Gloria Ackerman, Traverser Tchernobyl, Premier Parallèle

Nous quittons rapidement la ville en direction de la centrale. À quelques kilomètres de là, nous sommes de nouveau arrêtés sur une route totalement déserte : nous entrons dans la zone très contaminée d’un rayon de dix kilomètres autour de la centrale. Deux autres miliciens contrôlent nos papiers pour s’assurer que nous avons bien les habilitations nécessaires. Bientôt, les célèbres contours du complexe de la centrale se profilent à l’horizon. Mais nous nous dirigeons d’abord vers l’étang de refroidissement, ou plus exactement vers le canal qui y est relié. Avec un peu de chance, on peut y observer de gigantesques silures depuis un pont ferroviaire désaffecté qui surplombe le canal. Le directeur, jovial, a prévu une miche de pain pour faire venir les monstres. En effet, les poissons rappliquent dès que les premiers morceaux sont jetés. Mais par cette journée grise, l’eau n’est pas assez transparente pour les voir distinctement. Le directeur, qui comptait les photographier, dépité, m’entraîne en direction du sarcophage.

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« L’Arc », monté en 1976, était le plus grand radar intercontinental de l’Union soviétique. L’installation ronde apparemment n’existe plus.

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Nous empruntons une route vierge de toute indication, tracée au milieu d’une forêt épaisse. Peu à peu, le mirage occupe tout l’horizon ; à l’approche, un panneau d’interdiction d’entrer, avec un pictogramme de danger radioactif, surgit devant nous. Nous arrivons à la grande porte à deux battants verts, décorés d’étoiles.

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Et voilà que le radar apparaît devant moi. Le soleil monte rapidement et chasse la brume matinale, de sorte que je peux admirer la construction insolite qui me rappelle, mutatis mutandis, l’architecture à la fois solide et aérienne de la tour Eiffel. Cette merveille, désormais inoffensive, semble tout droit sortie d’un film de science-fiction. Même la rouille, omniprésente à Tchernobyl, ne dissipe pas l’enchantement. J’ai envie d’escalader cet enchevêtrement de tiges métalliques, mais mon guide me le déconseille : elles sont radioactives à souhait.

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Pressée par mon accompagnateur, je fais demi-tour pour visiter la salle de commande. C’est la même désolation qu’à Pripiat. Portes défoncées, sol jonché des schémas électriques des ordinateurs de l’époque qui occupaient des pièces entières, quelques rares meubles jetés pêle-mêle. Et pour souligner l’abandon, des empreintes d’élan…

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« Fermez vos yeux. Des hectares et des hectares de sapins et de bouleaux et de vallons. Des troupeaux de chevaux d’espèces menacées y paissent et s’y multiplient. Des meutes de loups parcourent le territoire. De rares oiseaux y font leurs nids. Pas d’humains, à de très rares exceptions près. Est-ce un paradis ? Peut-être. Vous pouvez y aller. Prenez-y vos vacances. Juste quelques règles de base. Ne ramassez pas les champignons. De toute façon, ne les mangez pas. Ne mangez pas à l’extérieur. Ne fumez pas à l’extérieur. Est-ce un lieu où vous voulez vraiment aller ? Est-ce une retraite qui mérite que vous vous y exiliez ? » Et le magazine conclut : « Ouvrez les yeux. Vous êtes à Pripiat. Et c’est peut-être le dernier endroit sur terre où vous voulez vous retrouver. »

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La première chose qui frappe lorsqu’on arrive à Tchernobyl, c’est que la plupart des rares passants, hommes et femmes, portent des tenues de camouflage. C’est l’uniforme de la zone. À l’exception des samossioly, ces personnes âgées qui vivent dans la zone d’exclusion malgré l’interdiction, tous y travaillent et y vivent par intermittence. En fait, le calme plat ne règne qu’à Pripiat et sur le site de « L’Arc ».

Combien sont-ils ? Entre 4 000 et 5 000 personnes logent à Tchernobyl. Elles y travaillent soit quatre jours sur sept, soit quinze jours de suite suivis du même temps de repos.

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Les champignons sont cueillis dans les forêts environnantes, et les poissons, pêchés dans la rivière ou le canal de refroidissement de la centrale où nagent les silures de la taille de petits cétacés. N’est-ce pas dangereux ? « Pas trop, si l’on trempe les champignons dans l’eau et qu’on retire la tête et les arêtes du poisson. C’est là que se loge le césium. Et puis, chère Galia, comment vivre au milieu de cette belle nature sans en profiter ? » répond Vladimir en esquissant un sourire coupable. Je ne sais pas d’où lui vient cette idée, mais il semble avoir trouvé une solution magique : il boit de l’eau du robinet congelée, puis décongelée. « Toutes les impuretés tombent et forment un dépôt, et il vous reste de l’eau qui purifie votre corps », affirme-t-il.

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« Tchernobyl a un microclimat très particulier, même des noix y poussent », se réjouit-il, admiratif. Je goutte un fruit au goût exquis.

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Les rues ne sont pas éclairées et la faible lueur qui s’échappe des fenêtres ne dissipe pas l’obscurité, dense, palpable. Nous sommes seuls. Aucun autre passant ni aucun bruit à part le bruissement des arbres et les hurlements lointains de chiens – à moins qu’il ne s’agisse de loups. Pour nous rendre à mon hôtel, nous empruntons un raccourci. La torche de Vladimir éclaire de grosses racines d’arbres qui ont fendu l’asphalte. On dirait des serpents noueux. Comme je sais que des sangliers rôdent ici la nuit, je ne me sens pas rassurée. Mon compagnon m’arrache à mon angoisse : « Regardez les étoiles, chère Galia ! » Je lève la tête et – oh, sublime spectacle ! – le ciel est couvert de milliers d’étoiles. Comme dans un planétarium, sauf que celles-ci sont vraies.

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Voici l’immeuble clair en brique de l’administration de la zone, avec sa statue de Lénine ; la bâtisse de plain-pied du klub26 fermé depuis juin 1987, juste après le procès des responsables de la centrale, qui s’est déroulé dans une ville vide, interdite aux journalistes et aux badauds ; le cinéma, fermé lui aussi et transformé en gigantesque hangar d’objets ethnographiques rassemblés par une équipe de chercheurs téméraires, soucieux de préserver la mémoire des traditions paysannes ; la belle église de Saint-Élie, bleue et blanche, clinquante, restaurée pour satisfaire le besoin de réconfort des intermittents de la zone ; le cimetière, fréquenté une fois par an par une foule d’évacués qui rendent visite à leurs ancêtres ; l’imprimerie, où deux vieux typographes tournent encore les manivelles de presses archaïques pour leur commanditaire, le ministère des Situations d’urgence ; les bâtiments publics occupés par les antennes de différents instituts de recherche ; la caserne de pompiers, que quelques dizaines de jeunes gars ont quittée pour la centrale cette nuit fatidique du 26 avril 1986 et dont aucun n’a survécu au syndrome d’irradiation aiguë.

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J’aime me promener dans le vieux Tchernobyl, puis descendre jusqu’au vieux port fluvial. Il était assez important aux époques tsariste et soviétique, car la rivière Pripiat reliait la Biélorussie et une partie de l’Ukraine à la mer Noire ; même des cargos maritimes y circulaient. Aujourd’hui, la rivière reste sûrement aussi belle que dans le passé, avec ses eaux lentes, profondes et calmes et ses couchers de soleil romantiques, mais le pont qui l’enjambait, le quai et les installations portuaires, couverts de rouille, ne sont plus que des reliques pittoresques. On y trouve en revanche amarrées quelques vedettes, comme celle, peinte en blanc et vert, qui porte le fier nom de Stalker.

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Se promener dans le vieux Tchernobyl me rend mélancolique. C’est le sentiment que produisent généralement les ruines quand elles sont pittoresques, comme le sont ces vieilles maisons de plain-pied abandonnées. J’aime m’enfoncer dans les rues où la forêt prend peu à peu le dessus sur la civilisation. Cependant, certaines maisons sont bel et bien occupées. Parfois par leurs propriétaires, revenus clandestinement dans la zone et dont la présence est tolérée depuis plusieurs années ; parfois par des dignitaires de la zone qui s’emparent de biens immobiliers vacants. On les reconnaît tout de suite : repeintes, leurs jardinets sont soignés et, de temps à autre, des pancartes supposées dissuader les intrus vous accueillent : « Le maître du logis habite ici. »

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« On aimerait profiter de la vie encore une bonne dizaine d’années, mais je doute qu’on puisse tenir si longtemps. On a trop souffert. Trois fois, on a dû recommencer à zéro. Il était impossible d’entrer dans cette maison. Tout était couvert de ronces, et il n’y avait pas une seule vitre. Comme on avait détruit et enterré d’autres maisons dans cette rue, la nôtre était remplie de terre et de feuilles mortes. Nikolaï a dû évacuer la terre avec une excavatrice. Et couper plusieurs jeunes arbres qui avaient poussé pendant dix ans pour accéder à la maison. On vit ici depuis 1996. À cause de toutes ces pertes, nous n’avons presque plus rien : un chien et trois accordéons, voilà tous nos biens. »

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Pour l’instant, seuls 12 habitants de Tchernobyl sont légalement propriétaires de leurs maisons. Une centaine d’autres, dont les Koukharenko, ne sont que des samossioly qui n’ont pas la possibilité d’établir un acte de propriété et d’enregistrer leur bien au cadastre. On peut acheter une maison en relativement bon état à Tchernobyl pour 500 dollars seulement, mais sans acquérir le droit légal d’y résider. Or, le gouvernement ukrainien a l’intention de transformer une grande partie de la zone d’exclusion, y compris Tchernobyl, en une sorte de réserve naturelle. La zone interdite serait alors limitée, approximativement, à un rayon de dix kilomètres autour de la centrale.

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On se représente souvent la zone comme un désert dépourvu de toute présence humaine. En pensant à la construction du nouveau sarcophage appelé à recouvrir le premier – bâti en 1986-1987 par des liquidateurs au péril de leurs vies et désormais fissuré –, on imagine que seule une poignée d’individus surprotégés y participe. Or, c’est faux. La zone connaît en vérité une activité économique officielle et clandestine bien plus importante qu’on ne le croit. Elle se concentre essentiellement sur l’exportation du bois et des métaux d’une part, la construction et l’entretien de sites de stockage de déchets nucléaires, y compris la centrale à l’arrêt, d’autre part. De nombreux individus y séjournent par intermittence, faisant de la ville de Tchernobyl un lieu de vie, certes fort étrange, où le mouvement est constant.

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« La forêt rousse », c’est ainsi que l’on appelle la forêt attenante à la ville de Pripiat. D’une superficie de 10 km², elle a reçu le plus gros des retombées locales de l’explosion et péri en quelques mois. Les arbres avaient littéralement cramé, d’où la couleur flamboyante. Les témoins racontent que, du fait de l’exposition à la poussière radioactive, la forêt, essentiellement composée de pins, scintillait dans la nuit. Après la catastrophe, les liquidateurs ont rapidement grimpé dans des bulldozers pour déraciner et enterrer ses arbres. Mais les urgences étaient si nombreuses que l’on ne s’est pas occupé des autres bois, qui occupent pourtant les deux tiers de la zone interdite. Des forêts artificielles pour la plupart, des pinèdes plantées sur l’ordre de Staline après la guerre afin de créer une industrie forestière sur des sols trop pauvres pour supporter une agriculture intensive.

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Quand c’est entre 40 et 100 Ci/km2, les arbres abattus peuvent être utilisés à l’intérieur de la zone, mais il est interdit de les exporter. On distribue ce bois, par exemple, aux samossioly pour leurs besoins en chauffage. Nous nous en servons également dans nos exploitations forestières pour chauffer les logements dans lesquels notre personnel habite par intermittence, au rythme de quinze jours par mois. En revanche, nous n’abattons pas de bois dans les réserves naturelles dont le taux dépasse les 100 Ci/km2. Nous y assurons seulement le maintien des trouées. Par là, c’est vraiment dur. Quand on y travaille, au bout de quarante ou cinquante minutes, on commence à avoir un mal de crâne carabiné. Ce sont les radiations. Et le mal de tête persiste tant qu’on reste sur place. Mais que faire ? Si ce travail n’était pas fait, en cas d’incendie, les conséquences seraient catastrophiques. »

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« Ne croyez pas les bobards, me lance-t-il, il n’y a ici ni loups chauves, ni moutons à cinq pattes, ni aucun animal monstrueux. On décompte plus de 300 loups, une quarantaine de chevaux de Prjevalski, et quantité de cerfs, d’élans, de sangliers, de renards, de ratons laveurs, de martres et j’en passe. On a aussi le projet d’importer des bisons. »

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Ces jeunes gens [pompiers] se sont trouvé une occupation singulière : ils ont aménagé un enclos où vivent des animaux qu’ils ont recueillis au hasard de leurs missions : une sorte d’attraction touristique dans la zone. « Nous avons décidé de prendre soin des animaux abandonnés, me confie l’un d’eux. Voici un élan. Nous l’avons trouvé à l’âge de trois jours, il était couché sur la chaussée. Sa mère avait probablement péri. On lui a donné du lait en poudre et des pots pour bébés. Et maintenant il broute de l’herbe, mais ne refuse pas les bouillies. Bientôt, il faudra qu’on se décide de le faire stériliser. Si on ne le fait pas, il partira tôt ou tard pour se chercher une femelle. Et périra à coup sûr. Mais pour nous, c’est beaucoup de travail et de frais. »

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Le plus connu des lieux de stockage provisoires était Rassokha, du nom d’un village évacué. Il comptait, avant la catastrophe, près de 400 habitants. Pendant les travaux de liquidation (1986-1991), on y stockait les moyens de locomotion qui ne pouvaient plus être décontaminés. Dans les faits, seule une partie des engins entreposés – hélicoptères, véhicules blindés du génie IMR-2, chars dépanneurs blindés, voitures de transport blindées à chenilles et à roues, voitures de reconnaissance chimique, camions, bétonnières, etc. – ont été enterrés ; les autres sont restés parqués sur un énorme terrain de 20 ha.

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Une vidéo montre les dimensions et la densité de ce « parking » à ciel ouvert en 199040. Lorsque j’y suis allée en 2005, ce site était encore assez impressionnant. Mais on m’a confié que, malgré les barbelés et la surveillance, des voleurs du métal y sévissaient. En 2013, la décision a été prise de découper les gros engins, d’en décontaminer une partie et d’envoyer le reste au « cimetière » de Bouriakovka. C’est ainsi que, au grand dam de nombre de rôdeurs, ce célèbre site a cessé d’exister.

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C’est l’un des responsables, Youri Diatchenko, qui m’a fait visiter le « cimetière », créé en 1987. Ce dernier dispose de plus de trente tranchées spécialement aménagées pour enterrer la ferraille fortement contaminée. Parallèlement, un parking regroupe les engins récemment transférés de Rassokha, en attente d’enfouissement. Comme Bouriakovka se trouve à l’intérieur du périmètre de la petite zone (rayon de 10 km autour de la centrale), ce site ne jouit pas d’une grande publicité. Il continue pourtant à prendre de l’ampleur.

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La zone interdite est un univers essentiellement masculin, où beaucoup d’hommes, des forestiers ou des écologistes aux ingénieurs, adorent leur travail tout en sachant qu’ils s’exposent à un danger permanent. Peut-être même en tirent-ils une certaine fierté. D’autres conversations me reviennent à l’esprit. Lorsque j’ai demandé à Valentin Antropov s’il lui arrivait d’aller à Bouriakovka, il m’a répondu d’un air bravache : « J’y vais souvent, et je vais aussi à Podlesny, là où le taux de radiation est de 1 000 R/h, et dans d’autres décharges. C’est normal ! »

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Les eaux peu profondes de la rivière sont sans doute peu contaminées grâce aux travaux herculéens qui ont été réalisés pour empêcher les nappes phréatiques et les ruisseaux de se déverser dans la rivière, mais la vase est sûrement saturée d’isotopes radioactifs. Aussi écervelée que je sois, je ne foulerais certainement pas le rivage pieds nus, et encore moins le fond de la rivière.


dimanche 7 mai 2017 - samedi 18 mai 2024




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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

Livres : Vers Velvet (Pou, Histoires pédées, 2020). Accident de personne (Othello, réédition 2018) · Le Chien du mariage (traduction du recueil d'Amy Hempel, Cambourakis, 2018) · Mondeling (avec Junkuu Nishimura, publie.net, 2015) · Coup de tête (publie.net, 2013, réédité en 2017) · Accident de personne (publie.net, 2011) · Livre des peurs primaires (publie.net, 2010) · Qu'est-ce qu'un logement (publie.net, 2010)