Par rapport à l’époque bénie de l’enfance, lorsque la guerre était encore un souvenir et pas encore un éternel présent, Amelissa Mao, Cléopâtre parmi les Cléopâtre de la rue des osselets, est plus grande de quelques centimètres. Plus ferme de corps aussi, et folle d’esprit. Avec six ans de plus que Bajir et deux que Soch’é, elle était de la génération des frères, admirée et redoutée. Ça semblait vieux de mille ans, désormais.
Aujourd’hui elle est mère. Le père : Bajir ne saura rien du père, sinon qu’il avait la tête sur les épaules. C’est elle qui parle :
— Le lendemain du jour où j’ai accouché dans les gants du toubib, le museau m’a poussé. Mes cheveux ont séchés et le gris m’est venu. Mais surtout, regarde, le museau m’a poussé.
Elle veut parler des sillons nasogéniens. Elle le montre à Bajir : le museau est partout dans son visage, de face, de dos, de profil. Elle avale de la gelée de baies qu’elle mâche en silence, faisant remuer ces sillons. Elle cherche à s’échapper de son regard maintenant, à cause de la gêne.
— C’est bien que tu sois passé me voir, Bajir. Et c’est bien que tu m’aies trouvée. Dis-moi Bajir : comment tu m’as trouvée ?
Peu importe ce que lui raconte Bajir.
Le long de ce thé à trois, elle tâchera de ne pas regarder Soch’é (qui est de côté) dans les yeux. Il est resté de marbre, lui. Il s’est contenté de manger sagement ses baies sans faire usage de la cuiller à huîtres prévue à cet effet, contrairement à Bajir qui lui ne touche à rien. Il a eu peur d’une scène, mais même pas. Bajir a pensé : quoi que fasse le mari qui a la tête sur les épaules, il doit être bien avec le futur-ex gouvernement de la ville. Or donc avec la milice. Or donc avec l’ennemi. Et aisé avec ça, vu le prix du thé, de la gelée, des baies, et des cuillers à huîtres. Encore un que la guerre enrichit. Ce monde est un autre monde, pense-t-il.
Amelissa Mao se tait. Être en présence de Bajir, bien qu’ils ne se ressemblent pas, équivaut à l’épreuve du miroir. Lui aussi la ville et la vie lui sont passées dessus, mais pour d’autres raisons. Lui n’a pas donné naissance, peut-être, mais il a aussi laissé sa douceur derrière lui. À dix ans, à douze ans, à quinze ans, il était lumineux, Bajir. Aujourd’hui il n’est plus que l’ombre de lui-même. Il n’est pas beaucoup plus épais qu’à l’époque mais plus grand oui. Ses cheveux ont ternis. Ses cernes sont mauves. Sa peau grisâtre. Sa pupille a jauni. Il a des cicatrices. Sa sueur sent mauvais.
— Tu n’as pas changé, Bajir, mon ami, ment-elle.
— Toi non plus, ment Bajir.
— Eh bien, Bajir, maintenant que le temps perdu est rattrapé, qu’est-ce que je peux faire pour toi, pour toi et ton ami ?
Bajir n’est pas dupe. Amelissa Mao a reconnu Soch’é mais choisira de faire semblant de ne pas savoir qui est-ce. Elle le peut. Il est celui des trois qui a le plus changé depuis l’époque bénie de la rue des osselets. Le temps s’est rétracté en lui comme on l’a vu, le rendant torve et plié sur lui-même.
— Tu te souviens de Soch’é ? dira Bajir.
Amelissa acquiesce. Comment aurait-elle pu oublier le frère des deux frères qui se partageaient et son cœur et son corps du temps de la fin de leur adolescence commune ?
— Les parents de Soch’é, or donc les parents de Makopé et Fernao, précise Bajir, ont quitté la ville.
— Dieu soit loué, la paix soit sur leurs épaules (etc.).
— Oui, reprend Bajir... Mais Fernao devait venir le récupérer pour qu’il passe à son tour la frontière... Et personne n’est venu... Et cela fait trois mois maintenant que j’attends... Et j’ai dépensé peu à peu toutes mes économies pour nous nourrir... Et je ne veux pas taper dans la somme que m’a laissé la mère de Soch’é pour la lui rendre... Et cela me regarde... Et je commence à être à cours de tout maintenant... Et je ne sais pas comment faire pour... Et je me demandais, Amé...
— Quoi ?
— Si tu étais encore en contact avec Fernao.
Chaque fois qu’elle entend ce prénom, Amelissa se ferme. Personne ne devait le prononcer ici, dans le foyer familial payé par son mari, qui avait certes la tête sur les épaules, et qui était probablement plus aisé que la moyenne, et qui savait tirer parti de la « situation », or donc de la guerre (il fallait bien survivre), mais qui avait aussi du coffre et des couilles, s’il voyait ce qu’Amelissa Mao voulait dire (oui). Aux yeux de ce mari, et béni soit-il d’avoir mis un toit sur sa tête au moment où elle en avait le plus besoin, et de pourvoir toujours à sa condition ainsi qu’à celle de la chair de sa chair, il était clair qu’Amelissa Mao s’était préservée pour le mariage, ce qui par ailleurs tenait-elle à ce qu’on sache était vrai. Mais qu’il n’aille pas s’imaginer des choses avec des prétendus ex-boyfriends à elle qui viendraient tout gâcher, sans même aller jusqu’à entrer dans les détails du partage des frères, ou du passage de l’un à l’autre, ou de la collectivisation fraternelle de sa personne, à des moments de sa vie où elle avait besoin d’attention et de considération et de tendresse et où elle les avait trouvées, eh bien, dans les quatre bras de deux frères alors au firmament de leur popularité de basse-cour propre à la rue des osselets. Amelissa était une beauté préservée, et intacte avant ce mariage. Il était donc clair que dans ce roman conjugal, le cas du petit coq Makopé ne se posait pas. Le cas du petit coq Fernao ne se posait pas mieux. En définitive, il valait mieux qu’on s’accorde sur le fait que Fernao et Makopé et par conséquent Soch’é (pardonne-moi Soch’é, ce n’est pas contre toi) n’avaient jamais existé du tout. Raison pour laquelle, elle ne pouvait en rien l’aider, comprenait-il ?
— Je comprends, a dit Bajir en baissant les yeux, qui, depuis des semaines, pour ne pas dire des mois voire des années, ne comprenait plus rien.
Bajir qui se retiendra de lui poser l’autre question qu’il était venu lui poser, c’est-à-dire celle qui ne voulait surtout pas lui poser, à savoir s’il te plaît, Amé, Améli, Amelissa est-ce que tu pourrais te charger de Soch’é pour moi ne serait-ce qu’une journée ou ne serait-ce qu’un soir ? C’est trop dur de m’occuper de lui tout le temps et à force d’être avec lui si la chose est possible je cesse peu à peu d’être moi...
Pendant qu’il sèche des larmes qui n’ont pas encore éclos, Amelissa Mao pose un billet de 2000 trèfles sur la table sans rien dire.
Prends, va et survis, lit-on dans son regard.
Mais comme c’est encore un billet manifestement souillé par la guerre et que Bajir prend congé sans y toucher, Amelissa Mao se met à lui hurler dessus :
— Ah tu me juges, Bajir ? Ah tu me culpabilise ? Ah tu crois que j’ai pas de cœur ? Mais j’ai quoi ou qui à me reprocher, moi ? J ’ai pas signé votre pacte de mierde, moi. Et je dois rien à vous, moi. Ni à Makopé ni rien à Fernao, ni à personne. Ni à Soch’é. Pourquoi que t’es pas allé plutôt frapper à la porte à Marioun ou à Ruibé, hein ? Pourquoi que t’es pas allé pleurer aux pieds de Melchioriko et de Little Lizzle ? Hein, pourquoi ? Pourquoi que t’es pas présentement devant les pacteuses et les pacteux plutôt qu’être venu me trouver moi, qui ai jamais fait le pari de la pureté, moi ? Moi, qu’est-ce tu veux, je suis impure et je le reste. Grâce à la guerre, peut-être, je vis dans un lieu beau, et je mange à ma faim. Mais au moins moi je vis, contrairement à toi, Baj. Parce que pardon de te le dire comme ça, Baj, mais depuis que tu nous regardes tous de haut, du haut de ta pureté, depuis que tu t’affranchis de la guerre et des morts, t’es devenu dégueulasse. Tu vois pas qu’il y a plus que toi qui se soucie de ton pacte ? C’est pas possible de pas se souiller dans ce monde. Ouvre les yeux, Bajir. Sinon tu vas crever debout, je te le dis.
Pendant tout le temps que dure sa diatribe qui résonne dans la cage d’escalier, Bajir a le temps de se demander : est-ce qu’elle me jette un sort ?
Et puis c’est oublié. Il tire Soch’é par la main. Ensemble ils disparaissent.


dimanche 31 juillet 2022 - jeudi 25 avril 2024




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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

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