À la radio, quelqu’un dit : je ne lis que les morts. Pourquoi pas, après tout. Mais si on ne lit que les morts, et qu’on écrit aussi, la langue que l’on fait sortir de nous, est-elle une langue morte ? C’est une vraie question. Il n’y a pas de mépris, ou d’ironie, ou de jugement de ma part. Je m’interroge. Ce qui rend nos écritures contemporaines, puisque c’est le mot qu’il convient d’employer, cela vient de nos vies ou de ce qu’on s’expose via la lecture à d’autres vies que la nôtre, des vies actuelles, d’aujourd’hui ? L’autre jour je disais à E. : c’est normal d’écrire de la mauvaise poésie 1 quand on a 18 ans. Certains d’entre nous écrivent même de la mauvaise poésie à 33 ans. Et d’autres passent leur vie à écrire de la mauvaise poésie. Mais il suffit d’une fois. D’un rythme. D’un beat. D’une pulsation. On vit dans l’espoir de ça. Peut-on écrire de la poésie avec des mots comme ACAB ? Je cherche ce que veut dire ACAB. Ça n’a rien à voir avec le capitaine du même nom, encore que Achab puisse être considéré comme un bastard. Les gens d’Ulysses sont-ils des bâtards pour ne pas permettre l’export des projets qu’on écrit dans leur écosystème en plusieurs sheets ? Dans ces applications d’écriture, on ne travaille pas sur un seul document par projet, on travaille sur des feuilles disjointes (sheets, donc), qui peuvent correspondre à une scène, ou un chapitre. Quand on veut les exporter (pour pouvoir les retravailler dans un vrai traitement de texte par exemple), on sélectionne toutes nos feuilles et ça en fait un fichier global. Un roman composé de chapitres devient alors un roman complet. Mais quand on veut exporter le tout en gardant cette fragmentation, par exemple pour passer dans un autre outil d’écriture (Joplin), on ne peut pas garder la séparation en feuilles. On doit donc le faire feuille par feuille, ce qui est fastidieux et, de toute façon, il me faudra quoi qu’il arrive fastidier car je me rends compte en faisant mes tests que les tags et les mentions de type commentaires (entre %%) ne sont pas exportées. Misère à poil, aurait dit C., et j’ignore s’il faut ou non mettre un s à poil dans cette expression. Ce que je sais en revanche, c’est que j’ai toutes les peines du monde à remplir ma playlist 2020. Là, je plafonne à six chansons, 23 minutes de temps, et des trucs qui ne sont pas franchement actuels : telle reprise de « The Man Who Sold the World » que nous injecte la Secret Bowie Society depuis l’espace probablement, pendant que la Blackstar continue d’orbiter autour de nous dans l’ombre (ou le contraire), une autre de « Because » des Beatles par Vienna Teng et Brandon Ridenour. En fait, une seule chose que je ne connaissais pas jusqu’à il y a quelques jours, mais quelle chose : « Hana » de Asa Chang & Junray. C’est très expérimental. C’est parlé. C’est le rythme de la parole et des mots. Ponctuation, percussion, souffle. C’est vraiment ouf. Sinon, rien. Quand ça chante, j’écoute pas. J’ai un problème avec le rock (le rock est mort depuis Dark Side of The Moon dixit Benoît ’Farigoule Bastard’ Vincent), j’ai un problème avec la pop. J’allais écrire j’ai un problème avec la popo, mais je n’ai aucun problème avec la popo, sinon que ce courant musical du futur n’a pas encore été inventé. Ou peut-être est-ce précisément ce que joue le sélecteur du lave-linge pendant plusieurs secondes ? Un espèce de rythme binaire froid. Justice nulle part, bip-bip de l’électroménager partout. C’est littéralement inhumain, comme son, et c’est sans doute ce qui me plait. Hier, je me disais que telle piste de Colleen ferait une bonne sonnerie de portable (car c’est à ça qu’est réduite la musique au jour d’aujourd’hui (sic) : à une forme de jingle). Une notification m’apprend qu’un grand magasin célèbre pour avoir été racheté par le Qatar il y a quelques années fait sa rentrée. C’est ça, au fond, qui est inhumain. Et voilà ce qui me touche : dans les récits d’aventure, c’est chez les héros qui a priori n’ont rien d’humain (les super-héros, les monstres ou les être robotiques) qu’on trouve des preuves d’humanité les plus touchantes (car imprévues a priori), alors que la majorité des gens réels qu’on nous montre partout font surtout la preuve de leur absence d’humanité. Moi-même, je ne me sens pas très abité par des sentiments humains. C’est le problème des images et des récits simplistes. Ils nous arrachent à notre sensibilité humaine, à nos fragilités. Par exemple, avoir montrueusement faim en plein milieu de la journée après avoir mal géré le nutriscore de soi, c’est une fragilité. Je me méfie de l’huile de sésame quand bien même l’huile de sésame semble être dotée d’un pouvoir merveilleux : rendre les choses fades bonnes, notamment couplée à la sauce soja. Là, c’était des crevettes et des poivrons avec des nouilles de riz, et il a fallu que je m’en remette aux radis pour survivre. Je ne me fais pas d’illusions sur mes (non) capacités à pouvoir regarder le match de ce soir. Je fais l’erreur de croire que parce que j’ai râté un match spectaculaire dimanche, celui de ce soir, contre la même équipe, le sera tout autant. Toutes les probabilités montrent en réalité que ce sera un match ennuyeux. C’est le cas. Je le regarde vaguement sur l’écran einké du BM3, ce qui est peu lisible. C’est saccadé. Parfois on perd de vue le ballon. Est-ce utile de distinguer le ballon dans le football business d’aujourd’hui ? Du moment que tu ne perds pas de vue les sponsors... C’est amusant : à cause de la rémanence, très forte dans ce mode qui favorise la fluidité, sur les plans larges, on a la sensation que les déplacements des joueurs génèrent une trace grise qui les suit, comme si nous avions sous les yeux non pas vingt-deux millionaires en short (et un arbitre) mais vingt-deux escargots sécrétant leur trainée de bave (et un arbitre-limaçon parmi eux). Et, de toute évidence, ça va mieux. Est-ce à cause de la bave ?


samedi 15 février 2020 - samedi 12 juillet 2025




↑ 1 Je renvoie ici à Jérôme Orsoni non car j’estime qu’il écrit de la mauvaise poésie mais parce que cette expression-là, je la lui emprunte.

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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

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