait, inscrire cette décision dans les vieux livres. Ils ont quitté le domaine le soir même. D’autres, plus jeunes, s’étaient joints à eux. (P. 217)

    *

    Avec le vague espoir de me rencontrer sur quelque domaine où j’eusse par chance séjourné en même temps qu’eux, ou bien déterminés à tirer des adolescents qui m’avaient servi quelques lambeaux de ma parole, ou même pour se contenter d’éprouver le changement de climat qui suivait mon passage en quelque lieu, on voyait des pèlerins se mettre en route et sillonner le pays. Et comme si toutes ces observations n’étaient point suffisantes, l’éloge s’enfla jusqu’au sublime lorsqu’il en vint à parler des adolescents ; ce n’était pas que du domaine en perdition que ceux-ci s’étaient enfuis, leurs exodes fracassants navraient l’ensemble du pays d’une hémorragie continuelle tandis que de toute part s’enflait la rumeur qui les appelait vers les steppes.

    (P. 247 - 248)

    *

     Je venais juste de passer dans le groupe des adolescents, quand un garçon fut adopté par le domaine. C’est étrange toutes les choses que sait un enfant. Il me semble que j’ai toujours su que ma soeur était menacée. Aussi, quand ce garçon était arrivé sur le domaine, je m’étais occupé de lui. J’étais intéressé. Je ne tenais aucun compte de son âge, ni de celui de ma soeur, ni des difficultés de mon projet, ni des opinions ou des préférences du garçon. Je voulais marier ma soeur. Lui, c’était un petit gars malingre et silencieux — on voyait qu’il venait de la misère — et pourtant il était fier. il ne cédait jamais devant personne. Cela me plaisait bien. Je ne lui disais rien, mais je m’occupais de lui, je le protégeais, je voulais qu’il devienne grand et fort, qu’il fasse quelque chose d’important et qu’il épouse ma soeur. Il m’observait. Je ne sais pas s’il se doutait de quelque chose. Quand ils ont chassé ma soeur, tout a été anéanti d’un coup. Je m’étais figuré que j’étais un héros bienfaiteur, et puis rien ; ma soeur jetée nue sur la route. J’avais déjà tout calculé, sauf qu’elle était mon aînée et que tout se passerait si vite. Je me sentais coupable. Il me restait ce garçon ; il m’a aidé à vivre. Il m’a donné les mots, le langage, pour bien haïr le domaine — c’est tout ce qu’il pouvait faire pour moi et c’était beaucoup. Et puis, vous savez comment ça se passe entre adolescents, cette exaltation de l’amitié, ces serments... une sorte d’amour, non ?

    (...)

    Pour moi tout était grave. un soir que nous causions, je fais à mon ami la confidence des projets anciens que j’avais nourris à son égard. Il haussa les épaules et se mit à m’expliquer que même si ma soeur n’avait pas été chassée, il n’aurait pu l’épouser parce qu’on ne lui aurait jamais fait place sur le domaine ; on ne lui aurait jamais laissé passer l’initiation. « Je ne suis pas d’ici ; ils veulent faire de moi un sous-homme, un vague travailleur. ils ne sont pas méchants, ils sont indifférents, et leur indifférence m’oppresse », conclut-il. « S’ils ne veulent pas que tu écrives sur le livre, alors moi non plus ils ne m’auront pas », répondis-je. « De toute façon, un jour, je partirai. »

    (P. 338-339)

     Le jeu continue après ta mort, Jean-Daniel Magnin, (Publie.net, 2012)

    1) Cas de Vassily Sannikov, 14 ans, vivant avec parents, grand-mère et deux grandes soeurs dans un petit deux-pièces à Ekaterinbourg, dans l’Oural. Ce garçon est un abonné de la 4e catégorie (Connexions Permanentes) : il ne va plus au collège, passe la majeure partie de son temps en ligne avec son avatar Iumaï, au look influencé par Inu Guy, le leader du groupe shyrock japonais « Onimania ».
    L’addiction de Vassily a été acceptée par sa famille pour trois raisons : il ne traînait
    pas dans les rues ; se cantonnait sagement dans un coin de l’appartement exigu ; et surtout ses gains dans la Pangée permettaient à la famille d’assurer ses fins de mois. « Il était déjà comme une plante avant son coma » aurait dit sa mère aux enquêteurs. Mais un matin elle a remarqué la curieuse position qu’avait son fils. Quand elle lui a retiré son casque ThêtaWave, il était dans le coma, défiguré, mais sans aucune trace de sang. Comme si son fils « avait affronté un fauve ».
    En poursuivant mes investigations, j’ai appris une chose que les parents de Vassily
    n’avaient pas rapportée à l’agence chargée de l’enquête : curieusement, les gains de Iumaï continuaient à être versés sur le compte du père Sannikov, même si Vassily n’était plus en ligne. Ces versements étaient parfois accompagnés d’un message tendre signé du garçon. Sa grand-mère pense qu’il « est allé vivre dans l’Eldorado de ses rêves. Il a changé de corps, mais n’a pas oublié sa famille ».
    Je suis parvenu à situer l’avatar de Vassily dans le Néo Sacramento de deuxième degré. Comme de nombreux avatars « hantés » que j’ai pu examiner,
    Iumaï est un personnage aux finitions luxueuses, constitué exclusivement d’éléments
    de grandes marques. Après l’avoir fait suivre discrètement par mon abeille en taille réduite, j’ai compris qu’il se prostituait dans le milieu des avatars gay et que son souteneur l’avait abonné au service Gold d’une boutique esthétique très recherchée.

     Jeux Africains, Ernst Jünger, traduit par Henri Thomas (Folio, publication originale 1936).

    C’est une chose singulière que la façon dont l’esprit chimérique, pareil à quelque fièvre apportant ses miasmes de bien loin, prend possession de notre vie et, une fois installé, enfonce de proche en proche sa brûlure. L’imaginaire seul nous apparaît à la fin comme réel, et les choses quotidiennes sont un rêve dans lequel nous nous agitons de mauvaise grâce, comme un acteur que son rôle embrouille. Le moment est venu, alors, où le dégoût exaspéré revendique l’intelligence et lui impose la tâche de chercher quelque part une issue.
    C’est là sans doute ce qui expliquait que ce petit mot « fuir » résonnât, pour moi, de façon toute particulière, car il ne pouvait guère être question d’un danger précis qui eût justifié son emploi, si l’on excepte peut-être les plaintes du corps enseignant, de plus en plus fréquentes, et, durant les dernières semaines, devenue vraiment menaçantes. Ils me traitaient comme un somnambule.

    (Extrait tiré d’une page volée)

     Je suis un dragon, Martin Page

    Le lendemain il neigea. Paris n’avait pas connu de telles chutes de neige depuis quarante ans. Des chasse-neige déblayaient, sablaient et salaient les rues. Le blanc recouvrait les toits.
    À 8 heures, Sonia constata que Margot ne sortait pas de sa chambre. Elle ouvrit la porte. Des affaires manquaient, quelques vêtements, des livres, des carnets à dessin. Sur l’oreiller, elle trouva un papier plié. C’était un autoportrait de Margot qui levait la main en signe d’adieu.

     Le Jouet Enragé, Roberto Arlt, traduit par Isabelle & Antoine Berman (Editions Cent Pages, publication originale 1926).

    Nous nous vautrions commodément sur les banquettes rembourrées, allumions une cigarette, laissant derrière nous les gens qui se pressaient sous la pluie, et nous imaginions que nous vivions à Paris ou dans le brumeux Londres. Nous rêvions en silence, un sourire posé sur nos lèvres condescendantes.] Ensuite, dans quelque luxueuse confiserie, nous buvions un chocolat à la vanille et, rassasiés, revenions avec le train du soir, nos énergies multipliées par toute la jouissance fournie à nos corps volutpueux et par le dynamisme du monde ambiant qui, avec ses rumeurs de fer, criait à nos oreilles : « En avant ! En avant ! »]

     Le Journal d’un homme de trop, Ivan Tourguéniev, traduction Françoise Flamant, 1850

    Depuis le début du bal elle n’avait pas bougé de sa place : personne n’avait eu seulement l’idée de l’inviter. Seul un jeune homme blond de seize ans avait un moment envisagé, à défaut d’autre cavalière, de se tourner vers cette demoiselle, il avait même déjà fait un pas dans sa direction, mais après un instant de réflexion et un regard jeté sur elle, il s’était hâté de disparaître dans la foule.

     Journaux, Novembre 1952, Sylvia Plath, traduction Christine Savinel et Audrey van de Sandt, Gallimard Quarto, publication originale 1982.

    Je suis un tas de petits bouts épars dans un conglomérat d’ordures : égoïste, effrayée, envisageant de consacrer le reste de ma vie à une cause, d’aller nue pour envoyer des vêtements aux nécessiteux, me réfugier au couvent, fuir dans l’hypocondrie, dans le mysticisme, dans les vagues - n’importe où, vraiment n’importe où, pourvu que je sois délivrée du fardeau, du poids terrifiant, abominable, de la responsabilité de soi et de l’ultime jugement sur soi.

     Jours de répit à Baigorri, Marie Cosnay (2016)

    Les critères, pour le séjour de répit : la vulnérabilité. La solitude, l’âge. L’un des garçons du Soudain est parti de chez lui tout seul, à l’âge de douze ans.

    K

     Karoo, Steve Tesich, traduit par Anne Wicke (publication originale 1998)

    Lorsque j’ai ouvert la porte et que je l’ai vu, je restai sans voix, et pour que quelqu’un comme moi se retrouve à chercher ses mots, il fallait y aller fort.
    Exactement ce que Billy me donnait à voir.Sa belle et longue chevelure noire avait disparu. Complètement disparu. À la place, un crâne rasé de si près que je voyais plus la peau que les cheveux.
    À cela se rajoutait une barbe de deux jours.Et des yeux brillants, injectés de sang.
    Il portait un long pardessus de type militaire, plein de boutons. Le manteau était trop étroit pour ses larges épaules et les manches trop courtes pour ses longs bras.Il avait plutôt l’air de quelqu’un qui s’appellerait Boris que Billy, le transfuge demandeur d’asile d’une équipe de basket bulgare.
    Je le pris dans mes bras. Quelle que fût sa posture, quelle que fût l’image qu’il projetait, c’était toujours mon garçon, mon Billy, je le pris donc dans mes bras. Ou en tout cas je pris dans mes bras tout ce que je pus prendre malgré cette barricade de manteau. Il se laissa embrasser, un peu comme un skinhead se laisse fouiller par les flics.

    L

     Les lances rouillées, Juan Benet (2011), traduit par Claude Murcia

    Bien avant d’avoir vingt ans les deux aînés prirent le maquis, pour fuir Daniela, l’autorité et le travail et se débrouillèrent en volant des poules et des veaux et même en attaquant les gens sur les chemins entre Sepulcro Beltrán et Bocentellas ; et lorsque l’alarme se répandit et qu’on finit par dire jusque dans la presse que dans la sierra de Région avait surgi un début de banditisme, pour ne pas discréditer les autorités civiles ni décevoir les forces de l’ordre public, et pour se parer d’un titre qui leur serait très difficile d’acquérir dans toute autre domaine, ils se convertirent en bandits avec juridiction dans toute la contrée, sans respecter d’autres limites que celles du bois interdit de Mantua, gardé par un sujet de condition identique ou similaire.

     The Last Man, Mary Shelley (1823)

    Thus years passed on ; and years only added fresh love of freedom, and contempt for all that was not as wild and rude as myself. At the age of sixteen I had shot up in appearance to man’s estate ; I was tall and athletic ; I was practised to feats of strength, and inured to the inclemency of the elements. My skin was embrowned by the sun ; my step was firm with conscious power. I feared no man, and loved none. In after life I looked back with wonder to what I then was ; how utterly worthless I should have become if I had pursued my lawless career. My life was like that of an animal, and my mind was in danger of degenerating into that which informs brute nature. Until now, my savage habits had done me no radical mischief ; my physical powers had grown up and flourished under their influence, and my mind, undergoing the same discipline, was imbued with all the hardy virtues. But now my boasted independence
    was daily instigating me to acts of tyranny, and freedom was becoming licentiousness. I stood on the brink of manhood ; passions, strong as the trees of a forest, had already taken root within me, and were about to shadow with their noxious overgrowth, my path of life.

     Leçon sur la langue française, Pierre Guyotat (2011)

    (...) je ne sais pas ce que c’est l’Université, je n’en ai pas fait, je n’ai jamais été étudiant, j’ai simplement été écolier, élève, et je suis parti de chez moi assez tôt. J’ai souvent fugué, et puis j’ai fait une fugue définitive, dont je ne suis plus revenu.

     Le Londres-Louxor, Jakuta Alikavazovic (L’olivier, 2010)

    L’oncle avait quitté le pays quarante ans plus tôt pour des raisons politiques. Esme n’y comprenait pas grand-chose ; pour autant qu’elle sache il ne se mêlait pas de ces affaires-là. Il aimait l’art. Il était parti à dix-neuf ans, par passion des avant-gardes, parce que son intérêt pour l’abstraction avait (ou paraissait avoir) un revers subversif, sombre et violent.

     Lotus Seven, Christine Jeanney (Publie.net, 2012)

    Les hortensias sont immobiles et mes livres perdent leurs pages, car je lis trop, elles se décollent. Bien sûr je lis pour fuir.

    M

     La maison dans laquelle, Mariam Petrosyan, traduction Raphaëlle Pache (publication initiale 2009)

    — Je me suis demandé… commença Sauterelle, embarrassé… Qu’est-ce que tu as bien pu fabriquer ? De quoi Élan était-il en train de parler ? Pourquoi tu t’es enfui ? Et pourquoi tu te caches ? »
    Le vampire s’assombrit.
    « Je me suis évadé, c’est tout. De toute façon, ça sert à rien ce qu’ils nous font, ici. Ça fait déjà quatre fois que je m’échappe. Je me suis dit que si je les poussais à bout, tous autant qu’ils sont, peut-être qu’ils me laisseraient partir. Ça ne les a pas décidés. Pourtant, je les ai vraiment mis en rogne, la dernière fois ; ils m’ont carrément bouclé. C’est pour ça que je me suis sauvé, cette fois-ci. Pour qu’ils comprennent que c’est pas eux les plus malins. Tant que je serai ici, ils n’auront aucun répit.
    — Comment tu as fait pour t’évader ? », demanda Sauterelle, admiratif.
    Désormais, il prêtait au visiteur une aura héroïque, une aura de martyr.

    (...)

    Dans un cri, Sauterelle se mit sur le dos, prit son élan et frappa la vitre du talon de sa chaussure. Le verre tinta en explosant. Sauterelle sentit soudain qu’on l’empoignait et qu’on le traînait, après avoir retiré sa jambe coincée d’entre les barreaux. Quelques mètres plus loin, il se remit debout et, dépassant tout le monde, prit la tête de la course parce que la chanson continuait de vociférer : « PLUS VITE ! PLUS VITE !… »
    Ces paroles étaient désormais un appel à la fuite. Les Crevards se précipitèrent dans l’escalier et – lui en tête – déboulèrent dans le couloir comme des furies, trébuchant et riant aux éclats. Les boiteux avaient l’impression de filer comme le vent, ceux qui portaient leur camarade se sentaient léger, et même le plus gros d’entre eux, qui pourtant ahanait à l’arrière, eut la sensation de se déplacer à la vitesse de la lumière, aiguillonné par le raffut que faisaient leurs poursuivants. Une fois dans leur chambre, ils s’écroulèrent sur leurs lits et s’enfouirent sous leurs couvertures tels des escargots dans leurs coquilles, étouffant des rires. Emmitouflés dans les draps, aussi immobiles que possible, ils ôtaient doucement leurs chaussures. Un premier soulier tomba par terre, puis un deuxième. Chaque fois, ils se figeaient, l’oreille tendue. Mais tout était calme. Personne ne les recherchait, personne n’entra pour vérifier s’ils dormaient vraiment. Contrôlant leur respiration pour la rendre régulière, ils firent semblant de dormir. Puis, lassés de ce petit jeu, ils quittèrent leur lit l’un après l’autre, rampèrent au milieu de la chambre (là où, dans leur caverne imaginaire, ils allumaient chaque soir un feu invisible) et formèrent en s’asseyant un demi-cercle, ramenant sous eux leurs pieds nus.

    (...)

    « Je m’en vais. Je rentre chez moi. »
    Ces mots résonnèrent bizarrement dans la chambre de Chenu. Comme si quelqu’un d’autre les avait prononcés. Se pouvait-il qu’il ait un autre endroit où vivre qu’ici ? Chenu faisait partie des murs, il était né, avait grandi et vieilli dans la Maison ; il suffisait de lui parler ou même de le regarder pour s’en convaincre ! Sauterelle promena son soulier sur le plancher maculé de taches de vin noirâtres.
    « Pourquoi ? »
    Chenu déplaça un fou sur l’échiquier et coucha une pièce d’une pichenette.
    « J’ai dix-huit ans, déclara-t-il. Mon heure est venue. »
    En disant cela, il abîma encore quelque chose de sacré, comme il l’avait fait en mentionnant son chez lui. Chenu ne pouvait pas être aussi vieux, ni aussi jeune d’ailleurs, c’était impossible ! Il n’avait pas d’âge, il vivait hors du temps ! Et puis, cette révélation ne constituait nullement une explication satisfaisante. Sauterelle l’interrogea :
    « Les autres s’en iront cet été. Pourquoi partir avant ?
    — Ça commence à sentir mauvais ici, répondit Chenu. Et ça empire de jour en jour. Je suis sûr que tu vois de quoi je parle. Aujourd’hui, la situation n’est déjà pas reluisante, mais bientôt, ce sera l’Apocalypse. Je le sais, j’ai déjà vu ce que ça pouvait donner ; je me rappelle très bien le départ de la promotion précédente. Voilà pourquoi je veux partir plus tôt.
    — Alors tu t’enfuis ? Tu abandonnes les tiens ?
    — Je m’enfuis, oui, convint Chenu. Je prends mes jambes à mon cou. Même si je n’en ai pas.

     Maps, Nuruddin Farah, 1986

    My dearest Askar,
    I am indeed disturbed by your behaviour, disturbed and bothered by what Salaado refers to as your most depressive state of mind to date. And what do you mean by saying that you haven’t become “a man" so you can sit “in a Mogadiscio of comforts, eat a mountainful of spaghetti while my peers in the Ogaden starve to death or shed their blood in order to liberate it from Ethiopian hands” ? Do I also understand that you wish to straighten out "this question about my own birth" ?
    Now, first point first. A man, indeed. Are you “a man” ? One day, I would like you to define what or who is a “man”. Can one describe oneself as a man when one cannot make a viable contribution to the struggle of ones’ people ; when one is not as educated and as aware of the world’s politics as ones enemy is ; when one is not yet fifteen ; when all the evidence of one’s being a man comprises of one’s height and a few hairs grown on the chin ? Who will you kill, your enemy or yourself ? And what’s wrong with eating well and not being a refugee, which you might have been if you weren’t my sister, Arla’s, son and if Salaado and I weren’t doing well financially. And pray don’t talk ill of the UNHCR people, whether in Geneva, Mogadiscio or here, in this, or any other continent : they’re not statisticians obsessed with abstracted numbers and charts of starvation and malnutrition. Of course, they have to ascertain how many refugees there are and how much money they can raise and how many calories an African child can cope with. It is the tone I don’t like, eating “a mountainful of spaghetti”, etc. Indeed ! Askar, one must be grateful for the little mercies in life. One must be thankful to the dedicated souls, serving in these camps under very hard conditions (for them), while they wait for a donor to donate the food and medicines—making sure (and this is very, very difficult) that the local mafia doesn’t misappropriate them.
    I confess, it pains me to remember the number of times you, Salaado and I have spoken about and analysed the seeds of your sense of “guilt”. Salaado ‘s telegraphic message suggests it to be as bad as the days following the tragic weekend when, overnight and in a coup de grâce, the Ogaden was wrung out of Somali hands and “returned” to Ethiopia’s claw-hammer. Now what’s this that I hear, that you were salvaged from the corpse of your mother ? Is there anyone who can substantiate that with some evidence ? Your mother lived long enough to have scribbled something in her journal. That means that she died after you were born, especially if we take into account Misra’s statement which agrees with this claim of mine.
    To think, at your age, when you’re in Hargeisa for a holidaying trip, that your thoughts are still obsessed with some obscure facts relating to your birth. This disturbs Salaado—it perturbs me. Salaado tells me that you want to return to Kallafo in order to have this question answered once and for all. That is not the same thing as joining the Western Somali Liberation Front, I take it ? But Salaado is under the impression that for you, the two are one and the same thing. Now what do you want to do ? Of course, you can do both and we have no objection to your deciding to return to the Ogaden as a recruited member of the Front (which we all support) and when there, do your research into your beginnings. You tell us what you want and well give you our opinion.
    Forgive me, but I’ve never held the view—nor has Salaado—that, since there are many able-bodied men and women in the Ogaden who can shoot a gun, kill an “Amxaar” in a scuffle and, if need be, confront the lion in the den, a youngster like you mustn’t go. No. “Somebody” must go. But who is this “somebody” ? If every father, mother, relation said, “No, not my son, let someone else join the Front”, then you know where we’ll end up ? The view Salaado and I hold, is that since you’ll prove to be excellent material as a researcher, as a writer of articles and as one who can impart enlightened opinion about the cause, why not “eat mountainfuls of spaghetti while others die” and why not, when doing so, complete your education.
    Should you insist that you wish to re-enter the Ogaden without touching Mogadiscio, then I am afraid that neither Salaado nor I can do anything about it. All we can suggest that we offer is help. But I plead to you not to depart without at least letting Salaado know. If you inform me by return post that you’re definitely leaving, then I’ll make arrangements for more money to be transferred to Hargeisa, care of a bank.
    If we’re to believe that you “stared” at Misra when she found you and Arla, my sister, then you were at least a day old. For sight, my dear Askar, is a door which does not open instantly in the newly born. What I mean is, that it takes longer than a few minutes for a baby just bom to develop the knack to look, let alone “stare". Be that as it is. But the fact that it shrouds your beginnings in mysteries preponderant as the babies born in the epic traditions of Africa, Europe and Asia—this fact does interest me greatly. Did you sprout like a plant out of the earth ? Were you born in nine months, in three or seven ?
    In other words, do you share your temperament with the likes of Sunjata or Mwendo, both being characters in Africa’s epic traditions ? For example, it is said that Sunjata was an adult when he was three. Mwendo, in the traditions told about him, is said to have chosen to be delivered, not through the womb, but through a middle finger. There are other epic children who took a day to be conceived and born and yet others required a hundred and fifty years to be bom at all Now why did this “epic child” wait for a hundred and fifty years ? Because he made the unusual (I almost said, rational) request not to use as his exit (or was it his entrance) the very organ which his mother employed as her urinary passage. Another feature common among epic children is that they are all born bearing arms. And you, Askar, you’re armed by name, aren’t you ?
    Again, this is nothing unique to epic traditions of peoples. The world’s religions produce “miracle” children. Can you imagine an Adam, a grown man, standing naked, with leaves of innocence covering his uff, when God pulls at his ribs and says to him, “I am sorry but it won’t take a second, I assure you, and it won’t give you any pain either. Now look. Here. A woman, an Eve, created from one of your ribs” ? I am sure you’ve heard of heroes given birth to by mountains or rivers or fishes or for that matter other animals. It seems to me that these myths make the same point again and again : that the “person” thus born contains within him or her a characteristic peculiar to gods. Well Where do we go from here ?
    All is doubt.
    Are you or are you not an “epic” child of the modern times ? Do we know what the weather was like the moment you were born ? Yes, we do. Your mother, in her scrawls, tells us that the sky was dark with clouds and that a heavy storm broke on her head as she fainted with the pains of labour and the heavens brightened with those thunderous downpours. But you didn‘t take shorter than a month to be conceived and bom, or seven hundred years. And there was no eclipse of the moon or the sun. I’ve read and reread your mothe’ s journal for clues. I am afraid it appears that you completed your nine months.
    Please think things over. And please do not do anything rash. We will miss you greatly if you go—but we understand. Rest assured that we’ll not stand in your way if you wish to return to your beginnings.

    Much, much love.
    Yours ever,
    Uncle Hilaal

     Mara and Dann, Doris Lessing (1999)

    And so the days passed, Mara and Orphne fighting to bring Dann back, and slowly succeeding. At night Meryx claimed Mara.
    Then Dann was himself, though still weak, and Mara asked him what had held him so long in the Tower.
    He seemed to be speaking of events long in the past. His eyes searched the ceiling as he spoke, as if what he remembered was pictured there, and he did not look at Mara or at Orphne, who held his hands, one on each side.
    He said he had run away from the barracks for the male slaves when he heard the Towers were occupied. There he joined a gang of runaway slaves, mostly Mahondis, but there were some Hadrons and others. They were all men. There were women in the Towers but they kept to their own groups, afraid of rape. No woman by herself could survive. Dann’s gang lived by stealing food from the fields, and then poppy from the warehouses, through intermediaries. He mentioned Kulik. At first Dann had sold the stuff to get food, but then he began taking it : now his words became halting, and he said, “There was a bad man.” And now this was little Dann’s voice : “A very bad man,” piped little Dann. “He hurt Dann.”

     Les mémoires de Maigret, Simenon (Presses de la cité, 1950)

    Dix mille y passent chaque année en moyenne, dix mille qui quittent leur village et débarquent à Paris comme domestiques et à qui il ne faut que quelques mois, ou quelques semaines, pour effectuer le plongeon.
    Est-ce si différent quand un garçon de dix-huit ou de vingt ans, qui travaillait en usine, se met à s’habiller d’une certaine façon, à prendre certaines attitudes, à s’accouder au zinc de certains bars ?
    On ne tardera pas à lui voir un complet neuf, des chaussettes et une cravate en soie artificielle.
    Il finira chez nous, lui aussi, le regard sournois ou penaud, après une tentative de cambriolage ou un vol à main armée, à moins qu’il se soit embauché dans la légion des voleurs de voitures.

     Monarques, Philippe Rahmy (Table ronde, 2017)

    Ils ont dit et persistent à dire que tu n’étais qu’un voyou, un vicieux. Tu étais un chien, un chacal, l’un de ces mômes sans foi ni loi, prêt à mordre, l’une de ces roses qui fleurissent sur le pavé, au fond des terrains vagues, dans les prisons ou les livres de Jean Genet, grillés par leur appétit, plus libres à mesure qu’ils se trompent de combat, trop affamés pour comprendre, trop pressés, gorgés de vie et de dégoût pour la vie, terrorisés par la mort au point de ne désirer qu’elle.

     Mon jeune gars, compagnie des jours passés, Thibault de Vivies (Editions du Zaporogue, 2011)

    Je prends le temps de réfléchir malgré tout mais décide de repousser les avances que l’on me fait car j’ai mon bonheur ici et ma liberté du lever et du coucher quand bon me semble et personne pour m’imposer quoi que ce soit, j’en ai bavé quand j’étais vraiment tout petit gars alors j’ai perdu confiance envers papa et maman et je m’enfuis de la demeure familiale et décide de ne plus donner de nouvelle pardonnez-moi encore mais j’ai le reste du monde à conquérir et j’attends en vain un signe d’encouragement de votre part.

    N

     Ni enfant, ni rossignol, Virginie Gautier, Joca Séria (2015)

    Les vieux attendent dans la voiture que le gros de l’orage soit passé, puis continuent à pied. Ils se sont décidés à chercher le garçon adolescent qu’ils ont caché longtemps. Croyaient-ils qu’en s’enfuyant il s’était envolé ? Qu’après le soulament il n’y ait aucun chagrin ni remords ? Leur garçon, avec son corps de jeune jomme courant vers la forêt, plus naïf qu’un enfant. Avec sa tête ailleurs, sans parole. Refaisant toujours les mêmes gestes, les mêmes pas, les mêmes trajets en boucle dans la cour. Ne se souvenant pas de son arrivée sur la roselière. Rien d’autre que son attirance pour l’eau. Rien, avant la longue contemplation.

     Nino dans la nuit, Capucine et Simon Johannin, Allia (2019)

    Je fais rouler mon shit à ce petit couple de mecs qui ont pas l’air de manger à leur faim, sans doute parce qu’à dix-sept ans c’est pas manger qui les intéresse le plus. Ils découvrent cette petite félicité de l’entre-deux-mondes, après l’école obligatoire et avant les cascades de merde qui tapent dans le dos et donnent de l’élan une fois qu’on est lancés dans la vie. C’est la liberté, c’est beau et ça dure pas mille ans.

     Le noir est une couleur, Grisélidis Réal (1974)

    Traqué, comme nous, il se cache, car il est déserteur de l’armée française. Il s’appelle Claude. Il a vingt ans.
    Il est resté une semaine dans notre chambre, il a été adorable. Il s’est occupé des gosses, on se sentait protégés et aimés.
    Le soir, comme au temps de Bill, on sort tous les deux pour aller à nos affaires. Je me trouve un Allemand ou un Noir pour un moment, et lui il va à la chasse dans les bars. Il y rencontre de vieux homosexuels et il leur fait les yeux doux. Une fois dans l’appartement, il attend que le vieux soit à poil, haletant dans les draps, et au lieu du baiser nuptial, c’est un grand coup de poing qu’il lui donne en pleine gueule.
    Le vieux se met à genoux, en chialant, mais Claude est inflexible.
    — Ich bin ein Mörder ! dit-il d’une voix impitoyable.
    Le vieux n’ose pas bouger, pendant que Claude fouille dans ses poches et rafle les bijoux qu’il a eu le malheur de laisser traîner à la salle de bains. Et Claude s’en va en vainqueur, laissant vert de peur sur sa descente de lit le vieux lézard nu et volé.

    O

     Oblique, Christine Jeanney, publie.net (2016)

    au début, début du fil, au début de la
    tresse, c’est un couple / elle je ne sais
    pas encore, elle est restée là-bas mais lui je sais,
    il a seize ans, il s’appelle
    Mariano

     

    Mariano avec l’ange et il passe les
    Alpes, il les traverse à pied comme
    Hannibal

     
    lire 15 aventures en montagne sans le
    savoir, lire les conquêtes sans le
    savoir, cours de géographie, des dates
    à retenir en alexandrins hermétiques,
    tracer des lignes, des continents sur
    des cartes du monde, les colorier sans
    le savoir, apprendre le nom des
    fleuves, là où ils prennent leur source
    sans savoir qu’il marche qu’il a
    marché qu’il traverse les Alpes et
    j’aurais pu dire moi je sais, j’aurais pu
    dire lorsque j’avais seize ans Il a seize
    ans il traverse les Alpes

        

    j’espère qu’il n’est pas seul, qu’il
    porte dans son sac quelque chose de
    chez lui qui lui vient de sa mère, une
    médaille ou une image pieuse ou un
    morceau de bois taillé ou quelque
    chose qui lui rappelle cette autre
    chose qui n’est pas dite et n’a pas de
    valeur aucune

     O Révolutions, Mark Z. Danielewski, traduit par Claro (publication originale 2006)

    Halos ! Héliaque !
    Contrebande !
    Je peux tout
    quitter.
    Tout le monde aime
    le Rêve, moi je le tue.
    Les Grands Aigles s’élancent
    au-dessus de moi : - Sus, Rebelle !
    J’ouvre grand le piège.
    En feu. Belle fournaise.
    Je vais dévaster le Monde.
    Rien de grave. La mutinerie
    est partout ces temps-ci. D’un coup.
    D’un sourire. Une grimace.
    Seize ans tout-puissant et liiiiiibre.
    Rebondir sans même une casquette.
    Les Ours dorés se prosternent devant moi :
    - Allez-y Lieutenant.
    Prenez tout.
     
    Samsara ! Samarra !
    Légende !
    Je peux tout
    quitter.
    Tout le monde aime
    le Rêve, moi je le tue.
    Les Cèdres de l’Atlas jaillissont
    au-dessus de moi : - Boogaloo !
    Je trouve en moi mon essor.
    En feu. Toutes mes boucles.
    Je vais anéantir le Monde.
    C’est tout. La dévastation
    est partout. D’une pichenette.
    D’une pirouette. Une bobine.
    Seize ans tout-puissant et liiiiiiibre.
    Rebondir les pieds nus.
    Les Trembles sont beaux ici :
    - Tu n’as rien à perdre. Vas-y.
    Sers-toi.

     L’Odyssée, Homère, traduit par Charles-René-Marie Leconte de L’Isle (entre -850 et -750)

    – Venez, amis. Emportons les provisions qui sont préparées dans ma demeure. Ma mère et ses femmes ignorent tout. Ma nourrice seule est instruite.

    Ayant ainsi parlé, il les précéda et ils le suivirent. Et ils transportèrent les provisions dans la nef bien pontée, ainsi que le leur avait ordonné le cher fils d’Odysseus. Et Tèlémakhos monta dans la nef, conduit par Athènè qui s’assit à la poupe. Et auprès
    d’elle s’assit Tèlémakhos. Et ses compagnons détachèrent le câble et se rangèrent sur les bancs de rameurs. Et Athènè aux yeux clairs fit souffler un vent favorable, Zéphyros, qui les poussait en résonnant sur la mer sombre. Puis, Tèlémakhos ordonna à ses compagnons de dresser le mât, et ils lui obéirent. Et ils dressèrent
    le mât de sapin sur sa base creuse et ils le fixèrent avec des câbles. Puis, ils déployèrent les voiles blanches retenues par des courroies, et le vent les gonfla par le milieu. Et le flot pourpré résonnait le long de la carène de la nef qui marchait et courait sur la mer, faisant sa route. Puis, ayant lié la mâture sur la nef rapide et noire, ils se levèrent debout, avec des kratères pleins de vin, faisant des libations aux Dieux éternels et surtout à la fille aux yeux clairs de Zeus. Et, toute la nuit, jusqu’au jour, la Déesse fit route avec eux.

     L’origine, Thomas Bernhard (1975), traduit par Albert Kohn

    Cette heure d’exercices de violon dans la petite pièce aux chaussures presque complètement dans l’obscurité, où l’odeur de cuir et de transpiration des chaussures des pensionnaires étagées jusqu’au plafond, enfermée dans cette petite pièce, s’épaississait de plus en plus, cette heure était pour lui la seule possibilité de fuite. Son entrée dans la petite pièce aux chaussures signifiait qu’il commençait au même instant à méditer sur le suicide et l’intensité accrue, de plus en plus accrue de son jeu signifiait qu’il était occupé à penser au suicide avec une intensité accrue, de plus en plus accrue. Effectivement, dans la petite pièce aux chaussures, il a de nombreuses fois essayé de se tuer, mais il n’a pas poussé trop loin aucun de ces essais, la manipulation des cordes et des bretelles et les centaines d’essais avec les nombreuses patères de la petite pièce aux chaussures avaient toujour été interrompus au point décisif qui lui sauvait la vie ; il les avait arrêtés en jouant du violon plus consciemment ses pensées suicidaires, en se concentrant tout à fait consciemment sur ses possibilités au violon qui le fascinaient de plus en plus.

    P

     The Pale King, David Foster Wallace (2011)

    In 1932, a preadolescent Ceylonese female was documented by British scholars of Tamil mysticism as capable of inserting into her mouth and down her esophagus both arms to the shoulder, one leg to the groin, and the other leg to just above the patella, and as thereupon able to spin unaided on the orally protrusive knee at rates in excess of 300 rpm. The phenomenon of suiphagia (i.e., ‘self-swallowing’) has subsequently been identified as a rare form of inanitive pica, in most cases caused by deficiencies in cadmium and/or zinc.

     Le paradis des autres, Joshua Cohen (2011), traduit par Annie-France Mistral

    On ne parlait pas de David (maintenant on n’en parle plus du tout dans la famille évidemment), parce qu’à dix-huit ans, l’âge du service militaire qui aurait signifié pour lui comme mon oncle Alex la Brigate Givati’ dont la symbolique mascotte est le renard péteur à plumes sur béret violet, il s’est défilé et a déserté Jérusalem et l’Éden qui l’entoure pour un travail à Hollywood de l’autre côté du doigt de la mer et de la main de l’océan — a quitté nos arbres pour aller tomber dans les bras de leurs accueillants palmiers — où il a rencontré et puis vécu avec et peut-être vit encore avec un autre transplanté à Hollywood, une personne qui voulait faire du Cinéma et dont le sexe à savoir le genre était moins important pour Aba et même pour sa Reine (la Reine alors régnante, la mienne) et le serait encore, si seulement, que la religion — l’orientation sexeuelle — à laquelle cette Cinématographique personne adhérait, adhère toujours. Affiliation que le nom de cette Cinématographique personne et la façon dont Elle le prononçait rendaient d’une clarté on ne peut plus éclatante. Un style de vie que la décision de David de couper le cordon téléphonique et le fil de la réciprocité des cartes postales rendait d’une clarté encore plus éblouissante, même si le comble d’aveuglante clarté a été le refus d’Aba de penser à lui comme son fils ou même d’entendre parler de lui pour toujours et le soutien inconditionnel de la Reine dans sa décision, ce qui a peut-être eu pour résultat qu’elle m’en aimait encore plus, et c’était Agréable.

     Perceval ou le Conte du Graal, Chrétien de Troyes (vers 1181), traduit par Antoine Brea

    Alors n’y eut plus de retard :
    il prend congé, la mère pleure,
    et sa selle est déjà posée.
    A la manière et à la guise
    d’un Gallois il est affublé :
    des galoches il a chaussé ;
    comme partout où il allait,
    il transportait trois javelots,
    il voudrait les emporter tous,
    mais deux en fait ôter sa mère
    pour ce qu’il semble trop Gallois
    (et elle eût fait pareil des trois
    si cela eût pu exister) ;
    une badine en sa main droite
    il a pour fouetter son cheval.
    La mère pleurant son départ
    le baise, qui tant le chérit,
    et prie Dieu qu’il l’ait en sa garde :
    “Beau fils, fait-elle, Dieu vous guide !
    Plus de joie que je n’en ai eue
    vous atteigne où que vous alliez !”
    Quand le garçon fut éloigné
    d’un tout petit jet d’une pierre,
    il regarda derrière et vit
    tombée sa mère au pas du pont :
    elle s’est pâmée d’une sorte
    comme si elle fût chue morte.
    Et lui cingle de la badine
    sur la croupe de son roussin
    qui s’en va, qui ne bronche pas,
    mais le conduit à vive allure
    parmi la grand forêt obscure.
    Il chevaucha tôt le matin
    à tant que le jour déclinât.
    Il passa la nuit en forêt
    à tant que le jour reparût.

     Poreuse, Juliette Mézenc (2012)

    Il étaient là, figures noires transies sous le soleil encore chaud. Des débris de leur pirogue fracassée jonchaient les rochers et ils progressaient entre les blocs qui barraient la route à la mer. Ils progressaient péniblement, s’arrêtant souvent. Leurs tee-shirts troués dissimulaient mal leurs torses, secs. Ils étaient jeunes, 16 ou 17 ans peut-être, avaient dédaigné la bouteille, la ballon hydrogène, vieilleries poétiques, pour jeter leurs corps sans détours à la mer. Allah est grand.

     Le Portrait de Dorian Gray, Oscar Wilde (1891), traduit par Christine Jeanney

    —  Comme c’est triste ! murmura Dorian, les yeux encore fixés sur son portrait. Tellement triste !.. Je vais devenir vieux et horrible, affreux. Mais le tableau restera toujours jeune. Toujours il aura l’âge de ce jour de juin... Si seulement c’était l’inverse ! Si c’était moi qui pouvais rester jeune, toujours, et ce tableau vieillirait ! Pour ça — rien que pour ça — je donnerais tout ! Oui, il n’y a rien au monde que je ne donnerais pas !

    R

     Renégat, roman du temps nerveux, Reinhard Jirgl, traduit par Martine Rémon (Quidam, publication originale 2005)

    Ses parents étaient morts (poursuivit-elle, manifestement contente de pouvoir raconter sa douloureuse histoire à un inconnu), disparus tous les deux 1 même jour, les laissant elle & Andreï son frère plus jeune, qui n’avait pas encore 18 ans. Chez eux, il n’y avait padetravail, é : faire des études atait devenu trop coûteux, c’est pourquoi elle & son frère voulaient !senaller, aussi=vite=que=possible : en Allemagne..... Elle avait déjà essayé de-fuir 1 fois (dit-elle ouvertement) & aurait dû payer trois mille dollars à un passeur. Elle n’avait pas réussi à réunir une telle somme. Il lui avait fallu s’endetter, signer..... 1 contrat, dans lequel elle s’engageait à-travailler..... dans un hôtel à Berlin (elle nomma l’hôtel & sa bouche grimaça :) comme femme de chambre. Elle savait !ce que cela impliquait. Elle signa car elle n’avait palechoix. Mais les-passeurs l’avaient laissée tomber ici=à=la=frontière..... Elle & son frère s’étaient fait prendre en tentant de-passer-par-leurs-propres-moyens & On les avait réexpédiés chez eux. Maintenant elle voulait tenter !sa:chance encore 1 fois ; !obligée de Le faire & de s’endetter une fois encore ; car de Là où elle venait, les conditions de vie s’étaient durcies, pour elle y compris. Et elle craignait pour son frère. Pour trouver l’argent, il s’était mis à tremper-dans-des-affaires-louches chez eux — elle voulait ! prendresoindelui, ne pas le laisser-tomber, il était tout ce qui lui rester de sa famille.

     Le Roman d’Enéas, Anonyme (Environ 1160), traduit par Aimé Petit

    Biaus fius, fait elle, mal vous voy !
    Vostre vie a duré moult poy.
    Mar vi onques les Troÿens,
    plaindre me puis de eulz toz tenz.
    Onques n’oy par eulz se mal non
    et fellonnie et traïson.
    Maudite soit lor sorvenue,
    toute ma joie y ay perdue.
    Ffius, vous l’avez chier comparé !
    Lor malle foy vous ont moustré :
    ils vindrent ça por secors querre,
    car moult erent grevé de guerre ;
    onc Evander ne me voult croire,
    o euz vous ajoustra en oirre,
    et vif et sain vous en menerent ;
    mauvaise foy vous i moustrerent,
    mar les cognu et mar les vi.
    Poy a que tornastes de ci,
    or vous en ont renvoié mort,
    a nous on fait mauvais confort ;
     
    (...)
     
    Vous estes mort en lor service,
    ne say entendre en nule guise
    quelz preuz soit cest confortement,
    ainçois nous fait le cuer dolent,
    car or savons le vaselaije
    qui ert en vous et le barnaige ;
    tant com nous vous oons plus loer,
    de tant nous en doit plus peser.
    Jamais nos diex ne prïeray
    ne ja honneur ne lor feray,
    n’avront mais de moy service.
    Mal lor ay fait tant sacrefice
    que lor faisoie chascun jor
    moult hautement, a grant honnor :
    ou il ont esté endormi,
    que mes prïeres n’ont oï,
    ou ne puent homme sauver,
    garantir vie ne tenser.
    Il m’ont moustré moult mallement
    qu’il se sorpuissent de naient.
    Ffius, fait vous ont mauvaise aïe,
    moult vous ont poy tensé la vie.
    Lasse, je n’avray mais confrot
    de ma tristor jusqu’à la mort ;
    toute metray ma vie a duel,
    la mort me prengne, or le veil !
    Cher fils, dit-elle, quel funeste spectacle !
    Votre vie a été bien brève.
    Je regrette d’avoir jamais vu les Troyens,
    je puis me plaindre d’eux à tout jamais.
    Ils ne m’ont apporté que le mal,
    la félonie et la trahison.
    Maudite soit leur venue
    qui m’a fait perdre tout mon bonheur.
    Mon fils, vous l’avez payé cher !
    Ils vous ont montré leur mauvaise foi :
    ils sont venus ici chercher du secours,
    car la guerre les accablait de son poids ;
    jamais Evandre ne voulut m’écouter,
    il vous adjoignit aussitôt à eux,
    et ils vous emmenèrent en parfaite santé ;
    ils vous ont montré leur fausseté,
    quel malheur de les avoir connus et vus !
    Il y a peu, vous avez quitté ces lieux,
    à présent, ils vous ont renvoyé mort,
    triste réconfort pour nous !
     
    (...)
     
    Vous êtes mort à leur service,
    je ne puis comprendre en aucune manière
    l’intérêt de cette consolation,
    qui accroît plutôt notre souffrance,
    car nous savons désormais la valeur
    et la vaillance qui étaient en vous ;
    plus nous entendons votre éloge,
    plus nous devons en souffrir.
    Jamais plus je ne prierai nos dieux
    ni ne les honorerai,
    jamais plus je ne les servirai.
    Je regrette de leur avoir fait
    tant de sacrifices quotidiens
    dans l’apparat et la solennité :
    ou bien on les a endormis,
    et ils n’ont pas entendu mes prières,
    ou bien ils sont incapables de sauver un homme,
    de protéger sa vie.
    Ils m’ont cruellement montré
    leur totale impuissance.
    Mon fils, ils vous ont bien mal secouru
    en protégeant si peu votre vie.
    Malheureuse, ma tristesse sera inconsolable
    jusqu’à ma mort ;
    je passerai toute ma vie dans le chagrin,
    que la mort me saisisse, je le veux !

    S

     Sens unique, Walter Benjamin, traduction Jean Lacoste (1928)

    Comme quelqu’un qui fait le grand soleil à la barre fixe, on fait soi-même, quand on est adolescent, la roue de la Fotrune, d’où tombe ensuite tôt ou tard le gros lot. Car cela seul que nous savions ou pratiquions déjà à quinze ans fait un jour toute notre attrativa. Et il y a pour cette raison quelque chose qu’on ne peut jamais rattraper : c’est d’avoir négligé de s’être enfui de chez ses parents. Cette exposition de quarante-huit heures pendant ces années-là permet au cristal du bonheur de vivre de se rassembler comme dans une solution alcaline.

     La saga de Mô, Tabarka, Michel Torres (2016)

    Un matin de gros temps, ils sortirent quand même à la mer pour sauver leur plus beau let de la tempête. Ils le ramenaient plein de poissons quand le vent forcit sous un grain. Le temps de rentrer avec leur barque chargée à bloc, les rouleaux barraient la passe du port.
    Mauvaise passe, orientée à l’est. Plus assez d’essence pour aller jusqu’au Cap d’Agde. Ils essayèrent de passer la barre entre deux déferlements. Le ot les rattrapa, noya le moteur.
    En travers de la vague, ils coulèrent à pic.
    Le lendemain, les marins pompiers d’Agde retrouvèrent les deux corps sans vie agrippés l’un à l’autre, entortillés dans leur let sous les rochers du brise-lames.
    On les avait enterrés ensemble.
    Premier vrai traumatisme d’une longue liste, depuis ce jour, Mô n’avait plus pleuré et n’était pas retourné au collège. Il avait seize ans et il était seul. On l’avait émancipé, il s’était débrouillé. Il avait repris la barque et le métier mais il se mé a longtemps de la Méditerranée, il la travaillait peu, préférant son étang.

     Les sept fous, Roberto Arlt, traduit par Isabelle et Antoine Berman (1929)

    Jusqu’à quatorze ans, il avait vécu à la campagne. Puis il avait abattu un voleur à coups de feu. La peur de la tuberculose l’avait à nouveau jeté dans la plaine, et il avait parcouru jour et nuit au galop d’incroyables étendues. Dès qu’il fit sa connaissance, Erdosain sympathisa avec lui.

     Shangrila, Malcolm Knox, traduit par Patricia Barbe-Girault (traduction originale 2011)

    Quand il a eu dix-sept ans, Rod a dégoté son permis. La famille Keith pouvait pas se payer de voiture, mais c’était Coolie et c’était les années 1960 alors tout appartenait à tout le monde, et un jour Rod s’est simplement pointé devant la porte avec cette voiture prise à un voisin et l’arrière est bourré de planches et de quelques gars, et ça soufflait fort à Snapper ou Kirra alors t’es monté, et Rod a braqué le nez du break ou du combi ou de la familiale direction le sud ou le nord et vous voilà barrés, toute la clique, Rod, toi, FJ, Tink, un ou deux autres s’ils s’amenaient, ça jactait grave là-dedans, on se serait crus à une soirée filles.
    Toi, claustrophobe sur le siège arrière avec tous ces gens autour.
    T’avais des envies de meurtre de vagues.
    À ce point, t’avais besoin d’y aller.
    Dans le tube, où personne pouvait te voir.

     The Sirens of Titan, Kurt Vonnegut (1959)

    At the age of seventeen, young Chrono had run away from his palatial home to join the Titanic bluebirds, the most admirable creatures on Titan. Chrono now lived among their nests by the Kazak pools. He wore their feathers and sat on their eggs and shared their food and spoke their language.

     Sombre aux abords, Julien d’Abrigeon (2016)

    « Il avait la haine, me dit le gosse qui était monté à Privas. On est tous comme ça avec nos parents. Moi aussi, ça m’arrive parfois. Mais bon, j’irais pas jusqu’à flinguer mon vieux. Je ferais plutôt une fugue, voyez. » Son détachement est sincère : « Je n’étais pas dans sa classe, je ne le connaissais pas personnellement. Mais je sais que pour ses copains, c’est dur. »
    A la Coupole, ce n’est pas le nom de Ronald B., d’une personnalité décidément invisible, qui fait réagir, mais l’évocation du parricide. « Son père était trop sévère, dit Muriel. Je sais ce que c’est. » Pourtant n’avait-il pas le droit de sortir le soir comme il le voulait, ou d’inviter des copains à la maison ? « Il y a des façons d’être sévère que vous pouvez pas piger. »

     Sorgue, Maël Guesdon (2013)

    il faut saisir ce vent brusque sur nos seize ans

     Soundtrack, Hideo Furukawa (traduction Patrick Honnoré, publication initiale 2003)

    Il avait terminé le collège l’année précédente. En réalité il avait dix-huit ans. Pendant près de quatorze mois, il avait travaillé sur l’île Père comme ouvrier de travaux publics. Jamais pour aider les pêcheurs. Aucun ne l’avait embauché. Il n’avait bénéficié d’aucune opportunité pour travailler à la mairie, et les emplois disponibles sur les lieux balnéaires pour les touristes n’étaient pas pour lui. D’ailleurs, ça ne l’intéressait pas. Alors il avait trouvé à s’employer au développement des espaces verts, à l’aménagement des rivages, la réfection du barrage de Komagari. La majorité de ses collègues étaient des ouvriers saisonniers venus de la métropole, généralement plus âgés. Quelques-uns avaient le même âge que lui, mais comme il était censé n’avoir que quinze ou seize ans au sortir du collège, ils ne le traitaient pas en égal. D’ailleurs lui-même ignorait son âge véritable. La seule chose qu’il savait, c’est qu’il n’avait nulle part sa place dans l’archipel d’Ogasawara, le paradis des jolis dauphins et des baleines, les îles touristiques où les habitants de Heat Island venaient trouver l’air frais. En toute objectivité. C’était un fait. Il le savait. Bah, les paradais, les endroits pour touristes, l’air frais, c’est pas pour moi de toute façon. J’en ai rien à faire. A la base, les humains n’ont rien à faire dans les îles, d’ailleurs.
    Faudrait nettoyer tout ça, d’abord.
    Moi, en tout cas, je vais vivre.

     Spoon River, Edgar Lee Masters (traduction Général Instin, publication initiale 1915)

    57 Sam Hookey

    J’ai quitté la maison pour suivre le cirque —
    j’étais tombé amoureux de Mademoiselle Estralada,
    la dompteuse de lions.
    Une fois, après avoir laissé les lions sans manger
    plus d’une journée,
    je suis entré dans la cage et j’ai commencé à frapper Brutus
    et Leo et Gypsy.
    Suite à quoi, Brutus m’a sauté dessus
    et m’a tué.
    Pénétrant dans ces lieux
    j’ai croisé une ombre qui m’a insulté,
    disant que je l’avais bien cherché...
    C’était Robespierre !

     Sur la route (le rouleau original), Jack Kerouac (2010 ?), traduction Josée Kamoun

    Sa langue était lente et mélodieuse, son protégé un môme de seize ans, un grand blond, en haillons de trimardeur, lui aussi ; c’est-à-dire qu’ils portaient des hardes toutes noircies par la suie des voies ferrées, la crasse des bennes, et les nuits à dormir par terre. Le môme blond était du genre taiseux, lui aussi, tout l’air d’être en cavale, flics aux fesses sans doute, il regardait droit devant lui, et se passait la langue sur les lèvres, comme un qui cogite, pas tranquille. Ils étaient assis côte à côte, complices dans leur mutisme, ils parlaient à personne. Ils trouvaient rasoir les fermiers et les lycéens. Montana Slim leur parlait quand même de temps en temps, avec un sourire sardonique et insinuant, mais ils ne l’écoutaient pas. Montana Slim, c’était l’insinuation faite homme. J’avais peur de son long sourire dingo, qu’il affichait en permanence comme un demeuré, cette façon de se fendre la pêche presque agressivement. « T’as de l’argent ? » il m’a demandé. « Putain, non, de quoi me payer une pinte de whisky d’ici Denver, et encore. Et toi ? — Je sais où en trouver. — Où ça ? — N’importe où. On peut toujours assommer un gars dans une ruelle, au besoin, non ? — Mouais, sans doute. — J’en suis encore capable en cas d’urgence. M’en vais dans le Montana, voir mon père. Va falloir que je débarque à Cheyenne et que je prenne une autre route, vu que les deux autres dingues, ils vont à L.A. — Direct ? — D’une traite. Si tu veux aller à L.A., te v’là tranquille. » J’ai médité la chose.

    T

     Terminus radieux, Antoine Volodine (2014)

    À dix-huit ans il se présenta à un bureau de recrutement et, après ses classes, on l’envoya à la capitale. Il y demeura cinq mois dans une compagnie d’autodéfense, puis, alors que l’étau se resserrait autour de l’Orbise, il demanda à partir pour la Troisième Armée. Il fut envoyé sur le front sud-est, près de Goldanovka. Il avait été affecté à une unité de décontamination. Avec une quarantaine de ses camarades, il passa un mois à déshabiller et à doucher des soldats qui s’étaient aventurés dans des zones dangereuses. L’ennemi ne se manifestait pas. Il faisait un temps merveilleux, les nuits étaient courtes, le ciel brillait. Un nouvel été venait de commencer. Dès qu’on s’écartait des bassins et des installations de décontamination, dès qu’on quittait le campement, l’air embaumait, poussé depuis la taïga par un vent tiède. Lors d’une promenade vespérale au-delà de la banlieue de Goldanovka, Idfuk Sobibian fut pris sous un feu de mitrailleuse tout à fait imprévisible et fauché. Contre sa joue la terre, en dépit de la douceur ambiante, était gelée. Il eut le temps de se faire cette remarque, puis il poussa un dernier râle et se recroquevilla autour de sa mort. Comme les combats avaient repris autour de Goldanovka, personne ne vint récupérer sa dépouille.

     The Talisman, Stephen King et Peter Straub (publication initiale 1984)

    “You went to the bus station this morning ?”

    “Right before I decided to save the money and hitch. Mr. Parkins, if you can get me to the turnoff at Zanesville, I’ll only have a short ride left. Could probably get to my aunt’s house before dinner.”

    “Could be,” Buddy said, and drove in an uncomfortable silence for several miles. Finally he could bear it no longer, and he said, very quietly and while looking straight ahead, “Son, are you running away from home ?”

    Lewis Farren astonished him by smiling—not grinning and not faking it, but actually smiling. He thought the whole notion of running away from home was funny. It tickled him. The boy glanced at him a fraction of a second after Buddy had looked sideways, and their eyes met.

     Tobie Lolness, Timothée de Fombelle (2006)

    Un soir, Tobie avait vu le père Asseldor suivre Mano devant la maison.
    – Où tu vas ? dit le père.
    – Je sais pas, répondit Mano.
    – Qu’est-ce que tu as ? Tu veux pas essayer de faire comme les autres ?
    – Non, dit Mano.
    – Qu’est-ce que tu as, Mano ? Regarde tes frères, tes sœurs… Ils n’ont pas l’air heureux ?
    – Si.
    – Mais, fais comme eux !
    Mano s’était mis en colère :
    – On est là parce que notre grand-père a décidé de ne pas faire comme les autres et de venir créer Seldor… Et maintenant tu me demandes de faire comme les autres ?
    Tobie était resté caché à écouter. Le père dit à son fils :
    – Tu ne parles pas comme un Asseldor, Mano. Tu ne fais rien comme un Asseldor.
    – Je sais. Alors, je m’en vais, papa.

     Tobie Lolness, tome 2 : Les yeux d’Elisha, Timothée de Fombelle (2010)

    Ses mains avaient encore quelque chose d’enfantin. Il devait avoir dix-sept ans. Il avait sûrement été un garçon talentueux et plein de vie. Mais, année après année, il avait dirigé toute son intelligence vers sa dimension la plus sombre, la plus dangereuse. Il s’était mis à jouer en équilibre au bord de la folie.

    – Non, répondit enfin Elisha. Non ! Jamais !
    Alors Léo Blue partit seul.
    La nuit venue, il quitta le nid pour un long voyage vers les Basses-Branches.

     Traverser Tchernobyl, Gloria Ackerman (2016)

    Bien que Sacha n’y ait vécu que cinq ans, de 1981 à 1986, et malgré des conditions de vie relativement peu confortables, il en garde un souvenir fort. Lorsqu’il a eu 16 ans, soit six ans après son départ précipité de la ville de son enfance, il a pu réaliser son rêve : un ami de sa mère, directeur d’une chaîne de télévision locale à Slavoutitch, qui se rendait dans la zone pour un tournage, y a amené le gamin en le cachant sous les sièges du car. La fréquentation de la zone est totalement interdite aux mineurs. Ce périple illicite a défini son destin.

     Trois, Roberto Bolaño, traduit par Robert Amutio (2000)

    On se croirait dans des restes
    Échappés de la Seconde
    Guerre mondiale
    A dit Pancho allongé
    Au fond de la camionnette
    Il a dit : des filaments
    De généraux nazis comme
    Reichenau ou Model
    Évadés en esprit
    Et de matière involontaire
    Vers les Terres Vierges
    D’Amérique latine :
    Un hinterland de spectres
    Et de fantômes.
    Notre maison
    Installée dans la géométrie
    Des crimes impossibles.
    Et pendant les nuits nous avions l’habitude
    De passer par quelques cabarets minables :
    Les putes de quinze ans
    Descendantes de ces braves
    De la guerre du Pacifique
    Aimaient nous écouter parler
    Comme des mitrailleuses.

     La tunique de glace, William T. Vollmann, traduit par Pierre Demarty (publication originale 1990)

    Banni, banni, banni, Erik prit la mer et partit pour toujours. Son père était déjà souffrant. Sous la houle des brumes s’étendait la houle océane, qui semblait bleue à travers les nuages mais était en réalité gris-bleu, couleur d’une froide beauté ; ridée comme la chair d’une poule, piquetée de capuchons blancs qui fusaient en comètes pour disparaître aussitôt comme des étoiles filantes. Cette mer paraissait sans fin. L’Islande y était absolument seule, à l’exception d’un immense iceberg élancé, à lui seul une île ou une colonne perdue. Au sud, l’Islande était plate, et gris-brun, léchée par de longues langues d’écume blanche et mousseuse ; et les oiseaux marins criaient, et au nord se dressaient des volcans brun rougeâtre. Les plaines étaient bordées de nombreuses terres aux teintes diverses. Elles étaient parfois herbeuses, mais criblées de pierres pointant vers le ciel ; devant, une étendue de basses montagnes comme une longue lame. Cette terre ayant déjà été colonisée, Erik continua de voguer, longeant le roulis des plaines étales parsemées de maigres accrétions de lave noire, à la surface desquelles poussait une fine pellicule de végétation blanchâtre, comme une couche de moisi sur une viande séchée.

    U

     Under the Volcano, Malcolm Lowry (1947)

    Even so, on the very day, Friday the thirteenth of May, that Frankie Trumbauer three thousand miles away made his famous record of For No Reason at All in C, to Hugh now a poignant historical coincidence, and pursued by neo-American frivolities from the English Press, which had begun to take up the story with relish, ranging all the way down from "Schoolboy composer turns seaman," "Brother of prominent citizen here feels ocean call," "Will always return Oswaldtwistle, parting words of prodigy," "Saga of schoolboy crooner recalls old Kashmir mystery," to once, obscurely "Oh, to be a Conrad," and once, inaccurately, "Undergraduate song-writer signs on cargo vessel, takes ukelele"—for he was not yet an undergraduate, as an old able seaman was shortly to remind him—to the last, and most terrifying, though under the circumstances bravely inspired. "No silk cushions for Hugh, says Aunt," Hugh himself, not knowing whether he voyaged east or west, nor even what the lowliest hand had at least heard vaguely rumoured, that Philoctetes was a figure in Greek mythology—son of Poeas, friend of Heracles, and whose cross-bow proved almost as proud and unfortunate a possession as Hugh’s guitar—set sail for Cathay and the brothels of Palambang. Hugh writhed on the bed to think of all the humiliation his little publicity stunt had really brought down on his head, a humiliation in itself sufficient to send anyone into even more desperate retreat than to sea...

    V

     V., Thomas Pynchon (1963)

    At seventeen, coeval with the century, he raised a mustache (which he never shaved off), falsified his age and name and wallowed off in a fetid troopship to fly, so he thought, high over the ruined chateaux and scarred fields of France, got up like an earless raccoon to scrimmage with the Hun ; a brave Icarus.

     Vango, Timothée de Fombelle (2015)

    Dans le couloir, une porte claqua. Vango attendit un long moment avant de faire un pas de plus.
    Le plateau du bureau était en grand désordre. Des plumes d’écriture gisaient dans une mare d’encre à moitié bue par le bois. Un grand cahier était ouvert. Le plus étrange est qu’on avait entouré chaque objet à la craie blanche comme pour marquer sa place.
    Vango frissonna et se baissa vers le cahier. Il découvrit sur la page une tache sombre et ces deux seuls mots, en latin, inscrits fébrilement par la main du père Jean :

    FUGERE VANGO

    Il ne fallut pas plus d’un instant.
    Il comprit tout. La tache était une tache de sang. On avait laissé la pièce en l’état. L’homme couché sur le lit était un homme mort.
    Vango connaissait maintenant son crime.
    Le père Jean était mort.
    Et les deux mots sur le cahier l’accusaient : FUIR VANGO.

     Vies et mort d’un terroriste américain, Camille de Toledo (2007)

    Eugène prendrait volontiers les paris, il gagnerait peut-être une poupée parlante, mieux, un billet d’avion pour l’Europe, son rêve, oui, il parierait que cette scène dans laquelle il se trouve — l’Amérique fuyante comme un tapis roulant, les plaines alentour, parfois un fermier qui agite la main au milieu de son champ, et la guitare rustre, couenneuse, du Boss qui accompagne une tragédie discrète et fraternelle — est réunie pour lui ; il ne se tromperait pas.
    Maintenant, pour être plus crédible, il voudrait être aveugle, exhiber des pupilles laiteuses, un regard de vieillard, il tournerait ses yeux crevés vers l’intérieur où l’attendrait la rengaine de Bruce, Highway Patrolman, et les arpèges de la guitare l’apaiseraient, ils lui rappelleraient des souvenirs ; par exemple, le jour de ses dix-sept ans où il décide de fuir, de quitter son pays pour ne plus y revenir, ce jour où il sort du lycée en saluant ses camarades, en leur jetant : « Hey guys, see you ’omorrow », rognant les syllabes pour imiter l’accent des chansons de Springsteen, leurs héros minuscules qui aiment leur famille et défendent leur frère...

     Vies minuscules, Pierre Michon (1984)

    (Peut-être plus tard, quand il eut seize ou dix-huit ans, vint-il dire adieu au groupe vermoulu et hérissé des petits désirs pointus des femmes, y chercher confirmation de ce que qui, enfant, l’avait à son insu saisi ; y vérifier ceci : que ce qui lui importait — rage de quitter, sainteté ou vol de grands chemins, peu importe le nom de la fuite, refus et inertie en tout cas — était le fait non pas de tous, non pas des séculaires piqûres d’épingles où chacun y allait de sa trace infime et de son désir parcellaire, mais d’un seul, au désir massif, fondateur stérile et solipsiste, le saint au regard de bois. Comme ce moine Goussaud jadis, violent sans doute et vain immodérément, qui ce cloîtra dans la forêt d’ici avec l’espoir rageur que viendraient l’y supplier ceux qui sous les huées l’avaient chassé des villes, et dont l’effigie aujourd’hui commandait aux moissons de cinq paroisses, enflammait les filles et fécondait les femmes, et pour finir ouvrait aux enfants prodigues la violence des chemins, comme ce moine et comme tous ceux qui avivent leur braise des cendres dont ils la couvrent, il fallait se voir tout refuser pour avoir une chance de posséder tout. Je l’imagine, visage inoubliable en cet instant et que tous ont oublié, redécouvrant ce poncif formidable ; je l’imagine, Antoine imberbe encore, sortant à jamais de cette église toujours nocturne, la rage et le rire crispant sa bouche, mais entrant dans le jour comme dans sa gloire future.)

     Vingt minutes de silence, Hélène Bessette (1955)

    Quand tout le monde est éveillé dans une maison, à trois heures du matin, éveillé autour du père que l’on vient d’assassiner, et que le fils aîné âgé de quinze ans met ses chaussures pour sortir, à trois heures du matin, la mère sait où court son fils en pleine nuit.

     Vineland, Thomas Pynchon (1990)

    She’d been living her childhood in a swamp full of intrigue, where, below, invisible sleek things without names kept brushing past, barely felt sliding across her skin, everybody pretending the surface was all there was. Till one day she had a moment. There just came flowing over her the certainty that only when she was away from them, learning to fight, did she feel any good. The sensei, for all his lechery, high-speed frenzies, temperamental snits and low-tolerance ways, had become a refuge from what lay breathing invisible somewhere back in the geometric sprawl of yards and fences and dumpsters of Dependents’ Housing, more than ready to rise from its crouch and take her over. So instead of waiting for something dramatic enough to give her an excuse, which could be too dangerous, DL one day when they both happened to be out of the house just filled a small army bag with what she needed, turned much of the fridge’s contents into sandwiches and packed them in a big number 66 market bag, stole a bottle of PX Chivas Regal for the sensei, and without any last look in at her room, went AWOL.

     La voix d’alto, Richard Millet (2001)

    Mais on en revient toujours à ça : la douleur, la mère, la folie, le désespoir, surtout quand on a devant soi le corps d’un suicidé de vingt ans dont on a incisé l’abdomen là où ça s’était déchiré en lui, dans le bois de bouleaux, et qu’on a mal, à son tour, de ce qui vous pénètre et vous déchire le ventre, mais pas autant que ce qui s’ouvrait dans le ventre du fils de fermiers, là-bas, au fond du Manitoba ou de l’Alberta, le brave gars qui ne savait pas sourire en faisant la moue et en regardant par en dessous comme il l’avait vu faire, au cinéma, à Paul Newman ou à Marlon Brando, avec un air d’ange en exil qui était sans doute la clé de quelque chose : des cœurs, s’était-il dit, c’est-à-dire des corps, de ce qui semblait encore plus inaccessible que le cœur, surtout quand on était élevé dans un ennui semblable au mien, je veux le croire, moi qui ai grandi dans un univers de femmes, mère, sœurs, grands-mères, tantes, bonnes, et rien qu’un père souvent absent puisse laisser entrevoir du grand corps masculin, pas même un renflement du bas-ventre, pantalons et maillots de bain alors portés fort lâches, tout comme les slips séchant sur les fils de l’arrière-cour de la maison de Sillery après être passés entre les mains d’Emérentienne Martel et que, malgré la peur d’être surprise, j’allais examiner de plus près sans qu’ils me révèlent rien, me renvoyant à mon ignorance, à cette solitude dont je souffrais autant qu’avait dû en souffrir Johnny, grandi en fils unique dans la ferme paternelle, près de ce qui était à peine un village et n’avait peut-être pas de nom, ou alors un nom si récent qu’on ne s’y faisait pas encore, pour peu que ce ne fût pas un de ces maudits noms indiens qui sonnent comme une éructation, un blasphème ou un piétinement de bêtes mystérieuses, devait-on se dire, là-bas.

    W

     What We Talk About When We Talk About Love, Raymond Carver (1981)

    "I was on call that night," Mel said. "It was May or maybe it was June. Terri and I had just sat down to dinner when the hospital called. There’d been this thing out on the interstate. Drunk kid, teenager, plowed his dad’s pickup into this camper with this old couple in it. They were up in their mid-seventies, that couple. The kid — eighteen, nineteen, something — he was DOA.

    Z

     Zone, Mathias Enard (Actes Sud, 2010)

    (...) Francesc “Franz” ou “Paco” n’a pas cette chance, il quitte définitivement Barcelone avec ses compagnons d’armes, la République est défaite, Paco ne perd pas le sourire, il a dix-sept ans, l’espoir, de l’humour, de la joie, une passion pour la photographie et un petit appareil photo que lui a offert le fils d’un diplomate soviétique, un Leitz modèle 1930, grâce auquel il a publié ses premiers reportages dans la revue Juliol, alors que le Front tenait encore bon et que la révolution était en marche, Francesc Boix sera le reporter de Mauthausen, je l’imagine en uniforme rayé, dans le froid terrible de l’Autriche, quatre hivers, quatre longs hivers de souffrance de maladie de mort qu’il occupe en dissimulant des clichés, en organisant la résistance, jusqu’à la libération (...) 

  • Un herbier pour Chiasma

    19 septembre 2019

    Cărtărescu, Mircea, Orbitor, Denoël, traduction Alain Paruit

    Nous recevons la lumière par deux œufs cornés farcis de gelée, nous la convertissons en impulsions électriques et la transférons à un amas de mucillages humides, dans une coquille calcaire. Nous ne saurons jamais comment une longueur d’onde devient une sensation subjective, comment nous voyons (mais comment voyons-nous, Seigneur ?) un pétale de gueule-de-loup.

    Collobert, Danielle, Œuvres I, P.O.L

    « Mais voilà que tout à coup, au sein du repos, une fleur nouvelle jaillie, s’ouvre, peu à peu énorme, au centre de l’oeil, l’emplit, le renouvelle. » (Meurtre, P. 26)

    « Je ne souffre plus – mais je meurs doucement, sans fin. » (Meurtre, P. 39)

    « J’ai une mer intérieure, pas bien grande, mais elle m’emplit tout entier. Ce n’est pas une eau tranquille, dormante, comme on dit. Suivant les jours, les jeures, elle se gonfle , me secoue. Elle suit le ythme des marées, les miennes. Les vagues montent et roulent dans ma tête. Elle se rue sur mes digues. Elle frappe de toutes ses forces mes rochers, elle s’engouffre dans mes cavernes, les grottes les plus reculées, elle se brise contre mes falaises. Des masses d’écume s’accrochent aux récifs. Au creux des vagues descendent mes organes emmêlés.
    Elle pourrait me noyer, me briser, mais au contraire, son existence me fait vivre, difficilement, c’est vrai, parce que c’est un poids en moi, mais un poids indispensable, vivant. » (Meurtre, P. 45)

    « Lorsque leurs yeux étaient peu à peu habitués à la lumière, lorsque leurs paupières s’ouvraient par soubresaut, alors déjà, il était trop tard. » (Meurtre, P. 72)

    « Pour y arriver, il faut être sans poids. Pouvoir à ce point s’alléger des autres, se gonfler du vent, glisser sur les fumées, gommer les titres, faire fondre l’avant, cinquante ans de choses. Regarde. » (Dire I, P. 121)

    « Le travail du courant dans tes veines, ton souffle peu à peu envahi glissant dans la lourdeur, révolte – mouvement d’ailes mouillées battues partout dans l’air sans pouvoir – appel perdu, rondeur emportée. » (Dire I, P. 133)

    « Obscurité totale, venue d’où. Ne cherche pas à savoir. Je te cherche toi vivant, vivante, sans équivoque. Qui es-tu. Te transformer comment. Appartenir déjà aux contradictions. J’admets d’être trahi. L’amour sans l’autre tout fait fait. Donne-toi. Je dis donne-toi. Je te reçois, je t’admets à nouveau, mais toi, déjà sombré, déjà engloutie. » (Dire I, P. 141)

    « Personne n’entend ces bruits qui accompagnent le jour pour le calme le repos, et résonnent encore là. Tout entrelacé, maintenant, marais plutôt, à cause des brumes – des aubes craquantes d’écorces, entre les joncs, les herbes hautes, les roseaux à mi-corps, remuant les parfums mouillées d’automne étalés en larges bandes à peine au-dessus de l’eau, sensation de mou, d’enfoncement, happés à mi-jambes, adhérence gluante et douce. Nous provoquions des envols furtifs apeurés, ou de vastes migrations vers le sud, dans les nuages peu à peuécartelés. Nous arrivions aux sommets, cachés au ras de terre dans les mousses, jusqu’au soir devant les vallées. » (Dire I, P. 148)

    « Faire comme si rien n’arrivait, je ravale salive et sueur – cache mes yeux, atténue – se contraindre à ne pas transpercer, étouffer le regard, trop d’éclairage, retrait impossible de l’oeil, nulle part, nul endroit pour se soustraire, lenoir aussi s’allume. » (Dire I, P. 152)

    « Il n’y a plus qu’à regarder, voir, amener du sombre, amasser la clarté. » (Dire I, P. 155)

    « Très bas descendre à la frontière de l’ondulation, au pied des remparts, seul avec le rythme. » (P. 163)

    « Je voudrais de l’oeil, de la consistance, de la sensation d’oeil partout dans la tête. » (Dire I, P. 169)

    « La fin du monde pour toi. » (Dire I, P. 205)

    « courbes de l’espace plus ou moins étendues dans l’oeil » (Dire II, P. 217)

    « fuite aussi de la lumière vers l’extrémement blanc – soleil blanc à l’intérieur – incandescence aussi » (Dire II, P. 225)

    « avec cette lumière pouvoir traquer leschoses – les moments – balayer l’espace – aller jusqu’au fond – jusqu’au bout » (Dire II, P. 239)

    « éclatement de l’oeil – immensité reçue d’un coup – inondant la surface acqueuse – débordera du corps en flamme – un jour – sans doute »

    au ras de la chair pour chercher l’obscurité – il colle se syeux aux creux sombres – cils immobilisés – aplatis contre la peau humide – cherche sa nuit » (Il donc, P. 321)

    « lumière des veines qui vient » (Survie, P. 418)

    Kerouac, Jack, Book of Sketches

    « & thou art an animal dying in the wilderness »

    Séné, Joachim, « Il pleut à la bouteille »

    « Je me souviens aussi de l’horizon du soir, juste après le coucher du soleil, en automne ou en hiver, s’il est rose fuchsia, c’est qu’il gèlera le lendemain. Pareil, jamais démenti. Il peut geler sans ça, mais si le soir est rose, il gèle pendant la nuit. Je crois que ça ne marche qu’ici, disons de l’Île de France aux Ardennes, à la Picardie et au Nord, peut-être jusqu’en Normandie, en Touraine, mais pas plus loin, je ne sais pas. »

    Goethe, Johann Wolfgang, Traité des couleurs[[Traduction Henriette Bideau, la pagination renvoie à la 4ème édition parue en 2006 chez Triades. L’introduction et les notes sont de Rudolf Steiner (signalé par "RS" ici).]

    RS : « ondes dans l’éther » (P. 24)

    RS : « Si nous pouvions suivre la succession entière des processus qui s’effectuent lors d’une perception sensible, depuis la terminaison nerveuse périphérique dans l’organe sensoriel jusque dans le cerveau, nous ne pourrions cependant jamais trouver le point où viennent à cesser les processus mécaniques, chimiques et organiques, bref ceux qui se déroulent dans le temps et dans l’espace, et où l’on voit paraître ce que nous appelons proprement la perception, par exemple la sensation de chaleur, de lumière, de son, etc. Le point ne peut être trouvé là où le mouvement qui est à l’orgine de la perception se transforme en son effet : la perception même. Mais sommes-nous donc fondés à dire que les deux choses sont entre elles dans un rapport de cause à effet ? » (P. 32-33)

    RS : « oscillations hypothétique de l’éther » (P. 34)

    RS : « un milieu qui, en fonction de sa nature, n’est apte qu’à la dilatation ou à la compression, ou au mouvement oscillatoire. » (PP. 34)

    RS : « Le monde perçu n’est donc rien d’autre qu’une somme de perceptions métamorphosées. » (P. 35)

    Newton : « La lumière est composée de lumières colorées. » (P. 40

    RS : « La science de Goethe vise toujours l’élément central. » (P.44)

    RS : « On ne doit pas, à la manière de Schopenhauer, déduire la couleur, quant à son essence, de ce qu’est l’oeil. Cependant il faut que soit décelée en l’oeil la possibilité d’une apparition de la couleur. L’oeil ne détermine pas celle-ci, mais il cause son apparition. » (P. 45)

    RS : « Comment le monde des corps apparait-il coloré ? » (P. 46)

    RS : « Ce qui apparaît dans notre esprit sous la forme d’une loi naturelle, ce qui se manifeste dans notre âme, c’est la pulsation de l’univers lui-même. » (P. 47)

    RS : « Seul l’espace est ce qui ne tient compte de rien, sinon justement de ce que les objets soient distincts. » (P. 48)

    RS : « l’espace lui-même devant mon âme ? » (P. 49)

    RS : « L’espace est donc une manière de concevoir le monde comme unité. L’espace est une idée. » (P. 50)

    RS : « des vibrations dans l’éther lorsque je vois du "rouge" devant moi. » (P. 53)

    RS citant Descartes : « si je les considère de plus près, et si je les examine de la même façon que j’examinais hier l’idée de la cire, je trouve qu’il ne s’y rencontre que fort peu de chose que je conçoive clairement et distinctement à savoir, la grandeur ou bien l’extension en longueur, largeur et profondeur ; la figure qui est formée par les termes et les bornes de cette extension ; la situation que les corps diversement figurés gardent entre eux ; et le mouvement ou le changement de cette situation ; auxquelles on peut ajouter la substance, la durée, et le nombre. Quant aux autres choses, comme la lumière, les couleurs, les sons, les odeurs, les saveurs, la chaleur, le froid, et les autres qualités qui tombent sous l’attouchement, elles se rencontrent dans ma pensée avec tant d’obscurité et de confusion, que j’ignore même si elles sont véritables, ou fausses et seulement apparentes, c’est-à-dire si les idées que je conçois de ces qualités, sont en effet les idées de quelques choses réelles, ou bien si elles ne me représentent que des êtres chimériques, qui ne peuvent exister. » (P. 59)

    RS citant Goethe : « Qu’on ne cherche donc rien derrière les phénomènes, ; ils sont eux-mêmes la théorie. » (P. 65)

    RS : « Le chercheur examine alors quelle sorte de phénomènes de mouvements extérieurs le son, la lumière, la couleur, etc., font naître dans l’âme humaine. Il parvient à cette conclusion qu’en dehors de l’organisme, il n’existe nulle part dans le monde du rouge, du jaune ou du bleu, mais seulement le mouvement ondulatoire d’une matière subtile, éleastique, de l’éther, mouvement qui, ressenti par l’oeil, se manifeste par du rouge, du jaune ou du bleu. » (P. 66)

    RS citant Wundt : « la matière (...) est un substrat qui ne nous est jamais perceptible lui-même, mais seulement toujours dans ses effets. » (P. 67)

    RS citant Du Bois-Reymond : « le mouvement ne peut engendrer que le mouvement » (P. 70)

    RS : « Nous ne pouvons déduire de mouvements aucune autre qualité sensorielle non pas parce qu’une limite de la connaissance nous en empêche, mais parce qu’une telle exigence n’a aucun sens. » (.P. 70-71)

    RS : « nous ne devons pas réduire la lumière à des formules conceptuelles abstraites ou à des représentations de mouvements mécaniques, (...) il nous faut voir en elle la vie à l’œuvre dans les phénomènes colorés. Nous ne donc pas la rechercher au-delà et isolée des couleurs qui apparaissent comme ses effets, mais en elles et avec elles. » (P. 79, note)

    RS : « Les couleurs sont des actes de la lumière, des actes et des souffrances. » (P. 79)

    RS : « L’oeil doit son existence à la lumière. À partir d’organes animaux secondaires et indifférents, la lumière produit pour elle un organe qui devient sons emblable, et ainsi l’oeil se forme par la lumière et pour la lumière, afin que la lumière intérieure vienne répondre à la lumière extérieure. » (P. 88)

    RS : « Dans son unicité, la lumière ne peut être expliquée, il nous faut la connaître dans son rapport à la matière, aux objets ; alors elle nous est elle-même connue. » (P. 89)

    « Personne ne niera cette parenté directe de la lumière avec l’oeil ; mais il est plus malaisé de se représenter les deux à la fois comme ne faisant qu’un. Cependant la chose devient plus compréhensible lorsqu’on affirme qu’en l’oeil réside une lumière au repos, laquelle serait suscitée par le moindre stimulant venant de l’intérieur ou de l’extérieur. Nous pouvons, en y contraignant notre imagination, faire naître en nous dans l’obscurité les images les plus claires. Dans le rêve, les objets nous apparaissent tels qu’en plein jour. À l’état de veille, la moindre impression extérieure produite par la lumière nous est perceptible ; et même, lorsque l’organe subit un choc d’origine mécanique, la lumière et les couleurs y jaillissent. » (P. 89)

    « Si nous devons encore formuler une propriété générale, nous dirons qu’il faut considérer les couleurs absolument comme des demi-lumières, des demi-ombres ; c’est pourquoi, lorsqu’étant mélangées leurs qualités spécifiques se neutralisent réciproquement, elles produisent une teinte d’ombre, un gris. » (P. 91)

    « Lors de l’activité que nous nommons "voir", la rétine se trouve simultanément dans des états différents, voire opposés. La plus grande clarté, à condition qu’elle ne soit pas aveuglante, agit à côté de l’obscurité complète. Nous percevons simultanément toute la gamme du clair-obscur ainsi que toutes les nuances de couleurs. » (13, P. 99)

    « Il est à remarquer que l’intensité avec laquelle la lumière frappe l’oeil a une importance particulière. L’image la plus persistante est celle du Soleil. La trace des autres objets subsiste plus ou moins longtemps dans l’oeil suivant leur plus ou moins grande luminosité.

    Ces images disparaissent progrssivement en perdant peu à peu aussi bien de leur netteté que de leur étendue.

    Elles se résorbent à partir de la périphérie, et on croit avoir remarqué que les angles des images carrées s’émoussent peu à peu de façon à former finalement une image ronde de plus en plus petite flottant devant les yeux.

    (...)

    Dans le cas de certaines maladies des yeux, les images peuvent persister pendant quatorze à dix-sept minutes, et même plus longtemps. Ce fait indique une faiblesse extrême de l’organe, et son incapacité à se reconstituer. Nous pouvons le comparer à la persistance des images d’objets aimés ou détesté, qui, ne cessant de flotter devant nos yeux, sont les signes visibles de notre état intérieur. » (24, 25, 26, 28 P. 102)

    « Une figure grise nous apparaîtra beaucoup plus claire sur un fond noir que sur un fond blanc. Lorsque nous juxtaposons les deux situations, il nous est difficile de croire que les deux figures sont du même ton gris. Nous croyons trouver ici un nouvel exemple de la vive mobilité de la rétine, et de l’antagonisme tranquille que tout organisme vivant est contraint de manifester lorsqu’on le place dans une situation déterminée : l’inspiration appelle l’expiration, et toute systole une diastole. C’est la formule éternelle de la vie qui se manifeste ici aussi. Aussitôt qu’à l’oeil on présente l’obscur, il demande le clair ; il recherche l’obscur si on lui présente le clair, exprimant ainsi qu’il est vivant et justifié à saisir l’objet, puisque produisant lui-même un état opposé à celui de l’objet. » (38, P. 105)

    « Une figure complètement incolore et aveuglante impressionne l’oeil très fortement et y persisite assez longtemps. Sa disparition progressive est accompagnée de phénomènes colorés. » (39, P.106)

    RS : « l’ensemble du spectre, le pourpre compris, est préformé dans l’oeil » (Note, P. 106)

    « La rétine réaigt à un éblouissement total comme à l’impression d’une figure éblouissante limitée. À ces réactions appartiennent la couleur pourpre qui recouvre toutes choses aux yeux aveuglés par la neige, ainsi que la couleur verte d’une rare beauté que revêtent les objets sombres lorsqu’on a longtemps regardé un papier blanc placé au soleil. La nature de ces phénomènes pourra être étudiée de plus près par ceux dont les yeux jeunes peuvent, pour l’amour de la science, supporter encore de telles expériences. » (45, P. 107-108)

    « elle provient d’une image qui désormais appartient en propre à l’oeil » (49, P. 108)

    « le jaune demande le violet, l’orange le bleu, le vert le pourpre, et inversement. Toutes les nuances s’appellent l’une l’autre alternativement, la couleur plus simple appelle la plus complexe, et inversement. » (50, P. 109)

    « Deux conditions doivent être réunies pour que les ombres colorées apparaissent ; tout d’abord qu’une lumière colorée teinte la surface blanche, et qu’ensuite un contre-éclairage frappe dans une certaine mesure l’ombre projetée. »

    « Au crépuscule, plaçons une bougie allumée de faible hauteur sur une surface blanche. Entre cette bougie et la lumière déclinante du jour, on place un crayon verticalement de manière à ce que la faible lumière du jour éclaire sans la faire disparaître cette ombre, qui paraîtra alors d’une très belle couleur bleue. »

    Note RS, P. 114 :

    « On remarque aussitôt que cette ombre est bleue ; mais il faut de l’attention pour se convaincre que la surface blanche est en rélaité teintée d’un léger éclat jaune rouge, lequel appelle cette couleur bleue dans l’oeil. » (64, 65, 66, P. 114)

    « la couleur elle-même participe de la nature de l’ombre » (69, P. 114)

    RS : « Un point lumineux produit sur la rétine non pas l’image d’un point, mais tout un cercle. L’oeil reçoit par conséquent une image qui dépasse les limites réelles de l’objet. Les objets semblent alors entourés d’une bordure supplémentaire, et c’est celle-ci que l’on nomme halo. » (Notes, P. 120)

    RS : « Plus une lumière est intense, moins le halo produit est visible. La lumière électrique aussi apparaît à l’oeil strictement limitée. » (Note, P. 120)

    « ce nimbe produit dans notre oeil » (91, P. 120)

    « une lueur circulaire nébuleuse » (91, P. 120)

    « Pour pouvoir produire un halo dans l’oeil, la lumière doit être modérée et non aveuglante ; en tout cas, les halos qui seraient produits ainsi ne pourraient être perçus. Ainsi nous pouvons voir un halo autour du soleil en regardant son reflet dans l’eau.

    Si l’on est attentif, on remarque autour de ce halo une bordure jaune. Mais l’effet ne se borne pas là, et semble se poursuivre en engendrant des cercles alternants.

    De nombreux phénomènes semblent indiquer que la rétine produit un effet de forme circulaire, dû soit à la forme sphérique de l’oeil lui-même et de ses différentes parties, soit à une autre cause.

    Lorsqu’on appuie sur les coins intérieurs des yeux, on voit des cercles, soit clairs, soit foncés. Pendant la nuit, on peut parfois, sans exercer de pression, observer une semblable succession de cercles dont l’un naît de l’autre et l’engloutit aussitôt.

    (...)

    Nous pouvons considérer les halos subjectifs comme le résultat du conflit entre la lumière et un espace vivant. Un mouvement ondulatoire naît d’un conflit entre la force qui meut un objet et cet objet. On peut établir la comparaison avec les cercles qui se forment dans l’eau lorsqu’on y jette une pierre. L’eau est chassée dans toutes les directions, l’effet culmine, décroît, puis prenant la direction inverse, se poursuit vers la profondeur. L’effet se poursuit, culmine à nouveau, et c’est ainsi que les cercles se reproduisent. Souvenons-nous des cercles concentriques que l’on fait naître à la surface du liquide contenu dans un verre dont onf ait vibrer le bord pour produire un son , souvenons-nous des vibrations intermittentes de cloches dont les sons vont décroissant ; nous aurons ainsi une idée approchée des modifications subies par la rétine lorsque la lumière d’un objet la frappe - à ceci prêt qu’étant vivante une certaine disposition quasi-circulaire lui est inhérente. » (93, 94, 95, 96, 98, P. 120-121)

    « la lumière galvanique » (114, P. 124)

    « Les malades souffrant de parasites intestinaux ont souvent des sensations visuelles étranges ; tantôt des étincelles ou des formes lumineuses, tantôt des figures effrayantes dont ils ne peuvent se débarrasser. Parfois, ils voient double. »

    « Les hypochondres voient souvent des figures noires sous forme de fils, de cheveux, d’araignées, de mouches ou de guêpes. Au début de la cataracte noire on voit souvent les mêmes phénomènes. Quelques malades voient de petits tubes translucides comme des ailes d’insectes, ou encore des petites bulles d’eau de dimensions différentes, qui descendent lorsqu’on relève les yeux, qui apparaissent tnatôt liées les unes aux autres comme le frai d’une grenouille, et tantôt sont des sphères entières discitnctes ou encore des lentilles.

    (..)

    Plus l’oeil est faible, plus l’image persistera. La rétine ne se rétablit que très lentement ; on pourrait même parler d’une sorte de paralysie. » (118, 119,122, P. 125)

    « Lorsqu’on fixe le soleil, il peut nous arriver de porter son image dans notre oeil pendant plusieurs jours. Boyle nous fait part d’un cas où ce phénomène a persisité pendant dix ans. » (123, P. 125) : Retrouver ce cas

    « Les aéronautes, en particulier Zambeccari et ses compagnons, prétendent avoir vu la lune d’une couleur rouge sang, lorsqu’ils se trouvaient au plus haut point de leur ascension. Comme ils s’étaient élevés au-desus des brumes et des nuages, à travers lesquels nous voyons habituellement la lune et le soleil colorés d’une telle teinte, on peut supposer qu’il s’agit là d’un phénomène relevant des couleurs pathologiques. Car on pourrait penser que les sens, dans cette situation très particulière, sont affectés de façon telle que tout le corps, et plus spécialement la rétine, retombent dans un état d’inertie et de non-irritabilité. Il n’est donc pas impossible que la lune produise à cette hauteur une lumière très atténuée ; d’où la sensation d’une couleur rouge. Les aéronautes de Hambourg voyaient le soleil également dans une teinte rouge sang. » (129, P. 126)

    « Du point de vue empirique, la transparence elle-même est déjà le premier degré du trouble. Entre la transparence et l’opacité blanche, il existe un nombre infin de degrés de trouble. » (148, P. 133)

    « Le soleil, vu à travers une brume d’une certaine densité, nous apparaît comme un disque jaune pâle ; souvent le centre est d’un jaune encore éblouissant quand le bord est déjà teinté de rouge. Vu à travers la brume sèche du Nord (comme en 1794), et plus encore dans cette disposition de l’atmosphère que crée le sirocco dans les contrées méridionales, le soleil apparaît rouge rubis ; dans ce dernier cas, tous les nuages qui l’entourent renvoient cette couleur.
    Les teintes rouges de l’aurore et du crépuscule sont dues à la même cause. Le soleil s’annonce par une couleur rouge parce que sa lumière nous parvient à travers une masse de brume plus importante que normalement. Plus il monte, plus son éclat devient clair et jaune.

    Quand l’obscurité de l’espace infini est vue à travers des brumes atmosphériques éclairées par la lumière du jour, la couleur bleue apparaît. Sur les sommets élevés, le ciel apparaît de jour bleu roi, parce que seules quelques vapeurs légères flottent devant les ténèbres de l’espace infini ; dès qu’on descend dans les vallées, le bleu s’éclaircit et passe finalement à un blanc bleuté dans certaines régions et lorsque les brumes deviennent plus denses. » (154, 155, P. 134

    « Nous voyons bleus les endroits ombrés des objets proches lorsque l’air est saturé de brumes fines » (157, P. 135)

    « À la lumière du soeil, le fond de la mer apparaît pourpre aux plongeurs ; dans ce cas c’est l’eau de mer qui agit comme milieu trouble et épais. À cette occasion, les plongeurs voient les ombres colorées de vert, ce qui est bien la couleur exigée par l’oeil. » (164, P. 135)

    « tout milieu perçu pragmatiquement comme transparent [peut] déjà être considéré comme trouble en soi » (178, P. 140)

    « pour que des couleurs apparaissent, il faut que des figures soient déplacées »(198, P. 144)

    « La couleur qui apparaît en avant dans le sens du déplacement de la figure est toujours plus large que la suivante, et nous l’appelons "lisière" ; celle qui reste à lalimite est la plus étroite, et nous l’appelons "frange". NdT : Nous traduisons par "lisière le mot Saum, par "frange" le mot Rand. » (212, P. 147)

    « réfringence » (190, P. 164)

    « en l’absence de limites, aucune couleur n’apparaît » (306, P. 167)

    RS : « La physique matérialiste confond très fréquemment les lignes ajoutées mentalement aux phénomènes avec des formes de phénomènes objectivement présentes. La lumière suit une direction déterminée. Nous pouvons matérialiser cette direction par des lignes sur le papier. Maos si nous usons de ces lgnes comme si elles étaient de véritables objets, nous remplaçons la forme du phénomène par une fiction. »

    (Note, P. 168-169)

    RS : « Goethe voit dans le rouge un blanc intensifié. » (Note, P. 170)

    « une augmentation de déplacement produit des couleurs plus vives » (323, P. 171)

    RS : « Pour lui, le rouge par exemple n’existe pas en soi, c’est un processus, un phénomène ; il n’est pas contenu dans le blanc dans la réalité, ce qui en ferait une composante de celui-ci ; il n’y a dans le blanc que la possibilité d’y faire apparaître la couleur par des procédés extérieurs. » (Note, P. 172)

    « Le soleil peut briller par l’ouverture la plus réduite, c’est pourtant l’image de son disque entier qui la franchit » (336, P. 174)

    « cette lumière ne pouvait engendrer les couleurs qu’en livrant combat à la matière » (??)

    « de petits points lumineux, des images du soleil répété » (368, P. 181)

    « une coloration vermiculaire » (375, P. 184)

    « Dans la nacre, nous apercevons des fibres et lamelles organiques jouxtantes d’une extrême finesse, dont naissent comme sur l’argent éraflé des couleurs bigarrées, le pourpre et le vert éminemment. » (378, P. 184)

    « Lorsqu’autour du soleil le ciel est blanc et lumineux, alors que des vapeurs légères emplissent l’atmosphère, lorsque les brumes ou des nuages flottent autour de la lune, le disque de l’astre se reflète en eux. Les halos que nous apercevons alors sont simples ou doubles, petits ou grands, parfois très grands, souvent incolores, parfois colorés. » (383, P. 185)

    « Qui se promène au soleil dans un jardin ou ailleurs sur un sol aplani remarquera facilement que son ombre n’apparaît nettement délimitée qu’en bas, auprès du pied qu’il pose sur le sol ; en remontant, et surtout autour de la tête, l’ombre se confond progressivement avec la surface claire. Car la lumière du soleil ne provient pas seulement du centre de l’astre, mais de ses deux bords ; un croisement vient à se produire, et ainsi se forme une parallaxe objective qui fait apparaître de chaque côté du corps une zone de pénombre.

    Lorsque le promeneur lève la main, il aperçoit nettement au niveau des doigts comment ces deux demi-ombres latérales s’écartent vers l’extérieur, et comment l’ombre principale se contracte vers l’intérieur, deux effets produits par le croisement de la lumière.

    (...)

    Il est facile de se convaincre que ce phénomène est dû à un croisement de la lumière ; ainsi l’ombre d’un corps pointu montre tettement deux pointes. Nous ne devons jamais perdre de vue que dans ce cas, c’est l’image du soleil tout entière qui agit, produit les ombres, les transforme en ombres doubles et finalement les supprime. » (394, 395, 397, P. 187)

    RS, citant Goethe : « Que les bords du soleil produisaient chacun leur propre ombre, c’est ce qui apparut et fut bien confirmé lors d’une éclipse annulaire de soleil. » (Note, P. 187)

    « on remarquera (...) toujours que dans la pleine lumière et lorsque le soleil brille simplement contre un bord, aucune couleur n’est visible. » (403, P. 188)

    « les couleurs paroptiques sont en rapport avec les catoptriques ; ces dernières n’apparaissent que sur des diffures, des points, des cordelettes d’acier, des fils ténus, le cas est donc à peu près la même que celui d’une lumière qui brille en longeant un contour. Il faut que chaque fois la lumière soit renvoyée par un bord pour que notre oeil perçoive une couleur. » (416, P. 191)

    « Qu’on renverse la tête en arrière et qu’on cligne des yeux de manière à voir la barre horizontale de la croisée en dessous de soi, et le phénomène apparaîtra inversé, c’est-à-dire qu’on verra l’arête supérieure jaune, l’arête inférieure bleue.

    (...)

    Ces phénomènes semblent être dus au fait que les parties humides de notre oeil ne sont vraiment achromatiques qu’au milieu, là où s’effectue la vision, mais qu’en direction du pourtour de l’oeil et dans des positions non naturelles – telles la tête penchée ou renversée – une propriété chromatique subsiste, en particulier quand les images observées se détachent nettement. C’est pourquoi ces phénomènes semblent pouvoir appartenir à ceux qui s’apparentent aux dioptriques de la seconde classe. » (421 - 423, P. 192)

    « pellicule calcaire » (431, P. 194)

    « des moirures » (440, P. 195)

    « des roches qui, de nature, sont feuilletées » (449, P. 197)

    « Tous les corps peuvent se colorer, soit que la couleur y soit suscitée, intensifiée, fixée graduellement, soit au moins qu’elle puisse leur être communiquée. » (490, P. 206)

    « Le jaune et le rouge se vouent aux acides, le bleu et l’indigo aux alcalis. » (492, P. 207)

    « Déduction du noir / Déduction du blanc » (P. 208-209)

    « Dans la nature, le noir n’apparaît pas aussi spontanément que le blanc. Nous le rencontrons dans le règne végétal lors d’une combustion partielle, et le charbon, ce corps d’ailleurs si hautement remarquable, nous présente la couleur noire. Lorsque le bois, celui des planches par exemple, est privé de sa combustibilité par la lumière, l’air et l’humidité, on voit apparaître tout d’abord le gris, puis le noir. Et de même nous pouvons transformer en charbon des fragments de corps d’animaux en leur faisant subir une combustion partielle. » (498, P. 209)

    « Ici aussi nous pouvons dire : un blanc qui s’obscurcit, qui se trouble, devient jaune ; le noir qui s’éclaircit devient bleu. » (502, P. 209)

    « l’orphinon d’un pourpre brûlé » (504, P. 210)

    « Quoi qu’il en soit, la réceptivité des terres vis-à-vis de couleurs existantes est très grande, et en particulier celle de la terre d’alun. » (507, P. 210)

    « ethiops » (514, P. 212)

    « cinabre » (520, P. 213)

    « la couleur a "un oeil de rouge" (=intensification imperceptible du jaune et du bleu vers le rouge) » (522, P. 213)

    « l’oxyde arsénieux » (526, P. 214)

    « Soumis à ces traitements, les sucs végétaux constituent un exemple frappant. La curcumine, l’orléane, la safflorite et d’autres encore, dont on a extrait la vertu colorante à l’aide d’esprit-de-vin disposant ainsi de teintures jaune, orange et rouge jacinthe, atteignent au zénith si on leur adjoint des alcalis, et même le dépassent en parvenant au bleu rouge. »

    « lorsque la couleur approche du point de culmination » (531,P. 215)

    « le caméléon minéral » (514, P. 216)

    « minium » (573, P. 221)

    « Toute couleur donc, pour être vue, doit recevoir de l’arrière une lumière. C’est pourquoi les couleurs paraissent d’autant plus belles que les fonds placés en dessous sont plus clairs et plus brillants. Si l’on étend des laques sur un fond blanc à l’éclat métallique – procédé employé dans la fabrication de nos paillons – la splendeur de la couleur apparaît dans cette lumière aussi réfléchissante que dans n’import quelle expérience prismatique. Et même, l’énergie des couleurs physiques repose essentiellement sur le fait qu’avec elles et derrière elles, la lumière est constamment active.

    Lichtenberg, qui d’ailleurs en raison de son époque et de sa situation devait penser conformément à l’opinion courante, était cependant un observateur trop bon et trop avisé pour n’avoir pas remarqué ce qui lui tombait sous les yeux, et pour ne l’avoir pas expliqué et déduit à sa manière. Dans son Avant-Propos à Delaval, il dit : "Pour d’autres raisons, il me semble aussi vraisemblable que notre organe, pour ressentir une couleur, doit en même temps ressentir quelque chose d’une clarté (blanc)." » (583, 584, P. 223)

    RS : « La couleur ne peut donc naître qu’en présence de la lumière. Elle n’est pas une lumière partielle comme le prétend l’optique newtonienne. » (Note, P. 223)

    « La lumière est considérée comme un des premiers moyens de dépouiller les corps de leur couleur. » (596, P. 225)

    « Les plantes qui poussent dans l’obscurité procèdent longuement par nœuds ; mais les intervalles entre ces nœuds sont plus longs qu’il ne convient ; il n’apparaît pas de rameaux latéraux, et la métamorphose de la plante ne s’accomplit pas.

    Par contre, la lumière les fait aussitôt passer à un état d’activité ; la plante devient verte, et la métamorphose chemine inéluctablement jusqu’à la fructification. » (620, 621, P. 230)

    « Dans son état le plus dilué, [le sang] nous apparaît jaune ; concentré comme dans les artères, il est rouge, et précisément le sang artériel est d’un rouge plus vif, probablement à cause de l’oxydation qu’il subit du fait de la respiration ; le sang veineux incline davantage vers le violet... » 643, P. 234)

    « L’influence de la lumière sur les plumes et leurs couleurs est tout à fait perceptible. Par exemple, sur le poitrail de certains perroquets, les plumes sont en fait jaunes. Les plumes extérieures formant écaille, et qui reçoivent la lumière, passent du jaune au rouge. Le poitrail d’un de ces animaux est donc rouge vif ; mais quand on souffle sur les plumes, le jaune apparaît. » (660, P. 237)

    « Nous avons observé que sous bien des conditions, la couleur naît facilement et très vite. La réceptivité de l’oeil à la lumière, le contre-effet ui se produit dans la rétine conformément à une loi, produisent instantanément un léger jeu de couleurs. Toute lumière modérée peut être considérée comme colorée, et même nous pouvons dire de toute lumière, dans la mesure où elle est perçue, qu’elle est colorée. De la lumière incolore, des surfaces incolores sont en quelque sorte des abstractions ; nous ne les percevons guère pratiquement. » (690, P. 245)

    « Considérée en général, [la couleur] se détermine dans deux directions. Elle représente un contraste que nous appelons polarité et que nous pouvons fort bien désigner par un Plus et un Moins. »

    Plus Moins Jaune Bleu
    Efficacité Dépouillement
    Lumière Ombre
    Clair Obscur
    Force Faiblesse
    Chaleur Froid
    Proximité Éloignement
    Répulsion Attraction
    Affinités avec les acides Affinité avec les bases

    (696, P. 246)

    « Le bleu ni le jaune ne se laissent pas concentrer sans qu’un autre phénomène se produise simultanément. Dans son état le plus lumineux, la couleur est déjà quelque chose d’obscur ; si on la concentre, il faut qu’elle devienne plus sombre, mais en même temps elle est dotée d’un aspect que nous désignons par le mot rougeâtre. » (699, P. 247)

    « Les phénomènes multiples étant fixés à leurs différents degrés et considérés l’un à côté de l’autre engendrent une totalité. Cette totalité est une harmonie pour l’oeil. » (706, P. 248)

    Voir placés côte à côte les éléments de la totalité donne à l’oeil une impression d’harmonie. Il faut considérer ici la différence entre l’antagonisme physique et le face à face harmonieux. Le premier repose sur la dualité pure, nue, originelle, dans la mesure où elle est considérée comme quelque chose de séparé ; le second repose sur la totalité déduite, développée et rendue visible.

    Tout face à face, pour paraître harmonieux, doit enclore une totalité. C’est ce que nous enseignent les expériences physiologiques. » (708, 709, P. 249)

    « Nous ressentons devant les phénomènes primordiaux, lorsqu’ils se dévoilent à nos sens, une sorte de crainte qui va jusqu’à la peur. Les hommes qui vivent beaucoup dans les sens se sauvent par l’étonnement. » (Maximes en prose, 1049 citée p. 252)

    « Dissocier ce qui est uni, unir ce qui est dissocié, c’est la vie de la nature ; c’est l’éternelle systole et diastole, l’éternelle syncrise et diacrise, l’aspir et le respir du monde dans lequel nous vivons, sommes actifs ; dans lequel nous sommes. » (739, P. 259)

    « Propriété fondamentale de l’unité vivante : se scinder, se réunir, s’épandre dans le général, se fixer dans le particulier, se transformer, se spécifier, et comme le vivant se manifeste sous mille conditions, apparaître et disparaître, se solidifier et fondre, se pétrifier et se liquéfier, se dilater et se contracter. » (Maximes en prose, 912, citée P. 259)

    « La couleur et le son ne peuvent être en aucune façon comparés entre eux ; mais tous deux peuvent être ramenés à une formule qui leur est supérieure, et dont ils peuvent être déduits, chacun pour soi cependant. La couleur et le son sont comme deux fleuves qui prennent leur source sur une montagne, mais coulent dans des conditions tout à fait différentes vers deux contrées entièrement opposées, si bien qu’en aucun point de leur double cheminement ils ne peuvent être comparés l’un à l’autre.T ous deux sont des effets élémentaires généraux, obéissant à la loi générale de la dissociation et de la tendance à l’union, du flux et du reflux, du va-et-vient, mais dans des directions toutes différentes, selon un mode différent, agissant sur des éléments intermédiaires différents et pour des sens différents. » (748, P. 261-262)

    « Regardons fixement une surface parfaitement rouge : la couleur semble vraiment se river dans l’organe. Elle provoque un incroyable ébranlement et cet effet persiste lorsque l’obscrurité atteint déjà un certain degré. » (776, P. 269)

    « Qui connaît la formation prismatique du pourpre ne verra aucun paradoxe dans cette affirmation : cette couleur contient toutes les autres couleurs en partie actu, en partie potentia. » (793, P. 271)

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    3 décembre 2019

    Hier avec H., discutant avec V., qui est musicien, nous en viendrons à aborder les différences et les similarités de nos pratiques respectives. Comment s’entraîne-t-on quand on écrit ? Est-ce que l’on fait ses gammes ? Comment ? Est-ce qu’il convient simplement de faire ou de bien faire ? Et je repense à ce projet mené par Simon Morris, signalé dans L’écriture sans écriture, de recopier strictement Sur la route de Kerouac sur un blog, une page après l’autre, et de la façon (dixit Goldsmith) que ça a eu de complètement révolutionner son regard sur le livre, et au-delà sur l’écriture. Comment être au plus près d’une œuvre qu’en la réécrivant soi-même ? J’ai rarement écrit sur les traces de. Et je n’ai pas beaucoup suivi d’ateliers d’écriture (une année à la fac). Je n’ai pas souvent effectué d’exercices, ce qui ne veut pas dire pour autant que mes propres écritures ne soient pas gorgées (volontairement ou non) de tierces voix, d’écritures autres. De toute évidence, je travaille beaucoup autour de la réécriture (Morphine ou ///, Eff). Mais je n’ai jamais écrit de pastiche, comme l’a fait Gabrielle Wittkop dans Usages de faux. Par moment, à la lecture, traversant un auteur, ici en l’occurrence Flaubert, on en vient à se dire : d’accord, c’est Flaubert. Mais c’est quel Flaubert ? Plus tard, dans un court pastiche de Proust, ce passage : La robe de ce jour-là ne laissait nul repos, tant fallait-il sans cesse revenir sur une impression, un jugement, une couleur, une idée, car à peine avait-on vu en elle quelque nature végétale, qu’elle devenait soudain océane, le brun et le rose tournant au vert profond, à cette sombre richesse des mares troubles laissées sur les grèves par le reflux et où tremblent des formes si vagues qu’on ne sait si elles sont d’algues ou de bêtes oubliées 2. S’agit-il d’un jeu ? D’une gamme, pour reprendre le mot choisi par V. ? Quelles sont mes gammes ? J’imagine que d’écrire pendant près de deux ans 500 mots d’Eff par jour (voir plus), parfois complètement en roue libre, parfois sachant que ça ne donnerait rien, ce sont mes gammes. Quelque part, je reproduis ce schéma avec Chiasma, même si je ne me fixe aucune contrainte. Mes gammes, c’est la quotidienneté. Mes gammes, c’est celles d’un temps extrêmement comprimé, quinze minutes, peut-être trente minutes par jour. Rarement plus. Mes gammes, c’est ce journal. Écrire dans les pas de l’autre, c’est une évidence, mais est-on pour autant hanté par ceux qu’on lit ? Hanté voire possédé. Cela nous arrive fréquemment dans les manuscrits qu’on reçoit. Ce qui peut conduire à des scènes assez cocasses : le point positif dans ce texte, c’est que c’est du Guyotat ! Le point négatif, c’est que c’est du Guyotat. Nous n’avons pas publié ce livre.


  • ↑ 1 C’est peut-être très simple : c’est peut-être une série de podcast audio dits, des écrans noirs au fond de quoi se détacheraient, mais lentement, très lentement, une série d’image prise dans des brûlures de pellicules.

    ↑ 2 Gabrielle Wittkop, Usages de faux, Verticales, P. 82.