Il faut regarder les fronts. C’est une leçon de vie. Qui pense, qui est pensé, qui ne pense pas. Qui est pensé par qui (et pourquoi). Des fois, tu marches dans la rue et tu croises des gens comme Brad Pitt, Leonardo DiCaprio, Quentin Tarantino (ça arrive). Ils ont gagné des golden globes, good for them. Mais les fronts. Leurs fronts sont parfaitement lisses. Sans expression. Fluides et dénués de toute forme d’activité cérébrale, c’est comme s’ils n’avaient jamais été touchés par la plus douces des pensées. Pourquoi ? On ne sait pas. Je veux dire, ce serait des comédiennes et non des comédiens, on le saurait. Nicole Kidman est monstrueuse aujourd’hui. Pas naturelle du tout. Et qu’est-il arrivé à Courtney Cox ? Où a-t-elle disparu sous ce masque ? Mais eux, non, ce sont juste les acteurs ou les réalisateurs les plus doués de leur génération. Marchant dans la rue, donc, on peut prêter plus attention aux fronts. Savoir ainsi qui en est et qui n’en est pas. La quête des réplicants commence comme ça. Mais moi, un réplicant, je n’aurais pas envie de le dénoncer à quiconque, j’aurais plutôt envie de l’aider. À supposer seulement qu’il ou elle ait besoin de ça, de l’aide. Brad Pitt a-t-il besoin de mon aide ? Leonardo DiCaprio est-il encore vivant à l’intérieur ? Il demeure en poster dans les chambres d’adolescentes des années quatre-vingt-dix. Moi-même, si j’avais été adolescente et non adolescent à l’époque où j’étais l’un ou l’autre (mais pas les deux), je l’aurais sans doute affiché au mur sortant tout droit de Romeo + Juliet. Mais ça m’aurait trahi. Et on aurait su alors que j’en étais réellement, non pas un réplicant, mais adolescent préférant aux adolescentes des adolescents. À la place, je préférais afficher des photos de footballeurs, ce qui était un bon compromis. F. ne m’a-t-elle pas offert, pour un anniversaire quand j’étais au lycée, un bout de PLV Calvin Klein avec Freddie Ljunberg en boxer ? Au début des années 2000, Freddie Ljunberg était l’absolute babe des terrains de foot. Aujourd’hui, que devient-il ? Lui au moins il a un front humain. Me suit-on ? Chopin fait irruption. Quid de son crâne à lui ou de son front, quand il était encore en vie, avant de mourir jeune ? Je n’ai rien contre la chirurgie esthétique. Je n’ai rien contre DiCaprio : il m’arrive même de regarder, et d’aimer, des films dans lesquels il a pu jouer. Mais n’est-ce pas étrange que des professionnels du corps sabordent leur outil de travail pour durer ? Quel serait l’équivalent du botox chez un écrivain ? Le beau style ? À méditer. Je pense à tout cela, car quand quelque chose ne va pas, j’ai besoin de faire des trucs dont je soupçonne pourtant qu’ils n’ont aucun effet concret direct sur l’origine de ce mal être. Par exemple, quand la douleur se manifeste, ou quand je pressens qu’elle va le faire, pour X ou Y signes avant-coureurs, je coupe tout le sucre dans ce que je mange. Pas de fruit ce midi. Pas de stevia dans mon café. C’est sans doute inutile. Mais ça me donne l’impression que je fais quelque chose. J’ai bonne conscience. Ayant cette impression, je peux cesser de croire que je ne fais rien (quand bien même c’est précisément ce qui est en train de se produire, donc ne pas se produire), et donc cesser de me prendre la tête, littéralement, avec ça. Est-ce la même chose avec le botox ? On se persuade qu’on est actif dans notre lutte contre notre propre, sinon mortalité, du moins obsolescence ? En cela, je suis plutôt un réplicant qu’un non-réplicant moi aussi, et ça n’est pas pour me déplaire. J’ai beaucoup de respect et d’estime pour les personnes synthétiques. Celui-là par exemple : il attend sur le quai opposé au mien à Maison Alfort. Il attend la huit, comme moi j’attends la huit, mais donc dans l’autre sens. Il fixe quelque chose intensément. C’est un peu creepy en fait. Il a une tête creepy. Il est jeune. On peut être jeune et creepy. Ce n’est pas incompatible. Lui l’est. Creepy, pas incompatible. Il porte une doudoune ouverte sur un t-shirt, ce qui est un peu étrange mais pourquoi pas. Je veux dire, bon, ça se fait. Ce qui le rend creepy, c’est qu’il fixe quelque chose ou quelqu’un avec tellement d’ardeur qu’il n’en dévie jamais. Et à le voir faire (c’est-à-dire regarder avec une telle intensité), on n’arrive pas à comprendre s’il fixe ainsi quelqu’un (ce qui le rendrait de fait assez creepy) ou s’il fixe la publicité en quatre par trois qui se trouve derrière le quai : une pub géante pour un téléphone portable à la mode (ce qui le rendrait alors méga méga creepy, et finalement normal aux yeux de notre époque). Comment se terminera cette scène, personne ne le sait, et le journal est fait pour ça : saisir des instants décorrellés de toute ramification, de toute causalité. Personne ne le sait car, ce soir, Poulpir est officiellement tirée d’affaire dans l’affaire de l’otite du lapin, c’est d’ailleurs pourquoi je la ramène de la Clinique, sur ce quai, à Maisons Alfort. La cicatrisation de l’oreille suit son court. Plus que quelques jours d’antibiotiques et ce sera fini. Son infection est passée. Son front est expressif.