Livre du Graal



  • 070121

    7 février 2021

    Ce site affiche fièrement que son service clients répond en moins de huit heures et c’est le cas. J’écris que le produit que j’ai reçu est incomplet, et la personne me répond effectivement dans les temps. Elle me dit : pouvez-vous prendre une photo du problème ? Mais comment photographier ce qu’on ne possède pas ? Or c’est précisément le problème. C’est donc insoluble. Je l’explique à la personne, qui de nouveau me répond vite. Je vais en référer au contrôle qualité. Mais ce n’est pas un problème de contrôle qualité (ou alors le problème, c’est précisément que le contrôle qualité n’a pas eu lieu avant même ma commande). Me voilà donc puni d’avoir requis deux avions pour qu’un objet de 11 kilos fasse ainsi irruption dans ma vie, quelques jours après l’avoir commandé tout en me disant : si ça ne va pas, je le retournerai. Mais à présent, si je me mets dans l’idée d’acheter moi-même la partie manquante sur un autre site de vente en ligne X ou Y, il m’en coûtera grosso modo le même prix que de renvoyer ledit produit à l’envoyeur par voies postales (et pour engendrer quels autres coûts environnementaux) ? Raison pour laquelle il faut sans doute bannir de sa vie les achats d’impulsion et se fixer une règle simple : avant de commander ou d’acheter quoi que ce soit, écrire dans un carnet ou sur un bout de papier le nom de cette chose, le laisser reposer une ou deux semaines, selon notre tempérament, puis y revenir. Si on ne se souvenait plus d’y avoir écrit quoi que ce soit, et jusqu’à la nature cette chose, c’est qu’au fond on n’en avait pas tant besoin que ça. À la place, mieux vaut s’interroger sur la façon dont les auteurs du Moyen Âge indiquent qu’ils préfèrent demeurer, comme on dit aujourd’hui, invisibilisés. Réponse du narrateur du Joseph d’Arimathie, ouvrant le Livre du Graal qui au commencement ne se velt pas descouvrir. La mort de l’auteur, donc, ça date. Quant au Christ, à l’origine (et au dénoument vraisemblablement) du récit, voilà ce qu’il intime à l’homme qui écrira ce cycle : Au premier jour ouvrable, escri cest livret ; et prens a l’aumaire quanque il couvient à escrivain, et si ne t’esmaie pas se tu ne sés escrire, car tu le savras molt tres bien 1 Qui aurait cru que le Christ saurait s’adresser à lui comme un juriste à Bartelby le scribe ?

  • 080121

    8 février 2021

    S’il n’y avait qu’une question à se poser chaque jour, une seule question pour vérifier que l’équilibre est bon. Histoire de la grenouille dans l’eau bouillante qui s’en extirpe, mais restant dans son bocal si on augmente progressivement sa température. Prendre la température de soi, quoi. Comment ? Chacun porte en soi sa propre question. Certains peut-être se demandent quel est le temps moyen de digestion humaine (3 h 48 en moyenne pour les 20-30 ans, et de 4 h 42 pour les 74-85 ans ; entre, on ne dit pas). D’autres si l’esprit saint est entré en la vierge par l’oreille, comme le prétend Joseph d’Arimathie au roi Evalac : car il (le Christ) ne fu pas conceüs d’ome, ne mais par l’ombrement del Saint Esperit qui descendi par l’oreille de la pucele dedens le glorious vaissel de son corps 2. Moi non. Moi, je reviens souvent à elle : entends-tu le silence ? Déjà affaire d’oreille, donc. Indépendamment du fait qu’il y ait ou non silence, d’ailleurs. Entendre le silence : jamais l’entendre lui. Même dans une chambre anéchoique on entend : le bruit des machineries de soi. Dans la vie de tous les jours : du bruit blanc, des petits entrechocs chez toi ou dans ton quartier, qu’on soit en ville ou à la campagne (le silence, je l’entendais tout aussi bien dans l’appartement bruyant de la rue T. qu’ici où il n’y a pas d’échos ni d’éclats). Pour le dire autrement : es-tu en paix avec tes pensées ? Non pas ne plus penser, ou ne pas faire lever de langage en soi, mais plutôt se situer ou non dans leur flux. Ne pas les laisser s’éterniser, peser, ployer qui sait. Si j’ai pu entendre le silence et avoir conscience de la nécessité de son bruit (ou de l’éclosion de ses bruits), c’est que je n’ai sans doute pas totalement perdu le fil. C’est que j’ai pu prendre la température de l’eau, que je ne boue, moi, pas. Silence lui-même ponctué de sons autres. Par exemple, mon calendrier de l’Avent des textes à écrire ou réécrire, ça ne tient pas au mur. Il s’effeuille. La colle des post-it ne fait pas long feu et les petits carrés de papier tombent, aléatoirement, après avoir fait bruisser le petit son caractéristique d’eux, de leur décollement, et valsé quelques secondes avant l’impact au sol. Alors je les ramasse, projet par projet, je les recolle au mur avant que fatalement ils retombent ; ça ne fait rien. Aller chercher son écriture par terre où elle se vautre et tâcher de la recoller à bout de bras, et faire, défaire, refaire ce geste inlassablement jusqu’à ce que la colle prenne (ou jusqu’à ce qu’on se lasse), c’est probablement précisément ça, écrire.

  • 120121

    12 février 2021

    Chaque fois que je mange des champignons noirs déshydratés, je pense à L. : une fois qu’on les a plongés dans l’eau bouillante, ils deviennent super géants. Sauf qu’il n’y a pas de champignons normalement dans le tamago kake gohan. De toute façon, j’ai utilisé du riz noir, faute de riz blanc. Et je passe outre la sauce soja, dénaturant de fait la trinité de base. J’ai lu quelque part qu’on pouvait rajouter par exemple des daïkons, alors j’y mets du radis noir et voilà. Ce sera mon déjeuner du jour. Je ne suis pas le seul à faire des trucs chelous avec la trinité. Dans le Joseph d’Arimathie qui ouvre le Livre du Graal son fils Josephé opère ce que l’appareil critique appelle pudiquement (ou universitairement) une mise en image avec effet de réel [du]mystère chrétien de la transsubstantiation. Car après avoir prononcé les paroles rituelles (prenez et mangez, prenez et buvez) :

    Et lors vit Josephés apertement qu’il tenoit entre ses II mains un cors autretel come d’un enfant, et si li estoit avis que li sans qui estoit el galisce fust cheüs del cors a l’enfant. Et quant il le vit ensi, si fu durement esbahis si qu’il ne savoit qu’il peüst faire, ançois se tint tous cois et conmencha mout durement a souspirer et a plourer des ex de sa teste pour la grant paour queil avoit. Lors li dist Nostre Sires : « Il te couvient desmembrer ce que tu tiens en ta main si qu’il ait III pieces. » Et Josephés li respondi : « Ha ! Sire, aiiés merci de vostre serf : car mes cuers ne pourroit sousfrir que je depechaisse si bele faiture. » Et Nostre Sires li dist : « Si tu ne fais mes commandemens, tu n’avras point part en mon iretage. » 3

    Moralité ? 1) Même si le Christ t’ordonne de faire des trucs qui ressemblent fort à de la magie noire ou à des rites sacrificiels, il faut s’y plier. 2) Contrairement au texte en ancien français, en français moderne il faut écrire Notre-Seigneur avec un trait d’union, comme un nom composé genre Pierre-François ou Jean-Marie. 3) Tout est bien qui finit bien ici : Lors prist, Josephé l’enfant, si mist la teste d’une part ; et le desevra du bu, aussi legierement comme se la chars de l’enfant refust toute quite, en tel maniere que on quit char que on velt mengier 4

  • 190121

    19 février 2021

    Tant que l’image de la fin à atteindre se surimpose à ce que nous entreprenons, tant que nous restons tendus et rivés à notre but sous la pression de la volonté et la force de ventouse des affects, certains états mentaux et physiques resteront toujours hors d’atteinte, puisqu’en procédant ainsi nous inhibons les forces susceptibles de nous acheminer dans la bonne direction.

    Romain Graziani, L’Usage du vide, Gallimard

    Me concernant, l’état de tension idéal pour écrire se retrouve dans une énergie totalement atone, équilibrée vis à vis de ce que j’en attends, c ’est-à-dire rien. Si j’ai des visées ou des perspectives, quelles qu’elles soient, des attentes particulière à l’endroit du texte en cours, je parle au moment où il s’écrit, c’est la meilleure façon pour ne l’amener nulle part. Raison pour laquelle apprendre à écrire sur un écran noir, plongé dans l’ignorance de ce que l’on fait, et d’où l’on va, m’a été d’une grande aide pour parvenir à me détacher des différentes strates de l’écriture : la trajectoire, la matière, l’architecture. Ne reste que le flux. Une pulsation. Ce que je dépose dans une application d’écriture ou dans un site, c’est une matière débarassée de mon émotion à la produire (ce qui ne veut pas dire pour autant qu’elle soit sans émotion du tout, ou qu’elle n’exprime rien). C’est un sentiment dont on se dit qu’il existe, qu’il nous traverse à l’instant t, puis qu’on range de côté sans attendre pour l’oublier dans les secondes passant. Combien de temps ? Tant que li dyables t’en getera par la main enestre 5, lit-on dans le Joseph d’Arimathie. Lorsqu’il sera venu le moment de reprendre ces textes, plus rien ne nous attachera à eux, et on pourra très aisément les faire disparaître sans même y prêter attention. C’est parvenir à se défaire de cet état de rage qui est le nôtre à l’endroit de notre propre écriture, ce ressassement permanent de l’échec, et reconnaître ces images que l’on produit comme ce qu’elles sont : des impressions, au sens photographique du terme. C’est pour ça que ça n’a pas de sens de se dire : je vais écrire un roman normé ou je vais chercher à m’adresser au grand public, je vais faire quelque chose d’expérimental ou même, à supposer seulement que l’on s’imagine de ces choses, je vais écrire un chef d’œuvre. Le faire ou ne pas le faire : c’est l’emprise de l’intentionnalité qu’il faut s’employer à déjouer, car elle pousse à accroître de façon destructrice les moyens de satisfaire ses désirs.

    Ne joue pas au maître des noms, ne fais pas de ton corps un bureau à projets, ne te prends pas pour la personne en charge, ne laisse pas ta conscience jouer les propriétaires. Fais corps avec l’infini, ébats-toi en restant invisible, déploie pleinement ce que tu as reçu du Ciel sans chercher à voir ce que tu en retireras, demeure vide et voilà tout.

    Le Tchouang-tseu cité par Romain Graziani, ibid.

  • 020221

    5 mars 2021

    Pas besoin de me déplacer jusqu’à la rue T. pour savoir que l’agence n’a pas reloué notre ancien appartement plus de cinq mois après qu’on l’a quitté : c’est encore mon numéro de portable qui figure comme contact pour l’interphone, et quelqu’un l’a actionné ce matin. Que lui dire ? Un autre appel : au diable les appels. Là, je sais pas si j’ai faim ou si j’ai envie de manger. Jamais réussi à le faire comprendre à ce médecin d’il y a dix ans :
    — Mon corps a faim mais je n’ai pas envie de manger.
    — C’est pas possible. C’est l’un ou l’autre.
    Aujourd’hui le contraire : mon corps n’a pas faim mais j’ai tout le temps envie de manger. Dans un manuscrit je m’arrête pour aller chercher la recette des arancini. Et maintenant, je suis plus avancé ? Non. Du houmous, oui. Des radis noir, oui. Du chocolat à 85 % et de la junkfood gluten free à prix d’or, oui. Le riz à sushi qu’on trouve au U n’est pas ouf ; lui préférer le riz noir d’Italie ou un riz blanc et rond de Camargue bon. Je pourrais tout bouffer, y compris du loup au fenouil, puisque je le vois passer au fil de ma journée, sauf que bien sûr c’est du poisson, pas du canis lupus. Mais ce n’est pas la seule chose étrange en ce monde : pourquoi mettre à pied quelqu’un qui démissionne ? Comment le variant dit anglais peut-il avoir déjà muté pour engendrer un variant de variant ? Est-ce à quoi ressemble à présent notre vie, attendre que les variants varient ? Le savais-tu ce poème : j’ai nommé l’un de mes fichiers de contrôle « la vie » / je vais devoir régler à Philippe De Jonckheere des royalties. Et voilà une leçon pour nos tentatives de percer les ressorts de la narration : un héros c’est quelqu’un qui peut dire à quelqu’un tu m’ocirras se tu vels : car le retourner ne feroie je en nulle maniere et ocis moi se tu vels, je te pardoins ma mort 6.

  • 030221

    6 mars 2021

    C’est le calme après la tempête mais pas
    en
    nous. C’est journée de tensions, tensions vives, bien qu’emboîtées dans un corps fixe. Je sors qu’à peine ou pas : le temps d’aller puis d’en revenir. Quelqu’un me parle mais je sais pas ce qu’il me dit (ou elle). Courir tout le jour pour n’aller jamais loin. Échouer là, sur le Joseph d’Arimathie qui donne vision à Nascien, anciennement Séraphé, de sa lignée future, comme Énée lit l’avenir avec son père dans les mondes du dessous : Li sisismes sera apelés Lancelos : cil estra couronés el chiel et en terre, car en lui sera herbergie pitiés et carités. Li setismes avra a non Bans, et cil qui de lui descendera, ce sera li huitismes, cil avra a non lanselos, et ce sera cil qui plus enduerra painne et travail, que nus avra enduré devant lui, ne que nus enduerra aprés ; cil sera drois chien jusques a tant qu’il s’amendera pres de sa fin tant com il devra 7.

  • 110221

    14 mars 2021

    Le générique de Rick et Morty m’évoque à chaque fois la bande originale de La double vie de Véronique et son compositeur fictif H. Van den Budenmayer (en réalité Zbigniew Preisner). Celui de Désenchantée, lui, m’envoie vers le thème de la carte dans Final Fantasy VIII. Quant au petit bruit que fait la plaque à induction quand on l’allume, il me ramène toujours aux deux premières notes de « Smells Like Teen Spirit » dans la reprise par Patti Smith (une espèce de dissonance en plus). De sorte que quel que soit le truc que tu écoutes, ce n’est pas ce que tu entends. Rick et Morty me joue d’ailleurs un sale tour en utilisant dans l’un de ses épisodes une de mes idées pour LS, sauf que bien sûr l’épisode en question a été diffusé pour la première fois en décembre 2013, plus de six ans avant que j’ai cru, cette idée, moi l’avoir. Il y a quelques années, ça m’aurait profondément incité à tergiverser. Là non. De fait, le motif auquel je pense est présent dans la littérature depuis L’Odyssée voire Gilgamesh, et je le trouve également dans Le Livre du Graal. RAS donc. Ce qui ne m’empêche pas d’essayer de mobiliser d’autres énergies dans d’autres écritures. Écrire sous forme de tweets, je l’ai fait il y a plus de dix ans, ça a donné un livre, l’envie n’est pas exactement d’y revenir. Mais écrire directement sur un réseau nerveux (en terme de vitesse d’accès et de durée de vie des publications), je l’ai moins fait, surtout s’agissant d’écriture de fiction (ADP était lui-même très composé à l’avance). La forme du thread est en cela intéressante, c’est même probablement la seule forme actuelle qui fonctionne sur ce réseau, puisqu’elle permet indéfiniment de remettre en une le premier fragment posté, de sorte que poursuivre l’expérience c’est raviver l’ensemble de la chaîne. C’est très dur comme contrainte. Pas l’écriture courte à proprement parler : 280 signes à présent (140 à l’époque d’ADP), c’est ample quand on veut écrire une phrase à la fois. En revanche, s’assurer que chaque fragment (donc chaque phrase) soit en lui-même et une unité forte en tant que telle et un rouage effectif d’une chaîne (un récit), c’est une autre histoire. Voilà ce que ça a pu donner, en partant d’une phrase bien réelle qui n’était pas destinée à engendrer quoi que ce soit mais dont je me suis dit après coup, voilà une chouette première phrase. La suite, c’est ce que Christine a fait lever en moi sans le savoir :

    Parmi les quelques phrases qui découlent de cette impulsion (dérouler via Twitter), il y en a en réalité très peu que je considère réussies. Une seule, peut-être : la rue était gorgée de gens et je n’ai vu que lui. Voilà. Tout le reste est bancal, il y a ce malaise qui persiste : essayer d’en mettre plein la vue en une fois (ça ne marche pas), ou alors le contraire : être le plus bref possible (ça peut marcher, mais alors dans ce cas le fragment est nécessairement trop dépendant des autres pour exister seul). Faire en sorte que chaque phrase soit également un rouage et un poème, c’est probablement impossible, et c’est cet inconfort, cette disjonction qu’a mis en lumière la contrainte. On peut en revanche parfaitement concevoir une phrase comme une citation potentielle en plus d’être un rouage. Certains écrivains qui marchent font ça très bien, mais dans des énergies qui me parlent peu. Le problème est même dans Ulysse : s’il me venait à l’idée de proposer l’ensemble du texte à la lecture comme clos (un livre ; à une époque j’envisageais de proposer cela par épisode, un chapitre à la fois), il faudrait adapter le texte à cette forme. En l’état, Ulysse n’est pas véritablement lisible en forme longue. Je ne sais d’ailleurs pas si c’est là le Graal de l’écriture de fiction que de mêler la brièveté (l’expiration d’une phrase) à l’amplitude (le souffle du récit) mais je sais ceci à présent : à trop vouloir s’approcher du Graal, on se fait irradier par lui, relique nucléaire d’un déchet qui nous dépasse : « Roi Mordrains, ne va pas plus avant, car tu ne le [le Graal] dois pas faire ». Et il en fu si ardans et si desirans del veoir qu’il se traïst avant plus et plus : et maintenant perdi il la veüe des ex et le pooir del cors en tel maniere qu’il ne se pot onques puis aïdier se petit non. 8

  • 230421

    23 mai 2021

    Apparemment la laie construit un « nid »appelé chaudron pour mettre bas : les marcassins y restent deux semaines environ. C’est I. qui me l’apprend, vidéo d’une à l’appui avec des branches dans la bouche, et I. le tient de sa mère donc on ne peut pas mettre en doute ce savoir. H. me rapporte une nouvelle calebasse alors je la prépare, c’est-à-dire que je fais un maté pour personne en fin de journée qui va travailler l’ex-courge qu’est la calebasse toute la nuit. Le lendemain vider et curer l’intérieur pour y retirer les débris superflus. D’après M., je serai bientôt prêt à me faire des chignons baguettes (je n’ai pas d’avis sur les chignons baguettes). V. me dit voyons-nous. Ensi avient il de pluisors qui quident engingnier autrui et si engingnent aus meïsmes 9. Quant à Pétrole :

    Jusqu’à ce point, le lecteur aura certainement pensé que tout ce qui est écrit dans ce livre — c’est naturel et, d’ailleurs, inévitable — ’renvoie à la réalité’. Ce n’est que lentement, en avançant dans la lecture, et en reparcourant donc le chemin de son auteur, qu’il se rendra compte que, en fait, ce livre ne renvoie à rien qu’à lui-même. Il renvoie à lui-même fût-ce — pourquoi pas ? — à travers la réalité : celle qui est connue — conventionnellement et en commun — du lecteur et de l’auteur. (...) Je suis donc contraint de demander au lecteur de vaincre, tant qu’il le peut, sa répulsion naturelle pour la ’mascarade’ et d’avoir confiance en l’effet positif, à tout le moins, de la pure et simple accumulation de matériau. Je dis tout cela précisément parce que je suis sur le point de m’employer à exposer des évènements préliminaires, ou en tout cas des faits qu’il est absolument nécessaire de connaître : ce qui a justement les apparences d’un renvoi direct et presque anecdotique à la réalité — vue, c’est possible — en fonction de notre récit — comme une longue et quelque peu ténébreuse incubation préhistorique.

    Pier Paolo Pasolini, Pétrole, Gallimard, traduction René de Ceccatty, P. 52

  • 250421

    25 mai 2021

    90% de chants d’oiseaux en moins au matin par rapport à la veille. Nouvelle tempête géomagnétique à l’œuvre dans notre dos ou pire. L’aile de raie ça se cuit comment ? Après que Merlin et Uter se sont grimmés en l’autre par des voies contre-naturelles pour qu’Uter puisse ken la femme d’un vassal qui le prendra pour lui, ils vont à la rivière laver les semblances perdues que il orent eü devant, de sorte qu’il suffit de se passer de l’eau sur la figure pour se défaire de ses métamorphoses. Qu’est-ce qui me dérange au fond dans l’idée de postuler pour une résidence d’écriture ? Devoir être quelqu’un et faire quelque chose, dis-je. C’est assez implacable. En fait, l’aile de raie c’est nul. Recherche Google : l’histoire de l’humanité dans les grandes lignes. C’est un échec.

  • 161121

    16 décembre 2021

    Chaque fois que j’écris une phrase pour Le Loup je remets une pièce dans le jukebox. Faut-il pardonner à ceux qui nous ont déçu ? Oui. Faut-il pardonner à ceux qui nous ont méprisé ? Oui. Faut-il en attendre un impact sur notre bonheur ? Non. Plusieurs fois ces derniers jours on m’a demandé si j’étais inquiet pour le futur ; la réponse est non. Pour autant, si on m’avait demandé si j’avais confiance en l’avenir j’aurais répondu, tout aussi sincèrement, non aussi. Est-ce ou pas le même non ? Ça n’empêche pas de dormir la nuit. Je dors très bien la nuit. C’est sans doute ce qui me permet de pardonner à tout va, et de ne m’inquiéter de rien. 7 h 42 : les oiseaux chantent malgré une opacité nuagique monstre. À la question avez-vous confiance en l’avenir, les bêtes semblent plus confiantes. Illuec ot grand abateïs d’omes et de chevaus. Et tant pié et tant poing copé et tant bras sevré du bu que li sans en courut tot contreval la valee et la pourriere leva si grans que li uns ne pooit voeir l’uatre ne connoisre 10. Au dos d’un panneau routier, près d’un va-et-vient de camions remplis de terre, quelqu’un a tagué à la bombe dans une couleur un brin exubérante et grasse GERARD. Le soir, un hachis parmentier vegan à base de potimarron, de lentilles vertes et de lait d’amande.


  • ↑ 1 Au premier jour ouvrable, écris ce livret ; pour cela, prends dans l’armoire tout le nécessaire du copiste. Et ne t’inquiète pas si tu ne sais pas écrire : car tu sauras très bien. (Traduction Gérard Gros pour l’édition du Livre du Graal de la Pléiade, tome 1)

    ↑ 2 P. 49 de l’édition Pléiade du Livre du Graal

    ↑ 3 Alors Josephé vit clairement qu’il tenait entre ses mains un corps pareil à celui d’un enfant ; il lui semblait que le sang qui était au calice fût tombé du corps de cet enfant. À voir les choses ainsi, il fut à ce point stupéfait qu’il ne savait à quoi se résoudre : il se tint au contraire tout coi, se mit très fort à soupirer et à fondre en larmes, telle était sa crainte. Alors Notre-Seigneur lui dit : « Il te faut démembrer ce que tu tiens dans ta main de sorte qu’il y ait trois morceaux. — Ah ! Seigneur, lui répondit Josephé, ayez pitié de votre serviteur : mon cœur ne pourrait supporter de mettre en pièces une si belle forme. — Si tu ne fais pas ce que je t’ai commandé, lui dit Notre-Seigneur, tu n’auras point de part à mon héritage. »

    ↑ 4 Alors Josephé prit l’enfant, il mit d’un côté la tête — il la détacha du buste, aussi facilement que si la chair de l’enfant eût été toute cuite, de la manière dont on cuit une viande pour le repas.

    ↑ 5 Jusqu’à ce que le diable t’en tire par la main gauche.

    ↑ 6 Tu me tueras si tu veux : il n’est pas question de rebrousser chemin et tue-moi si tu veux, je te pardonne ma mort, dans la traduction de Gérard Gros pour la Pléiade.

    ↑ 7 Le sixième [la sixième génération] sera appelé Lancelot : il serait couronné au ciel et sur terre, car en lui se rencontreraient pitié et charité. Le septième aurait pour nom Ban, et celui qui descendrait de lui — le huitième — Lancelot, qui endurerait plus de peine et de fatigue que personne avant ni après lui : un vrai chien, celui-là, jusqu’au moment où ils s’amenderait, peu avant sa mort, autant qu’il le devrait. (Traduction Gérard Gros, La Pléiade)

    ↑ 8 « Roi Mordrain, n’avance pas plus » : tu ne le dois pas.Mais, brûlant d’impatience de le voir, et s’approchant de plus en plus, il perdit aussitôt la vue et l’usage de ses membres, incapable depuis lors de se mouvoir, ou presque. Traduction Gérard Gros pour la Pléiade, P. 472

    ↑ 9 Voilà, dit Merlin, ce qui arrive à beaucoup de gens : ils croient posséder les autres, et ce sont eux qui se font posséder à la fin (Merlin in Le livre du Graal Pléiade, traduction Anne Berthelot,, P. 701-702).

    ↑ 10 On vit là nombre d’hommes et de chevaux abattus, tant de pieds et de poings coupés, tant de bras séparés de leurs bustes, que le sang courait en ruisseaux par la vallée ; et la poussière qu’ils remuaient devint si épaisse que les combattants ne pouvaient plus se reconnaître. Les Premiers Faits du roi Arthur, in Le Livre du Graal, Bibliothèque de la Pléiade, traduction Anne Berthelot, P. 894.