Eric Bonnargent



  • 100511

    10 mai 2011

    Je sais pas trop par où finir car, oui, ça sent la fin et je l’ai dit. J’ai décidé de vivre une sorte de remake de mercredi, mais à l’envers. Deux entretiens à cinq cent mètres de distance, cinq heures entre les deux, dans le désordre. Deux entretiens numéros deux. Et Svetlana jeudi qui me conseille littéralement « d’accepter les deux jobs » si d’aventure les deux me sont offerts. Je me dis qu’à un moment donné, ce genre de conseil va se montrer problématique. Pour le premier entretien le mec me dit que mince, y a aucune salle de libre pour se poser mais c’est pas grave : comme il fait beau on peut aller sur la terrasse. Je me suis demandé : est-ce que je serais en train de me faire draguer à mon insu ? La minute qui suit sans que je comprenne vraiment pourquoi voilà qu’il parle moins du job en lui-même que de bouquins que j’aurais pu lire et qu’il pourrait (qui sait) connaître. Je lui dis le truc que j’ai commencé le matin même s’appelle Inferno et dès la première page la phrase « I had never learned from a woman with a body before ». Avant ce truc un autre truc appelé Atopia, petit observatoire de littérature décalée, il en a forcément déjà entendu parler. De retour sur le job je prends des notes sur mon beau cahier jaune dont je remplis la dernière page (celui-là même entamé en octobre 2008 et qui s’ouvrait déjà sur un compte-rendu d’entretien, une embauche à la clé), ce que je note : « CA deux points le chiffre », « Tickets resto souligné », « début du poste : deux échéances par mois ». Ensuite il m’a demandé ce que je répondrais si d’aventure il me disait oui de suite et j’ai dit oui (j’ai pensé merde). Alors il a dit oui de suite. Voilà ce que j’ai pensé, et, littéralement je me suis enfermé sous terre. Jeudi Svetlana m’a mis en garde : de faire gaffe au laps de temps laissé entre les deux entretiens, ne pas risquer d’arriver en retard à l’un ou bien d’abréger l’autre ou même « d’arriver épuisé au second ». Cinq heures de battement entre les deux, je lui ai dit, ça devrait le faire. Entre les deux je cherche une quelconque salle obscure pour profiter de la séance à six euros. Peu importe le film, du moment que c’est bien en 2D sur l’écran, que ça dure pas trois heures, que ça dissout aussi cette cravate qui me sort par le nez. Va pour Source Code. Le réalisateur avant de porter son nom s’appelait Zowie Bowie car, oui, tout est connecté. Le truc commence par ce genre de scène d’intro qui montre une ville américaine depuis le ciel et on a droit à tout : les autoroutes, les voies ferrées et surtout et surtout les buildings et je me suis dit : il y a probablement de mecs payés quelque part pour effacer dans les reflets des tours l’image en suspension de l’hélico en charge de la prise de vue. Peut-être qu’il y en avait aussi le jour du 11 septembre, qui sait ? J’attends au pied de l’autre immeuble, celui censé me conduire jusqu’à mon entretien numéro deux ; j’attends car j’ai pas le code. Lorsqu’un bonhomme (cravate peut-être ?) daignera s’extraire du méga bloc de pierre je ferai mine de d’arriver juste et je remercierai le type de me tenir la porte ouverte pendant que j’avance, même et surtout s’il n’en a pas l’intention ; je me dis les terroristes doivent opérer de cette façon, voilà comment pimenter sa journée. Durant l’entretien je dis des phrases littéralement mémorables du genre « ce qui est gratifiant je trouve » ou bien « le voilà mon moteur pour avancer » et tout le monde se dit wow, moi compris. Si j’étais moi-même mon propre recruteur, je crois que je m’embaucherais, encore que, c’est vrai que c’est compliqué. Mais si je devais me retrouver projeté pour huit minutes à peine dans un train qu’une bombe s’apprête à arracher, comment au-juste je pourrais réagir ? Le voilà le pitch de Source Code. Un mec ne cesse de retourner dans un passé alternatif pour enquêter (mais à rebours) sur cet acte terroriste qui en annonce déjà tant d’autres. On y apprend qu’il est inutile de vouloir empêcher ce qui s’est déjà produit : cela n’aurait d’impact que sur un futur parallèle, aucun sur le présent et je me demande : qu’est-ce qui se passerait si je revenais plusieurs fois de suite sur les dernières huit minutes de l’entretien du matin, savoir combien de futurs parallèles je serais à même de générer et dans combien d’entre eux je ferais résolument tous les bons choix. Je demande au recruteur : comment savoir ce qu’on ferait s’il nous restait tout juste huit minutes à vivre ? On me laisse seul une vingtaine de minutes pour rédiger une réponse fictive à une réclamation client, fictive aussi, pour voir comment je me débrouille avec de l’encre et puis ma langue aussi : c’est un test, voilà. Je remarque que le contenu de la lettre est accordé au féminin mais que le nom de ce client fictif indique un mâle : probablement une de ces histoires de genre, comment dire, indéterminé. Je lis attentivement la lettre. Le mec de Source Code doute de l’honnêteté de ses supérieurs, ceux qui lui disent : « penser, ça nous fait perdre du temps, concentre-toi sur l’action » et je le fais. J’agis. J’écris sur ma feuille blanche ces trois petites phrases pour unique réponse : « Madame, monsieur, je sais que vous êtes fictif. Par conséquent allez vous faire foutre. On ne me la fait pas. » et je demande au recruteur une fois revenu dans la pièce : est-ce que c’est ok ? Voilà précisément un truc que je pourrais annuler et refaire autrement si d’aventure le passé me revenait mais genre en pleine figure, ne serait-ce que pour huit minutes uniquement. La conversation téléphonique une heure plus tard avec le mec du cabinet pour le debrief dure, pour le coup, bien moins de huit minutes. Le type m’appelle par mon prénom et m’encourage à faire de même, quel intérêt de balancer du monsieur à longueur de temps ? Le job est quasiment pour toi, Guillaume, comme il me dit. Je dis super. Et merde, je pense. Je fais ce que Svetlana voulait que je fasse (et je me souviens « quitte à commencer l’un des deux postes histoire de voir si ça vous plaît, vous pourrez toujours vous barrer si c’est pas le cas »). Et je ne sais pas ni quoi choisir ni quand (et encore moins comment).

  • Atopia, petit observatoire de littérature décalée

    13 mai 2011

    « Ecrire, c’est marcher en montagne dans sa tête. »
    Werner Kofler, Derrière mon bureau

    Nombreux sont ceux qui, comme moi, ont fait de l’excellent blog d’Eric Bonnargent Bartleby les yeux ouverts une étape indispensable de ce qu’on appelle l’Internet littéraire. À présent que ce blog est fermé (Eric Bonnargent co-animant depuis quelques mois un autre site, L’anagnoste, que l’on recommande également au passage) il débouche sur un livre, dont le titre décalé interpelle. Atopia, petit observatoire de littérature décalée n’est pas une adaptation copié/collé du blog en livre mais bien la synthèse d’un travail effectué sur le net durant trois ans et demi. Ce texte, plutôt élégant et très bien organisé, se propose d’explorer en particulier la notion d’atopia (sur laquelle nous allons revenir), le tout à travers la littérature contemporaine sans restriction de langue ou de frontière. Atopia est édité par les éditions du Vampire Actif, à qui l’on devait déjà l’excellent La vieille au buisson de roses (dont j’ai déjà parlé il y a plusieurs mois ici-même).

    Littéralement, a-topos, signifie « sans lieu ». Est atopos celui qui n’est pas dedans, pas à sa place, celui qui, comme Socrate ayant l’air d’un étranger à Athènes, se tient en retrait et qui, plutôt qu’agir, pense le monde sans parvenir à s’y insérer. Même si selon les contextes, cela ne conviendrait pas toujours, le mot français correspondant le mieux à atopos serait sans doute décalé, qui a pour avantage de sous-entendre l’idée d’être là sans y être.

    Eric Bonnargent, Atopia, petit observatoire de littérature décalée, Le Vampire Actif, P. 14

    Voilà la première définition lancée par Eric Bonnargent en préambule de son traité. Ce paragraphe apparaît dans une introduction intitulée « I would prefer not to », clin d’oeil au Bartleby originel, sans doute l’un des atopos en chef des personnages de littérature (et, à travers lui, on pense bien sûr aux livres de Jean-Yves Jouannais et d’Enrique Vila-Matas qui ont contribué chacun à sa manière à explorer la question). L’autre définition de ce terme avec lequel on n’est pas, a priori, spécialement familier, se construira au gré de l’écoulement du livre, à travers les quelques trente œuvres présentées au sommaire. Le voyage s’effectue via les livres des autres, à travers la fiction, voguant sur « le fleuve de fond de la littérature qui ose explorer l’envers du décor », comme l’écrit Antoni Casas Ros dans sa préface.

    Ce petit observatoire n’a pas pour vocation de dresser une étude critique exhaustive sur la question de l’atopia. Dans le titre, le mot « observatoire » n’est pas là par hasard. Les articles proposés sont assez courts (dix pages ou moins) et tous focalisés sur une œuvre en particulier. Leur brièveté n’empêche pas la qualité de l’analyse, elle-même toujours fine, plutôt accessible, très agréable à lire, toujours agrémentée de citation toujours très bien choisie, et bien intégrée au texte. Quant aux auteurs présentés, ils sont de toutes nationalités et de toutes sortes. Des plus connus (Gide, Pessoa, Borges, McCarthy) aux plus inattendus (Erofeiev, Brinkmann, Marechera). Le voyage proposé (car c’en est un) est total.

    Ce qui doit arriver arrivera, rien n’a d’importance.

    P.105

    Atopia est découpé en dix grands axes (que l’on peut consulter en accédant au sommaire sur cette page). Entre chacun de ces grands axes, Eric Bonnargent y intercale de courtes citations d’auteurs qui auraient pu figurer parmi ces pages mais qui n’y sont pas. Ils participent au livre sans y être. Ils sont eux-mêmes atopos en cela. Comme toujours, les citations sont parfaitement choisies et découpées, elles ne sont pas là pour la forme : elles aèrent, elles appuient le tracé mis en place dans le livre. « Il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer », écrit Beckett dans L’innommable. Il s’agit d’une de ces citations d’entre-deux, flottant entre les pages, aiguillant discrètement la lecture.

    Je l’ai écrit plus haut : lire Atopia, c’est accepter de faire un voyage entre les œuvres, un voyage éparpillé dans la fiction des autres. Lire Atopia, comme à l’époque suivre le blog Bartleby, c’est une porte d’accès vers d’autres littératures. Même en dissertant sur des auteurs déjà adoubés par l’Histoire Littéraire, Eric Bonnargent s’évertue à orienter son analyse sur des œuvres moins lues, moins connues ou moins commentées que les titres majeurs. Le but du jeu de cette lecture, c’est justement de jouer le jeu. D’apprendre à découvrir (la plupart de ces livres, je ne les ai jamais lus et une partie de ces auteurs m’était totalement inconnue) pour pouvoir poursuivre, au-delà de l’observatoire, les fictions traversées. Et ça marche, chaque article d’Eric Bonnargent donnant véritablement envie d’en lire plus. Voilà pourquoi Atopia n’est pas un bon investissement : on ne le lit pas pour pouvoir s’économiser la lecture des textes qui y sont abordés, on le lit pour ensuite acquérir et dévorer d’autres livres. Tous, tant qu’à faire.

    L’écriture est un art, la lecture en est un autre. (...) Si, pour un homme, « être c’est être perçu » , pour un livre, « être, c’est être lu ». Mon intention, en écrivant cet ouvrage, était d’aider certains livres à exister pleinement.

    P. 291

    Atopia défend de toutes ses forces une littérature exigeante, une littérature qui a du corps. Une littérature, quelque part, assez désespérée aussi, comme on le lit au sujet de L’écrivain et l’autre de Carlos Liscano :

    L’écriture est inutile parce que l’écrivain n’est jamais lu et qu’il ne peut pas atteindre ses objectifs. À mesure qu’il écrit, l’écrivain, le vrai, pas l’auteur de best-sellers, se fait de plus en plus exigeant et se sent de moins en moins à la hauteur.

    P. 214

    Le désespoir, l’impression permanente d’être résolument étranger à ce monde en mouvement qu’on ne fait que traverser, c’est un des points récurrents dans les œuvres choisies. « Les choses sont pareilles aux choses » d’après Antonio Caballero (P.209). D’ailleurs, l’atopia est un symptôme dépourvu de traitement : on ne s’en défait pas. Les dix grands axes présentés par Eric Bonnargent sont autant de pistes pour évacuer ou accepter cette condition mais « rien n’a d’importance » pour reprendre ma citation de tout à l’heure, ou plutôt : rien n’est suffisant. Probablement car le lecteur est de mèche. Celui qui lit est lui-même en pleine atopia, en train « d’échapper au réel et de le nier ». Avec ce Petit observatoire de littérature décalée on se décale encore : voici trente œuvres ou trente auteurs à découvrir ou à approfondir à la lumière d’une analyse personnelle et vivante. « On vit ou on lit », écrit Eric Bonnargent un peu avant la fin du livre. Lecteurs, nous sommes à notre tour condamnés à l’atopia, cet exil immobile dont l’atmosphère nous est si familière. Voilà aussi l’objet de cette lecture car, oui, nous avons nous aussi choisi de lire, autrement nous ne serions pas là.

  • 180615

    6 août 2015

    Une fois mes bagages bouclés dans la voiture avec moi, c’est comme ce concert auquel je suis allée assister — un quatuor de musique de chambre — dans ce qui avait été une demeure privée, un manoir victorien. Dans la salle de musique, il y avait une cage renfermant des serins. La cage était une réplique de la maison dans laquelle elle se trouvait, jusqu’au toit mansardé et à la galerie bordée de marches tout du long. Ce soir-là j’arrivai tôt et entendis les musiciens qui jouaient déjà. Pensant que ma montre retardait et qu’en fait j’étais moi-même en retard, je me hâtai d’entrer. Les musiciens étaient en train de jouer — pas de s’accorder, mais bien de jouer le programme de la soirée — devant une salle vide. Et les serins chantaient avec eux ! Quand ils eurent fini, le violoncelliste m’expliqua qu’avant chaque concert donné dans cette maison, les musiciens jouaient d’abord pour les serins afin que les oiseaux s’épuisent à chanter et se taisent pendant toute la durée du concert proprement dit.
    Babil m’assure que je saurai — « Tu sauras, voilà ! » — quand partir. Comment parvient-elle à ce genre de certitude ?

    Amy Hempel, En forme de cœur, Cambourakis, traduction Jean-Pierre Carasso et Jacqueline Huet, P. 74-75

    Retour dans le bureau de la RH. Un compromis verbal, tout le monde est content. Mon contrat prendra fin le 31 août, avec des libertés sur toute la durée du mois d’août pour bosser autre chose. Autre chose, c’est donc commencer à me consacrer à Publie.net comme responsable éditorial.

    Lecture de Benoît Jeantet à la librairie Charybde. Nos guerres indiennes. Le titre. Eric Bonnargent : il faut lire L’odyssée barbare. Il faudrait donc relire. Un peu avant de disparaître, dire pour la première fois la phrase (comme si elle venait de se débloquer aujourd’hui), Guillaume Vissac, éditeur chez Publie.net 1.

  • 240615

    10 août 2015

    Il y a une erreur, P. 150, dans Le roman de Bolaño. Il s’agit d’un échange de mails, et l’un des personnages utilise une adresse hotmail. L’adresse est en @hotmail.fr mais, P. 150, c’est de l’@hotmail.com. Je l’offre à ce personnage de La marche de Mina qui collectionne les coquilles. Puis cette histoire, de nuit : L. me demande mon mail, je m’apprête à partir pour toujours, j’ai une vingtaine d’années, je la lui donne, elle me dit t’es comme moi, t’es un vrai. T’es en point com. Plus tard dans la journée quelqu’un me dit je suis un varan.


  • ↑ 1 Après plusieurs années à m’être senti imposteur en tant qu’auteur, se sentir imposteur comme éditeur aussi.