Le boulevard WTF s’est comme déplacé sur la droite. L’immeuble du cabinet aussi. C’est comme si devant moi, aujourd’hui, toute donnée visuelle, par rapport à hier, s’était comme décalé vers la droite. La sortie de métro ouvre sur l’autre versant de la rue, les vitrines des magasins de luxe empiètent sur les stands de kebabs et le numéro 48 de l’immeuble est devenu le numéro 53. Pas grave. Je suis en avance. J’ai rendez-vous. Je me sens moi-même comme plus à droite qu’hier. Signe que peut-être je progresse. C’est celle de l’accueil qui me reçoit avec le sourire et des joues. Elle demande : vous voulez un café, un verre d’eau minérale ? Je dis non merci mais je note le progrès. Hier l’eau n’était que de l’eau. Aujourd’hui elle devient minérale. L’eau aussi s’est décalée vers la droite. Dans un autre bocal Svetlana me reçoit. Elle me dit je ne m’appelle pas Svetlana, j’ai envie de lui dire : moi non plus. Avant de venir une ex-collègue m’a envoyé un texto. Elle m’écrit : tu verras, les cabinets c’est moisi. Je jette un oeil au mur, au sol, la moquette. Je reste sur mes gardes. Svetlana commence en disant : j’ai examiné votre dossier attentivement. J’ai cité mon ex-collègue comme référence lorsque j’ai rempli la paperasse d’hier. Je lui ai dit si on te demande, c’est toi la pédégère et moi je serais comme qui dirait un mec en or, compris ? Svetlana voudrait savoir pourquoi j’ai vu mes prétentions salariales à la hausse. Je lui demande : est-ce qu’on est censé accorder toutes les fonctions dans l’entreprise au féminin si on parle d’une femme, même si c’est une abréviation ? Je me demande : est-ce que cette question était sexiste ? Elle répond surtout, mais préfère parler du salaire. Je lui explique que je pouvais difficilement voir mes prétentions à la baisse, que j’ai rarement d’ailleurs l’occasion de parler de prétentions, et je lui précise enfin que je suis un mec en or, des fois qu’elle n’ait pas suffisamment approfondi mon dossier pour y piocher la phrase. Elle me dit il faut savoir qu’ici nous ne nous occupons que des métiers de l’assistanat et nos salaires sont plafonnés à 40K€ l’année. Elle parle en brut. Elle parle en fixe. Elle parle en sacs de fric. Je dis moi je croyais que c’était salaire horaire. Elle pourrait rire. Elle ne rit pas. Quelqu’un rit dans ma tête pour combler la décevante réalité de la chute. Elle me dit nous allons parler de vos points faibles, je dis je suis tout ouï. Commençons par votre apparence et je l’arrête de suite. Je dis j’ai un costume, je dis j’ai une cravate, je dis j’ai une chemise qui était en soldes pas plus tard qu’il y a deux semaines. Je dis j’ai toute la panoplie, même le nez de clown, alors faut pas me la faire. Elle me montre mes pieds. Enfin mes pompes. Elle me dit ce n’est pas sérieux, ce qui est drôle, car c’est exactement l’appréciation que j’ai collé, hier, à la pauvre lettre type en français moyen dont on m’a confié la relecture. Je pourrais le faire remarquer mais je retiens les mots dans ma gorge comme un reflux gastrique : ce ne serait, justement, pas sérieux. Je lui dis mes pompes sont noires, je vous assure qu’elles font ville. Et j’ai envie de lui dire : j’aurais pu mettre des Van’s. Elle me dit certainement pas. Svetlana est du genre à préférer les pompes à glands, ou je ne sais quoi. Elle me dit je ne m’appelle pas Svetlana, je dis vous ne vous appelez pas Svetlana. Enfin les pompes : en changer. Je lui dis et les chaussettes ? Elle dit quoi les chaussettes ? Je lui montre. Elles sont noires, Bart Simpson plaqué sur la malléole de chaque côté. Il dit : « eat my shorts ! » ce qui veut dire « bouffe mon short ! » et qui a été curieusement traduit en français par « vas te faire shampouiner ! » Je veux dire quand même : qu’est-ce que c’est censé vouloir dire ? Elle me dit les chaussettes ce n’est pas grave car ça ne se voit pas. Je n’aborde pas la question du caleçon. Elle commence une phrase et je la coupe après le mot compétence, je dis : qu’en est-il de Yogi l’ours ? Elle dit Yogi quoi ? Je réponds Yogi l’ours. Le dessin animé. Je veux dire le type, enfin l’ours, se balade quand même avec un chapeau, une cravate, et rien d’autre. Ni chemise, ni pantalon, ni caleçon d’ailleurs. Est-ce que c’est toléré dans le monde de l’entreprise ? Est-ce que le dress code est clean ? Il faut croire, puisque Yogi l’ours a un boulot. Je veux dire c’est quoi ce bordel ? Elle n’a pas de réponse à cette question. Aucune des personnes que j’ai croisées par la suite n’avaient de réponse à cette question. C’est le genre d’argument contre quoi on ne peut rien. Elle me dit qu’elle a lu les recommandations transmises par mon ex-collègue : j’ai envie de lui dire quel rapport avec Yogi l’ours ? Elle me dit c’est très impressionnant. Elle me dit vous avez vraiment travaillé pour B sixteen ? Je lui dit pas pour lui, Svetlana, avec lui. Ensuite je croise les jambes et les mains sur les jambes et je ferme les yeux une seconde pour prendre un faux air satisfait. Les yeux fermés je ne la vois pas, mais je pourrais jurer qu’elle me trouve un air satisfait. Elle lit également sur son papier que je suis fiable et je précise que mon ex-collègue pédégère n’étant pas dyslexique, il faut bien comprendre fiable et non faible car la différence est de taille, même si ce sont les mêmes lettres mais dans un autre ordre. Je me pose d’ailleurs la question : est-ce qu’un candidat dyslexique est un candidat à problème ? Elle me dit je ne comprends pas, êtes-vous dyslexique ? Je lui dis Svetlana, votre totale incapacité à bien vouloir rire à mes blagues quand je me donne la peine d’en faire me désole et m’ennuie, puis je tire mon pantalon pour qu’elle puisse lire sur mes chaussettes la phrase : « eat my shorts ! », en espérant qu’elle comprenne. Elle me dit la dyslexie mise à part, je n’ai qu’un seul problème avec vous. Je dis lequel ? Elle me dit je n’arrive pas à vraiment vous cerner. Je me recule sur ma chaise. Est-ce que ça veut dire qu’elle voudrait tourner autour de moi dans le bocal ? Est-ce que ça veut dire qu’elle serait mentalement dérangée ? Elle me dit je vous explique, et elle le fait : vous avez un profil atypique (elle prononce a puis typique comme si c’était deux mots), vous avez fait des choses très différentes et j’ai du mal à le retranscrire sur papier. Je lui dis : vous retranscrivez sur papier ? Sans le dire elle me fait oui. Elle me dit je dois mettre des croix dans des cases, vous comprenez ? Je comprends. Je lui dis pourquoi ne pas mettre des demis croix ou des quarts de croix dans plusieurs cases ? Elle me dit le système ne l’acceptera pas. Je lui dis est-ce que c’est une impression de déjà-vu ? Elle fait pardon ? Je lui dis est-ce que c’est une impression de déjà-vu ? Elle me dit ça le devient. Je lui dis on est dans la matrice, comme ça, à son oreille, en italique. Elle coche quelque chose sur son papier. L’entretien est terminé. Elle me dit place aux tests. Aux quoi ? Aux tests (elle prononce tes puis teuh comme si c’était deux mots, comme si j’étais pas clair). Elle m’installe devant un PC et me dit : vous avez trente minutes. Par tests. Il y a trois tests. Le premier test est sur Word. Trente questions. Je dis mazette. Elle dit je vous laisse. Je clique sur commencer. Je me dis que l’écran gris me file faim, que j’ai une pizza quelque part dans mon frigo. Si vous deviez centrer le texte surligné, sur quelle partie de l’écran cliqueriez-vous ? Il me semble qu’elle est au jambon et aux champignons. Si vous deviez utiliser l’icône carafe, quelle fonction chercheriez-vous à effectuer ? Je me demande : ai-je déjà vu de toute ma vie l’icône carafe ? Je me demande : est-ce que la date de péremption n’est pas déjà dépassée ? Si vous deviez mettre le texte surligné en italique, sur quelle partie de l’écran cliqueriez-vous ? Si l’on se rend compte de l’expiration de la date après avoir ingéré la nourriture, est-ce qu’on doit se fourrer deux doigts dans la gorge sur le champ pour vomir illico ? Si vous deviez transformer le texte surligné en texte dynamique en 3D, sur quelle partie de l’écran cliqueriez-vous ? Qu’en disent les professionnels de la santé publique ? Si vous deviez transformer ce diagramme en camembert, sur quelle partie de l’écran cliqueriez-vous ? Qu’en disent les convenances ? Et est-ce qu’un camembert peut se périmer ? Est-ce que ce n’est pas déjà un peu moisi à la base ? Je quitte le bocal informatique. Je repasse par celle de l’accueil. Elle me demande avez-vous terminé ? Je dis oui. Je dis non. Je dis j’ai commencé à le terminer et puis je me suis arrêté en cours de route. Elle me dit pardon ? Elle ne plaisante pas. Je lui dis pourrais-je avoir un verre d’eau ? Elle me dit vous avez abandonné le test ? Je dis oui. Je dis ce serait juste un verre d’eau, elle n’a pas besoin d’être minérale. Elle me dit je peux savoir pourquoi vous avez abandonné le test ? Je lui dis divergences internes sur la moisissure. Je lui dis question de date de péremption possiblement expirée. Je lui dis je ne savais pas quoi faire de la carafe. Elle me dit est-ce que votre conseillère sait que vous avez abandonné les tests ? Je lui dis elle n’a pas besoin de savoir. Ça restera entre nous. Vous pouvez lui dire que je m’ennuyais, ou que je ne trouvais pas le démineur dans le dossier « Jeux ». D’ailleurs il n’y avait pas de dossier « Jeux ». Je lui dis vous pouvez lui dire tout ce que vous voulez. Et je lui tape sur l’épaule pour qu’elle comprenne qu’entre elle et moi y a connivence. Elle se rue sur son téléphone pour prévenir ma conseillère qui saute hors de son bocal pour me rattraper. Je savais que j’aurais dû lui faire un clin d’oeil plutôt que de lui toucher l’épaule. Elle me dit monsieur si vous partez maintenant votre dossier sera nul, on devra vous supprimer de nos listings. Je me dis merde. Je lui dis vas-y. Je lui dis franchement, c’est une énorme perte de temps ici. Elle me dit donnez moi juste une seule raison de ne pas passer ce test sur Word. Je lui dis mon ancien boss est un fada de l’open source. Je lui dis je ne veux pas être mis en relation avec des entreprises qui recrutent par QCM. Je lui dis est-ce que je dois vous montrer le slogan sur mes chaussettes encore une fois ?


vendredi 4 février 2011 - mardi 23 avril 2024




31164 révisions
# Objet Titre Auteur Date
Article publié Article 230324 GV il y a 6 heures
Les plus lus : 270513 · 100813 · 130713 · 120614 · 290813 · 271113 · 010918 · 211113 · Fuir est une pulsion, listing adolescent · 120514 ·

Derniers articles : 230324 · 220324 · 210324 · 200324 · 190324 · 180324 · 170324 · 160324 · 150324 · 140324 ·

Au hasard : 121115 · 020213 · 240321 · 160923 · 250216 · 280915 · 140320 · Semaine 49 · 020609 · 070318 ·
Quelques mots clés au hasard : St-Etienne · Valery Larbaud · Paul Claudel · Ennio Morricone · Jean-Marc Ceci · Régis Jauffret · Michel Butor · Éric Hazan · Zelda · Aristote · William S. Burroughs · We Bare Bears · Spip · AnCé t. · Simon Morris · Kimberly King Parsons · Madeleine Peyroux · Hideo Furukawa · D’ici là · Emmanuel Kant · Jean Sibelius · Eminem · Witold Gombrowicz · Marie Cosnay · Lutz Bassmann · Malcolm Knox · Denis Labouret · Cyrille Martinez · Stefano d’Arrigo · Pink Floyd

Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

Livres : Vers Velvet (Pou, Histoires pédées, 2020). Accident de personne (Othello, réédition 2018) · Le Chien du mariage (traduction du recueil d'Amy Hempel, Cambourakis, 2018) · Mondeling (avec Junkuu Nishimura, publie.net, 2015) · Coup de tête (publie.net, 2013, réédité en 2017) · Accident de personne (publie.net, 2011) · Livre des peurs primaires (publie.net, 2010) · Qu'est-ce qu'un logement (publie.net, 2010)