Au couvent, le petit-déjeuner se prend jusqu’à 8h30. J’ai failli le manquer. Je me suis réveillé dans un tunnel : c’était ma cellule. Pas un bruit nulle part, pas même en moi. Il y a une messe à 11h30, le déjeuner à 12h30, une nouvelle messe à 18h30, le dîner à 19h30, un dernier temps de prières à 20h30. On n’ira pas jusque-là. Tous les repas se prennent au réfectoire, qui donne sur une grande baie vitrée hachée selon les rythmes, donc, de Xenakis. L’espace et les piliers sont en béton, brut, au bout de la salle une toile très longue de Kiefer qui s’intitule Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Il n’est pas nécessaire de tenter d’y répondre. Derrière une bible de plomb qui pèse 120kg, qui sont en réalité deux hémisphères de plomb, les hémisphères n’étant ici pas des hémisphères mais des pages d’un livre, se trouve, cachée, le dessin d’un buste de femme, nu. On ne peut pas le voir, mais on sait voir ce qu’on ne peut pas voir. De l’autre côté, c’est la cuisine, avec des meubles jaunes. Eux, on les voit bien. Entre, des tables en bois carrés prévues pour une dizaine de personnes. Là, les moines dissertent d’une chouette ou d’un hibou venu(e) dans la nuit, ou à l’aube, on ne sait pas. Ce matin. On n’était pas sûr. Voilà longtemps qu’il n’y a plus eu de chouette ou de hibou par ici. C’est semble-t-il quelque chose. Ou bien, qui sait, un symbole ? Une métaphore ? Du côté de l’église, trois puits de lumière (pareils aux hublots surdimensionnés d’un sous-marin, écrit Kiefer 1), mais qui ont dû subir avec le temps des dégradations liées à l’humidité : on y voit des coulures, des sillons laissées par l’eau, laquelle éclaircit les gris, les bleus, tracés qui dessinent des sillons, qui altèrent les pigments, puisque ces puits sont aussi colorés. Dehors, c’est valonné. Les arbres qui n’ont pas été soufflés par la tempête sont secs, réduits à l’état de fils un peu terreux. Les champs et l’herbe prennent des reflets bleus, presque mauves. Pas de vert. Au pied d’un arbre massif et tout entortillé, un genre de petit monticule. De là où on se trouve, on peine à comprendre si c’est, ou non, une sculpture. Ailleurs, ils ont posé une vitre en verre dans la forêt pour tisser des reflets. La lumière, quand il y en a, se prend dedans. Dans son journal, Kiefer parle d’une chapelle ou d’une église en ruine sur une bute où la vue est parfaitement dégagée. Où est-elle ? Sur le chemin, qui est indiqué par de petits grains de café, il y a des branchages fanés, parce que les fourrés de chaque côté du chemin doivent sans cesse être taillés pour qu’ils ne l’envahissent pas. Plus loin, au sujet du toit-terrasse du couvent :

Ce mur est à la fois l’idée la plus élémentaire et la plus géniale de Le Corbusier, car tout autre architecte aurait sûrement placé là un mur d’une hauteur convenable, disons d’un mètre vingt. Mais lui l’a fait plus élevé qu’une hauteur d’homme ; ce qui a pour conséquence qu’on ne voit pas rien, mais uniquement ce que le regard peut encore atteindre au-dessus du mur, qui se trouve ainsi nettement plus haut encore que l’endroit d’où l’on regarde. C’est le même effet que celui qui laisse stupéfait quand on se promène en montagne et qu’on voit des montagnes à chaque fois encore plus hautes alors qu’on pensait avoir atteint la plus haute de toutes.

Le toit-terrasse, pour nous, ce sera depuis le sol, ou par la fenêtre à l’un des étages, lorsqu’on observera les statues de femmes : robes de mariées plongées dans le temps, je veux dire dans du plâtre. Des fantômes ? Des icônes. On s’éloigne du couvent planté sur pilotis au sommet de la colline, on longe la forêt bousculée par les vents et la plaque de verre, intacte, qui réverbère, ne sachant faire que ça, réverbérer, puis la voiture. On est prêt à nous aider pour la dégager mais la boue s’est fossilisée pendant la nuit, libérant la voiture, et nos propres mouvements décentrés, ou recentrés je ne sais pas comment il faut dire.


mercredi 22 janvier 2020 - vendredi 26 avril 2024




↑ 1 Traduction Diego Rivero.

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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

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