Impossible de réserver en ligne mes billets de train pour juillet. Depuis deux jours, c’est le même message : erreur technique, veuillez réessayer plus tard. Mais plus tard, c’est-à-dire dans le temps, les prix s’envolent car, parait-il, ils sont volatiles. N’est-ce pas un monde merveilleux ? Un monde où les choses n’ont jamais de valeur fixe mais toujours relative, un monde encore doré de toute évidence, ce qui fait que fondamentalement rien ne vaut rien, tout est fictif, et c’est comme nos livres finalement : un livre neuf possède un prix arbitraire qui, en l’état actuel des choses, ne permet pas une rémunération juste et équitable de tous les acteurs de ce qu’on appelle la chaine, il est donc valorisé en-dessous de sa valeur réelle, sinon tout simplement personne ne l’achèterait. Mais dès qu’on le sort du circuit commercial, et qu’on veut par exemple le revendre, voilà qu’il perd la quasi intégralité de sa valeur, et c’est comme ça qu’on voit des livres végéter à 1€ ou 2€ dans des brocantes ou des solderies et ne pas trouver preneurs. Quand ils ne finissent pas tout simplement abandonnés (ou juste partagés si nous voyons le monde d’un meilleur œil) dans les boîtes à livre, donc sans valeur commerciale du tout. Ce qui fait qu’au final, un livre peut être à la fois trop cher et pas assez, et une même chose peut être et n’être pas son contraire en même temps. Encore une fois, rien n’a de sens (ce qui est probablement un soulagement quelque part, ça nous aide à nous en désintéresser, pour nous focaliser peut-être sur ce qui transcende la valeur, comprendre nos écritures elles-mêmes). Et quand tu appelles la SNCF pour réserver toi-même ton billet au téléphone plutôt qu’en ligne, on te fait patienter (c’est un message automatique), on te fait taper un, taper deux (c’est un message automatique), on te met en attente (c’est un message automatique), on ne te répond pas (là, ce n’est pas un message automatique, c’est rien du tout, des silences au carré), puis on te remercie de ton appel et on te souhaite bon vent (c’est de nouveau un message automatique). Et là, tu as envie de répondre à la voix dans le combiné (c’est-à-dire à personne) mais va bouffer mon short, ce qui est une expression qu’on n’utilise guère de nos jours. En réalité, c’est une expression qu’on n’a jamais utilisée, et qui n’existe pas. Sauf dans la série Les Simpson, où c’est un truc langagier, une invention de Bart, pour dire sans avoir à le dire (de façon plus policée, donc, plus inventive) va te faire foutre. En français, cette expression devient curieusement va te faire shampouiner, ce qui est encore plus incongru (on suppose qu’il fallait pour la forme de la bouche un son ch, preuve que les traducteurs et doubleurs de dessins (même pauvrement) animés comme Les Simpson font bien leur boulot). Ce qui donne une scène complètement incompréhensible en français, non pas dans Les Simpson mais cette fois dans Futurama, une autre série de Matt Groening, au cours de laquelle Bender, qui est un robot un peu destroy, envoyé sur un genre de décharge monumentale (je crois que c’est sur la lune ou, non, sur un astéroïde d’ordures), et confronté à un amoncellement de poupées parlante Bart Simpson abandonnées là, en tas, écoute le message enregistrée par elle (eat my shorts !) et le fait littéralement, il bouffe le short de la poupée. Voilà, ça n’a pas plus de sens que la valeur de nos livres quand c’est dit avec va te faire shampouiner mais ça en a avec va bouffer mon short, et ça aurait pu s’arrêter là cette histoire. Sauf que Tartelette, elle, qui a traversé il y a peu un genre d’épisode d’insatisfaction permanente (mais à qui cela n’arrive-t-il pas ?), a littéralement appliqué ce précepte, c’est-à-dire qu’elle s’est introduite dans la penderie et a bouffé mes shorts. Et je ne m’en rends compte qu’à présent, car la température monte dangereusement. Et il y a des trous dedans. Que faire ? Rien. Acheter un jour d’autres shorts. Trouver d’autres moyens de réserver ces billets. Faire ce que tout un chacun ferait en pareille circonstance. Attendre. Et me dire peut-être que si je n’étais pas en train de lire Le Dossier M, je n’écrirai pas aussi longuement dans le journal.

À cause de lui, M et moi étions condamnés à errer dans le monde intangible de la fiction, dont le centre est la circonférence et partout le nullipare ; à cause de lui, nous étions voués à une inexistence sans fin et aux joies blettes de la pure cérébralité ; à cause de lui, nous étions prisonniers de nos faits et gestes, coupés dans nos élans et coupables de les éprouver ; oui, par sa faute, nous devenions des spectres, des caricatures, nous étions risibles, nous étions des avortements de nous-mêmes sans cesse pratiqués. Du seul fait qu’il était dans les parages, nous étions voués à vivre un amour cavernicole, contraints de jouer une sinistre comédie qui rabaissait piteusement nos sentiments et faisait d’eux une affreuse parodie, les avilissait, les enfermait dans un frigo d’où ils ne pouvaient plus sortir. Où ils gelaient.

Grégoire Bouillier, Le Dossier M, Flammarion

Mais ce n’est pas là que je voulais en venir. Car, fatalement, côté Oui SNCF (c’est comme ça qu’il faut dire à présent), quelqu’un a bien fini par décrocher. Et passons les préconisations de la personne (essayez de nettoyer le navigateur, essayez plutôt sur Firefox que Safari ou Chrome, ça marche moins bien sur Safari ou Chrome, etc.). Le truc, c’est qu’elle m’a dit ensuite : vous avez essayé de réserver sur un ordinateur ? Il y a eu comme un blanc. Sur quoi voulait-elle que je réserve ? C’est que ça ne m’est même pas venu à l’esprit de le faire ailleurs, par exemple sur une application mobile. Sur mon téléphone, quoi. Et force est de constater que, dessus, ça marche. Je me suis senti con. Je me suis senti aussi con que jeudi dernier lorsqu’il m’a fallu réserver un Uber Ris-Orangis - Juvisy et que j’ai réalisé que, cette application, je ne savais pas comment elle fonctionnait. Si j’avais eu dix ans de moins, oui. Et j’aurais instinctivement fait ma réservation sur mon tel. Et, accessoirement (mais pas si accessoirement que ça en fait), je connaitrais par cœur mon numéro de téléphone. Alors, bon, les auteurs nativement numériques ont bon dos, les auteurs nativement numériques mon cul ; ils ne sont même pas capables, non pas de réserver un billet de train sur leur téléphone mais ne serait-ce que de penser à le faire ! Quand soudain, c’est limpide : dans Eff, qui s’appelle en réalité L’effervescence, les deux personnages principaux recherchent au fond la même chose (c’est ce que j’appelais l’autre jour l’équilibre), et qui se présentera à eux sous cette forme, l’effervescence, mais pas par le même sens. L’un le cherche par l’ouïe, l’autre par le toucher. Et le troisième personnage (dont je ne parviens pas à me rappeler le prénom), par le goût, ou par la vision. À voir. À un autre moment encore, pour autre chose encore, au sujet d’un passage assez long de ce texte : mais cette histoire, elle n’est pas pour Eff. Elle est pour Grieg. La déplacer là-bas alors. Là, si je relisais le texte écrit par quelqu’un d’autre, je passerais mon temps à corriger à pieds > à pied et je mettrais dans la marge tu as trop lu Réparer les vivants. C’était le cas. Mais tout de même, j’ai l’impression que quelque chose revient. Un flux ? M’abandonner à lui alors. Et sauver 3545 mots sur 5753.


mercredi 24 juillet 2019 - lundi 30 juin 2025




34043 révisions
# Objet Titre Auteur Date
Article publié Article 310525 GV il y a 20 heures
Article publié Article 300525 GV il y a 20 heures
Les plus lus : 270513 · 100813 · 130713 · 120614 · 290813 · 271113 · 010918 · 211113 · Fuir est une pulsion, listing adolescent · 120514 ·

Derniers articles : 310525 · 300525 · 290525 · 280525 · 270525 · 260525 · 250525 · 240525 · 230525 · 220525 ·

Au hasard : 170918 · 290119 · 110913 · 271221 · 200411 · Mardifévrier, catastrophe naturelle · 071123 · 300619 · 120911 · 190815 ·
Quelques mots clés au hasard : Alain Fournier · James Joyce · Agnès Varda · Golden Kamui · Emiliana Torrini · Diana Krall · Jérôme Porée · Henry David Thoreau · Goran Petrović · Robert Wyatt · Damon Albarn · Danielle Carlès · Jean Sibelius · Philippe Rahmy · Ross Robbins · H. · Oddtaxi · Franz Kafka · Andrej Pejic · Jean-Hubert Gailliot · Jacques Brel · François Ozon · Miguel Espinosa · Sarah Manguso · Fishbach · Stefano Massini · Bigflo & Oli · Éric Chauvier · Richard Galliano · janE Ǝyre

Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

Livres : Vers Velvet (Pou, Histoires pédées, 2020). Accident de personne (Othello, réédition 2018) · Le Chien du mariage (traduction du recueil d'Amy Hempel, Cambourakis, 2018) · Mondeling (avec Junkuu Nishimura, publie.net, 2015) · Coup de tête (publie.net, 2013, réédité en 2017) · Accident de personne (publie.net, 2011) · Livre des peurs primaires (publie.net, 2010) · Qu'est-ce qu'un logement (publie.net, 2010)