Tout ce que l’on croit savoir sur la représentation de la Terre en tant que planète dans l’espace est faux. Pour 643€ TTC, cette entreprise propose d’expérimenter la vue d’elle lors d’un voyage un peu plus que parabolique de quelques heures à peine. Faire l’expérience de l’apesenteur, voir comment la planète bleue se forme et se déforme sur la surface d’un hublot, comprendre l’articulation entre eux des corps célestes. Pendant le décolage, j’en venais à me dire : à ce prix-là, ils pourraient tout aussi bien mettre en place un faux voyage et nous ne le saurions même pas. Comme dans Le Cosmoschtroumpf ! En réalité, j’ignore à quel point je souhaite que cette mise à feu soit un fake. Ça s’appelle communément de l’angoisse. Dans les faits, la planète bleue ne l’est pas : elle est sépia un peu, mais surtout noir et blanche. Même pas une sphère parfaite, comme dans notre imagination, d’ailleurs ce n’est pas du tout une sphère : ce qu’on voit d’elle en s’arrachant progressivement à son attraction, c’est une forme ronde, ok, mais aplatie, en deux dimensions, qui se succède à elle-même sur une frise. C’est un plan de coupe. C’est une carte. Le monde, c’est une feuille de papier (non, en réalité, la métaphore de la feuille de papier est erronée, ce ne sont pas les bonnes teintes, et ce n’est pas la bonne épaisseur, la bonne élasticité, la bonne matière ; le monde, ici, ressemblerait plutôt à un subtile mélange entre un tirage grand format d’un négatif photo un peu passé et une radiographie des poumons) et nous, quelques êtres humains au bas mot, nous intégrons un genre de balet de corps et de couleurs encadrés par les salariés de l’entreprise spatiale, qui nous montrent dans les faits comment fonctionnent les orbites des planètes : l’un d’entre nous sera la Terre, un autre la lune, un autre Mars, et nous tournerons les uns non pas autour du soleil mais autour des autres, le tout en apesanteur, pour comprendre pleinement comment l’univers marche, non : vibre. J’ai une petite idée de comment l’univers vibre, du moins réduit à l’espace qui est le nôtre (35 ou 37 mètres carrés, je ne sais plus, encapsulés dans une boîte à chaussure sise au cinquième étage de la rue T., au numéro 28, bâtiment A, porte 3) : le soleil ne peut y pénétrer qu’à de rares moments dans l’année, par un jeu assez complexe de réverbérations de lui, par exemple comme ce matin dans les fenêtres de l’immeuble qui nous fait face. Ces moments, Soupir les guettait (et les goûtait) avec impatience : il aimait dormir au soleil. Poulpir et Tartelette se fichent pas mal du soleil et moi, j’aurais préféré qu’il s’abstienne, le soleil, non pas d’exister ce matin mais d’être ainsi reverbéré dans mon salon. Je n’aime pas prendre un maté le matin à dix heures mais je le fais. J’aurais peut-être, à cette heure-là, épuisé déjà mon quota de lumière et d’écran. Que faire alors de son samedi ? Alors que je tente maladroitement de mettre en place des stratégies visant à résoudre ce problème d’écran (imprimer tout ? mais ça ne résout rien quant au report des corrections qu’on pourra faire sur papier ; passer par le navigateur web de la Kobo, en se connectant à un Google Doc ? techniquement c’est possible mais pas en revanche de modifier ou d’éditer le texte, et encore moins d’y connecter un clavier, en bluetooth par exemple ; travailler sur vidéo-projecteur ? ce n’est certes pas un rayonnement d’écran LCD mais enfin c’est très incofortable, long à mettre en place, et encore trop salement lumineux), un démarcheur me contacte sur mon cellulaire (à une époque, c’est comme ça qu’on disait) : oui bonjour je me présente, je travaille pour l’opérateur Free et j’aimerais porter à votre connaissance une promo que nous faisons aujourd’hui sur les box.
– C’est que je suis contre les promos.
– Vous préférez payer le tarif non remisé ?
– Mais je suis contre les tarifs non remisés aussi. En fait, je suis contre l’argent, la consommation et le démarchage téléphonique.
Puisqu’il me raccroche au nez, il ne me reste plus qu’à partir pour Sèvres et passer voir Philippe Éthuin sur son stand ArchéoSF or, Sèvres, c’est littéralement à l’autre bout de Paris. Dans la neuf 1, sous des éclairages pénibles, une fille fait un clin d’œil à un garçon. Ils sont jeunes. Elle est belle. Il est beau. Mais pas beau ou belle comme l’entendraient les regards qui régulent les lois de l’esthétique et de la mode (c’est une bonne chose), et je ne crois pas qu’ils soient ensemble. Il porte un sweat à capuche gris. Elle a les cheveux roux. Ils descendent à Miromesnil. La neuf est interminable. Probablement car je l’ai prise à Strasbourg-St Denis, où un nombre conséquent de personnes dorment là où l’espace le permet encore (c’est-à-dire peu). Une femme à son mari, qui porte ses sacs (ils sont montés à Grands Boulevards) : ça y est, t’es kapput ? Ils descendent à Franklin Roosevelt. Quelqu’un me regarde regarder les gens, sortir mon carnet, écrire. N’est-ce pas fondamentalement la même chose ? Une femme avec un chapeau cloche lit un récit illustré en japonais. Deux adolescentes se ventent respectivement leurs excellentes notes au collège l’une à l’autre : c’est un concours. Les deux mères ont l’air de se livrer au même genre de confrontation par le regard. Un adolescent qui fait sans doute moins que son âge s’est laissé pousser une moustache de duvet et prétend probablement ne pas entendre quand on lui dit (ou quand on pense) que c’est ridicule. Une jeune fille, les chevilles apparentes, porte un tote-bag sur lequel est imprimé un arbre et sur lequel on peut lire le slogan « Ensemble pour la vie », le tout accompagné du logo d’une grande chaîne de supermarchés (« California Dreaming » dans la playlist alors). Chez STAT, C. ne disait pas les supermarchés ou les grandes surfaces, elle disait les hyper, et que c’était très dur de travailler avec eux. À l’époque nous essayions de leur refourguer des produits non haut de gamme, mais néanmoins pas bas. C’était sans doute une question de segmentation des marchés. Que c’est long. Je suis grésilé de ouf. Ou bien faut-il dire grésillé ? Les deux sont vrais. À la fin de « Walk on the Wild Side », je me dis c’est ici que Bowie joue du saxo. Un peu plus loin en plein milieu du pont de Sèvres : Bloom, lui, sur le pont O’Connel : et si je m’y jetais ? J’ai dû m’arrêter de marcher pour écrire cette phrase, appuyé contre un poteau. Aux Rencontres de l’Imaginaire de Sèvres, c’est un four. Philippe Éthuin me parle d’un grand roman sportif et policier. Ellipse 2. Ce que je tente pour rentrer, ce n’est ni fait ni à faire : la neuf jusqu’à Michel-Ange - Molitor, puis la dix jusqu’à Javel pour attraper le C, dans l’espoir de couper la traversée de Paris jusqu’à la BNF, et de finir à pied. Mais non, ce week-end tous les trains LOLU (c’en est presque comique) sont terminus Invalides. Me voilà donc bon à récupérer la huit, ce que j’aurais fait de toute façon si j’avais continué avec la neuf (que j’aurais pu retrouver par exemple à République, en admettant bien sûr que la station ne soit pas fermée sur décision de la Préfecture de police comme ça arrive parfois les jours de manifestations et, à notre époque, comme chacun sait, tous les jours ne sont-ils pas des jours de manifestation ? à méditer). À moins, bien sûr, que je ne quitte la huit à Madeleine pour retrouver la quatorze jusqu’à Bercy, puis là monter dans une six qui, au moment où je suis parti, était trop ralentie pour qu’on conçoive de la prendre, et que j’avais en tête de récupérer de toute façon au retour à Motte-Piquet-Grenelle (où, soit dit en passant, j’aurais tout aussi bien pu opter pour la huit), avant de, sur un coup de tête, jaillir brusquement de la dix pour aller attraper le C. Et voilà, nous y sommes, je crois que dans ces cas-là on dit : kamoulox. Dans la quatorze (ou dans la six, à moins qu’il ne s’agisse finalement de la huit), un autre jeune couple n’étant peut-être pas même un couple, beaux tous les deux, elle avec une veste en peau de mouton (laine plutôt), lui avec des yeux marron, car c’est semble-t-il la saison de l’amour et de la laine. Le côté positif, quand on peut tout écrire c’est qu’on peut tout écrire. L’inconvénient, c’est qu’on peut tout écrire (et que ça n’a pas de fin).


lundi 30 décembre 2019 - vendredi 26 avril 2024




↑ 1 Cette partie de la journal doit beaucoup aux métropismes de Christophe Grossi.

↑ 2 Cette partie-là du journal est déjà parue dans le Carnet de bord publie.net.

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Article publié Article 170224 GV il y a 10 heures
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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

Livres : Vers Velvet (Pou, Histoires pédées, 2020). Accident de personne (Othello, réédition 2018) · Le Chien du mariage (traduction du recueil d'Amy Hempel, Cambourakis, 2018) · Mondeling (avec Junkuu Nishimura, publie.net, 2015) · Coup de tête (publie.net, 2013, réédité en 2017) · Accident de personne (publie.net, 2011) · Livre des peurs primaires (publie.net, 2010) · Qu'est-ce qu'un logement (publie.net, 2010)