La nuit est la chambre d’échos des jours ; sauf que personne ne crie. Ce qui se répercute, ce sont les couleurs (préformées dans l’œil, dixit Goethe), les lueurs, la culpabilité. Oui, j’ai écrit le mot culpabilité ; je ne me sens coupable de rien. Je ne me sens pas coupable de consulter, avant de sortir et de décider du mode de déplacement optimal, l’indice de pollution prévu ce jour, la météo bien sûr, les chiffres de la pression atmosphérique et, fatalement, le nombre de morts du covid la veille et le nombre d’entrées à l’hôpital, les contaminations et l’ICU. Voilà ce qui est dystopique as fuck. Ou du moins devrait l’être. Mais non, c’est naturel. On s’y est fait à ça.

Chuck et la séquestrée apparaissent comme des sortes de Roméo et Juliette infernaux, Mona et le Polonais (qui dorment ensemble une fois tous les quinze jours, mais presque sans se toucher, chacun à un bord du lit et se masturbant mutuellement avec des mains qui sont décrites comme des antennes d’insectes) apparaissent comme la contrepartie : le vieux couple qui a atteint ou est sur le point d’atteindre la sagesse, l’état de Roméo et Juliette Célestes.

Roberto Bolaño, Les déboires du vrai policier in Œuvres complètes, volume 2, L’olivier, traduction Jean-Marie Saint-Lu

Dans ma poche quelqu’un s’adresse à moi, c’est une femme, une annonce à laquelle j’ai répondu pour un logement quelque part, j’ai oublié où, lequel, du reste elle ne précise pas de quel logement il s’agit, je dis logement pour ne pas dire ceci ou cela, uniquement son adresse que je ne possède pas, et pour me dire que c’est trop tard, une semaine après que je l’ai contactée, maintenant c’est loué. D’autres drôles d’échanges : mails automatiques d’une agence demandant, automatiquement donc, la référence du logement pour lequel je postule. Mais il s’agit d’un message envoyé via un formulaire imbriqué dans l’annonce même qu’ils ont laissée ici ou là, et la référence figure bien dans le message puisqu’ils l’y ont inscrite. Je le leur dis. Nouvelle réponse, automatique encore, plusieurs jours plus tard, identique, veuillez préciser la référence de l’annonce concernée, etc. Que faire ? Déjà se dire 1 : ne laisse pas entrer le mal dans tes pensées. Ça n’aide pas à trouver un logement, mais ça aide à trouver la voie. Pour trouver la voie, il faudra me couper la tête. Si je n’ai plus de tête, je n’aurai plus mal à elle. Mais c’est un plagiat de moi-même, cette phrase : c’était déjà une peur primaire quand elles sont parues, il y a dix ans je crois. Je n’ai pas beaucoup de peurs primaires à vélo. Je suis sans doute un peu inconscient. Je ne fais pas n’importe quoi mais ça m’est arrivé de le faire. Près de deux ans que je ne me suis pas servi du mien, de toute façon, là donc je ne risque pas. La dernière fois que je suis monté sur un, c’était à Kyoto. Depuis, plus. J’aimerais. J’aimerais retraverser la ville encore, même pour n’aller nulle part, le faire au moins une fois avant qu’on parte ; là si. J’avais quelque part. Où aller. Mais impossible de remettre la main sur la pompe à vélo, or en deux ans les pneus, que deviennent-ils ? Rien. Ils perdent de leur subsantifique. C’est vrai. Je veux dire j’ai pu m’en assurer. Avec les yeux, les doigts. Tâte. Mais de pompe, pas. Je sais que pendant longtemps, la pompe à vélo est restée dans un tiroir de la cuisine. Elle n’avait rien à faire là, et en soi c’était étrange de l’y avoir mise. Chaque fois que je la voyais (c’est-à-dire souvent), je me disais qu’il fallait la mettre ailleurs, d’autant que nous avons un grand casier pour tout ce qui concerne les accessoires de vélo. Il aurait été logique de l’y déplacer. Oui mais voilà. Ici, dans ce tiroir de la cuisine, je savais qu’elle y était. Je rechignais donc à la bouger ne voulant pas prendre le risque de ne plus la trouver le jour où je la chercherais. Par exemple aujourd’hui. Bien sûr, elle n’y est plus. Pas plus que dans le casier des accessoires de vélo, ou dans mon sac à dos, ni partout où j’ai regardé. J’ai bien fini par la trouver, après un certain temps à la chercher. Elle était là où sont les choses qu’on ne trouve pas. Mais c’est trop tard. Le moment est passé. Demain peut-être. Mais je sais bien que non.


jeudi 30 juillet 2020 - dimanche 28 avril 2024




↑ 1 Selon Twitter, c’est Confucius.

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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

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