![]() 15 mars 2020Je suis devenu, se lamentait-il, une machine à penser qui ne fait plus rien d’autre. Je me suis posé, ou on m’a posé, un problème que je ne peux ni résoudre ni oublier, alors que je suis coincé. Chaque jour mon univers se rétrécit, je travaille de plus en plus et je vis de moins en moins. Cela me terrifie, mais je suppose que c’est mon karma. L’écriture pousse à faire des trucs bien étranges. Par exemple, apprenant que la fille de Jérôme Cahuzac avait écrit un livre, qui s’intitule Parias, me voilà en chemin vers la bibliothèque Buffon, à côté du Jardin des Plantes, pour l’emprunter. Ce n’est pas très loin d’ici, je peux y aller à pied. Autrement, j’aurais sans doute rechigné. Je n’ai vraiment pas envie de prendre le métro ces temps-ci. Le moins possible, disons. Parias, donc. La quatrième de couverture dit que ce n’est pas un règlement de compte, mais enfin, depuis que des quatrièmes de couverture, j’en écris, je ne leur fais plus trop confiance. Mais ce n’est pas ça le plus étrange. Le plus étrange, c’est de se dire, passant devant un bâtiment en construction ou en démolition près de l’Accor Arena, les murs tout éventrés et remplis de quelque chose qui est peut-être ou n’est pas de l’amiante, pendant qu’un ouvrier fait revenir sur le gril d’une espèce de barbecue géant des matériaux délités et des gravats (et peut-être de l’amiante, miam, ça fume) : créer un personnage dont on croit, au début du récit (quel récit ? peu importe à ce stade), qu’il est sourd. Petit à petit, on réalise qu’il porte en permanence des genres de bouchons d’oreille hight tech pour filtrer tous les sons. C’est que ce type à un pouvoir : il est capable de remonter le temps intempestivement jusqu’à l’époque reliée à un air ou une chanson qui le touche particulièrement, et qui le ramène à un souvenir. Une fois bombardé dans le passé (mais, donc, un passé circonscrit à sa propre période de vie), le voilà qui doit se retaper tout l’écoulement du temps à nouveau, mais dans son corps présent. Raison pour laquelle il sort sourd, et muni d’un petit carnet dans lequel il note toutes les références de ce qu’il écoute pour ne pas réécouter plusieurs fois la même chose et faire des bons inopinés. De fait, il est condamné à n’écouter les choses qu’une seule fois (ce qui est une malédiction, somme toute, mais qui lui ouvre aussi des capacités d’écoute et d’attention singulières). Son pouvoir, en lui-même, ne sert pas à grand chose. Pourquoi vouloir aller dans le passé sans pouvoir en revenir aussi rapidement ? Ou, comme l’écrit Emmanuel Carrère, toujours dans sa biographie de Philip K. Dick, comment raconter une histoire dont on ne connait pas le sens ? ![]() 28 août 2020On a acheté ces pansements à Tokyo, et si je n’ai pas l’impression d’y être au moment de les utiliser, ça me fait quand même quelque chose que je ne sais pas nommer tous ces idéogrammes sur la boîte, et le pansement lui-même. J’ignore quelle est l’information la plus exacte : j’ai eu un accident de carottes, ou un problème avec un couteau en céramique. Les deux sont vraies. Longue entaille à l’intérieur d’un pouce (n’importe quel pouce), qui ressemble à celle qu’on voit dans Black Hole. Saigne plus. Pendant ce week-end à Flaujague, A., qui m’a dépanné d’un premier pansement qui n’était pas le pansement japonais, quelques heures plus tôt me racontait combien, dans son travail, elle avait un jour été contactée par la police au sujet d’un meurtre. La boîte dans laquelle elle travaillait vendait, entre autres, des couteaux, et l’un de ceux-là s’était retrouvé arme du crime quelque part : il fallait donc fournir aux autorités compétentes des numéros de lot, ce genre de choses. L’histoire ne dit pas si ce couteau était en céramique, ni pour quelle raison le meurtre avait été commis. Prémédité ? Dispute conjugale ? Coup de folie ? Mais ce journal est un faux car ce n’est pas à ça que je pense. Me revient réellement en tête cette anecdote familiale dans le livre de Diane Gontier, fille de Jérôme Cahuzac, Parias (sic), au sujet du grand-père. C’est à la page 88 : Le sous-marin fit surface sur la mer déchainée, et le commandant proposa au barreur de se porter au secours des passagers de ce navire de plaisance en perdition. Mon grand-père déclina son offre en répondant, lui aussi dans le plus pur respect de la tradition navale, qu’un capitaine sombre avec son navire. Informée quelques heures plus tard de cette opportunité manquée, Tess s’exclama avec désespoir : "Mais Pierre, nous allons tous y rester !" Imperturbable, mon grand-père répondit que son rêve avait toujours été de mourir en mer. |