closed.pngCe n’est plus l’après Coup de tête que je vois pointer à présent, c’est la fin. Une autre. Comme lorsque je gribouillais Cette vie et que je modifiais la fin à la moindre relecture. C’est encore la même chose. Chaque version propulse une fin qui lui est propre. Mon plan imprimé-papier noir sur blanc en a verrouillé une, qui n’est sans doute pas la bonne. Il dit : Et j’appuie exprès sur la négation : je t’en supplie ne me lâche plus. Vraiment. Je repense depuis ces derniers jours à la fin, la bonne, celle qui doit s’imposer, mais je ne la trouve pas. Je réfléchis à l’élaboration d’un Répertoire des fins parallèles qui pourraient être mais n’ont pas ce qu’il faut pour (abécédaire exhaustif) que j’ouvrirais par exemple par l’entrée suivante :

A – Abandon par la chute (Cf. l’anticipation de l’an dernier)

Quand je regarde au fond de l’asphalte, y a ces formes que j’arrive pas à identifier vraiment, et je me demande est-ce que c’est toi, est-ce que c’est moi, est-ce que c’est des bouts de carrosserie ou bien|

Et toi Ajay, tu t’es déjà cherché dans le chaos-goudron d’une autoroute au mois d’août, à rassembler les pièces du puzzle, à faire semblant d’être en vie, à croire que ton corps existe ? Réponds Ajay. Juste : pour une fois dans ta vie réponds-moi.

Je continuerais ensuite par :

F – Face ou pile

Je compte le nombre de pièces qu’on se retient de me lâcher ou qu’on tord au chaud bien froid dans le fond d’une poche. Je compte le vide croissant de mes poches à moi, jusqu’à ce qu’une âme en short me lance une pièce de deux euros que j’attendais plus. Je la ramasse, elle pèse que dalle dans ma paume, main droite figée-ouverte. Je l’attrape main gauche, la pose doucement sur l’ongle du pouce, main opposée, calée sous l’index. Je compte un, deux, trois, et ça y est, je me lance. La pièce décolle et retombe sur le sol, impossible à rattraper. Je la ramasse et recommence. Je recommence aussi souvent qu’il faut.

Nil m’a dit un jour : face ou pile, tu veux savoir ? Et à l’époque j’ai dit : je sais pas. Maintenant je veux savoir.

Je compte le nombre de tentatives infructueuses. Je compte longtemps, je compte beaucoup. Quelque part, je compte encore.

Ou peut-être par :

P – Prothèse

Nil ouvre son sac qu’il me remue sous la tronche : moi je lui ai rien demandé. Il me dit regarde, et je regarde. Y a pas de mouches là-dedans, il me fait, et je lui réponds non, c’est vrai, y a pas de mouches. C’est un procédé de conservation, il me fait, et moi je réponds rien. Tout est dans la conservation. J’ouvre les yeux malgré l’odeur formol-acide qui se dégage de l’intérieur. Les chairs sont fermes, les coupes bien nettes, même pas une goutte de sang. Combien t’en as ?, je lui demande, mais il sait pas me répondre. Je me retiens de compter dans l’ombre pour dénicher le chiffre exact. Les chiffres exacts ont déjà plus la moindre importance. Nil me dit : tu peux en prendre une, tu peux prendre ce que tu veux. Je regarde Nil et lui dis : sérieux ? Et il acquiesce, signe que ça doit être vrai. J’en prends une au hasard de mes doigts, je la remonte, je la regarde l’oeil humide collé à la peau. Peut-être celle-là, je lui dis, je peux ? Je l’essaye. Je la porte. J’écarte les tissus pour que les doigts s’adaptent et que la peau retroussée fasse la jonction jusqu’au poignet. Je me regarde dans le reflet de la vitre en face, les deux poings sur les hanches. Je regarde mon ombre détachée sur les pavés. Je remue les doigts dans la lumière électrique du lampadaire. Peut-être laisser craquer une ou deux phalanges. Je laisse craquer une ou deux phalanges. Nil crache par terre un mollard déjà jaune. Mes belles mains humaines, je lui dis.

Voir même :

Y – Yang

Je l’aperçois au bout de la rue qui m’échappe. Nil s’échappe. Nil sait rien faire d’autre que m’échapper, ici fuite si lente entre les corps incarcérés. Aujourd’hui, je pense – crois, sais – j’irai pas le chercher. Je le laisserai pourrir, oublié derrière les murs et les tags. Tant pis pour|

Je me retourne. Son poids m’a percuté plein fouet épaule gauche, m’a forcé à me retourner, son ombre déjà glissée de quelques pas encore palpable. Je le vois pas, relève la tête, devine à peine sa présence, connaît même pas son nom ni son visage et lui gueule : eh ! connard ! Il se retourne pas sous mes insultes : je lui crache un mollard droit dans la nuque. Là il se retourne.

Et puis la suite, Ajay, tu la connais.

La fin ne pose pas vraiment problème mais est un problème en soit : tous ces mois – jours, années – où je n’aurais pas eu de cap, je ne sais toujours pas où je vais. Quelque part, je me dis, j’ai dû louper quelque chose. Je ne sais pas où je vais : est-ce que ça ne va pas déteindre sur le reste du récit, est-ce que ça ne va pas tout gâcher et invalider l’ensemble du roman ? Crainte. On verra bien. Alors je ralentis exprès la cadence, bientôt j’effacerai les dernières pages et remonterai ainsi toutes les autres.

Idée pour un truc susceptible d’exister un jour : matérialiser l’un de ces répertoires pour en faire un Répertoire des fins possibles pour un récit inexistant (abécédaire exhaustif) où je pourrais archiver des dizaines de fins différentes sans avoir à me poser la question du début, du milieu et du reste.

dimanche 25 octobre 2009 - vendredi 26 avril 2024




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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

Livres : Vers Velvet (Pou, Histoires pédées, 2020). Accident de personne (Othello, réédition 2018) · Le Chien du mariage (traduction du recueil d'Amy Hempel, Cambourakis, 2018) · Mondeling (avec Junkuu Nishimura, publie.net, 2015) · Coup de tête (publie.net, 2013, réédité en 2017) · Accident de personne (publie.net, 2011) · Livre des peurs primaires (publie.net, 2010) · Qu'est-ce qu'un logement (publie.net, 2010)