Tout est gelé, blanchi, c’est beau : à commencer par l’herbe. L’herbe, c’est bien toujours le premier pas pour quoi que ce soit. Le véritable luxe, c’est de manger le lendemain midi d’un soir les restes d’un repas chiadé. Il faut d’abord ramasser les étoiles qui brillent sur la table du salon pour faire fête, bien qu’hier soir, restrictions obligent, nous n’étions que nous deux. L’une des premières choses que je fais de mon jour de l’an neuf, c’est ranger mon bureau et faire en sorte que tous les fils se concentrent en un faisceau de fils mais cachés, dans un tiroir, un renfoncement de la matière. Me voilà prêt à faire ce que j’ai à faire. Je cherche un écran flicker-free pour les yeux. Naïvement je me dis : posséder quelque chose me rendra meilleur, quand bien même posséder quoi que ce soit ne fait qu’entretenir le cycle de la possession en ce monde qui ne rend rien meilleur, ni personne. Je possède, je suis possédé. Comme chaque premier janvier je fais mes chiffres du semestre de moi. Le mal (être et avoir), la douleur quoi. Plutôt que d’être possédé par l’acte consumériste le plus basique qui soit (choisir un nouveau gadget), je serai possédé par le langage du consumérisme de base : s’en remettre à des chiffres et des courbes encore. Il y a six ou huit mois le monde vibrait selon des courbes de contaminations, d’hospitalisations, de morts ; aujourd’hui c’est à qui aura la plus grosse courbe de vaccination, quelle fatigue. Je fais pourtant toujours mes stats de la douleur ; sans elles, je ne sais pas me situer. Saurai-je mieux le faire avec ces graphes ? Essayons. C’est une très bonne année. 2020, je veux dire. La douleur a baissé drastiquement. Les triptans sont pratiquement réduits à rien (trois). Je ne suis plus sous traitement. Je revis peu à peu. Mais c’est une année comme les autres. Le nombre de crises, de 2008 à ce jour, est à peu près constant d’année en année. En 2020 même : une de plus qu’en 2019. Une, ce n’est rien. Mais quels que soient les traitements, les antalgiques, les privations de liberté (le protocole sanitaire appliqué à soi-même) que je m’impose, le régime alimentaire, je vis grosso modo au même rythme et rien n’a d’influence sur rien. Que choisir de croire alors ? Que c’est mieux ou que rien ne change ? Que les incendies sont à peu près sous contrôle, malgré un nombre d’étincelles identique. Peut-être qu’il convient de se dire qu’au fond ces choses nous dépassent, ce qui est en soit absolument tragique (on ne peut rien faire pour échapper au prisme de la douleur), soit terriblement réconfortant (quoi qu’il se passe tu n’y es pour rien, et il te suffit donc de vivre ta vie comme tu l’entends). Ou alors une troisième voie que je n’ai pas encore élucidée, qui n’est pas la synthèse des deux autres, mais qui serait plutôt une forme d’uchronie particulière à mon mal. Je ne sais comment la formuler mais je sais ceci, pour l’avoir lu ailleurs 1 :

Plus l’on se bat contre un symptôme — comme rougir, bégayer en public ou être en proie à un tic — et plus fort devient le symptôme dès qu’il réapparaît (que l’on pense aux scènes éprouvantes où l’on voit le roi George prendre — ou plutôt ne pas arriver à prendre — la parole dans le film Le Discours d’un roi. Viktor Frankl décrit ce mécanisme comme "la peur de la peur" (...) Le souci de l’image que l’on offre de soi-même, ou la conscience aiguë de ce que l’on est en train de faire, ou encore l’anticipation soucieuse d’une situation, sont autant de manifestations d’une peur fondamentale, et toutes ont pour propriété de causer précisément cela même qui est redouté. (...) On se trouve là dans un cercle vicieux dont il est malaisé de s’extraire : à la seule pensée que le symptôme se déclenche se déclenche le symptôme. (...)

Avant de préciser un peu plus loin que pour Confucius « la réponse la plus appropriée aurait consisté à accepter de cesser de vouloir résoudre le problème ». Mais cela ne nous aide pas non plus à nous défaire des chiffres. Comme eux, quel que soit le problème qui se pose, la réponse consistant à ne rien faire du tout pour tâcher de le résoudre est à la fois le chemin le plus court (pour ne rien faire, il n’y a rien besoin de faire) et le plus long (ne rien faire quand un problème se pose nécessite une forme d’attention particulièrement élevée pour ne pas se laisser tenter à faire quelque chose, comme par exemple acheter un écran flicker-free, de sorte qu’il est plus facile de faire quelque chose d’accessoire plutôt que de ne rien faire du tout). Que faire, justement, de tout cela ? La moindre question, quand on se met en tête d’essayer d’y répondre, ne fait naître que toujours plus de questions, qui ne sont ni dérivées de la première, ni des traductions d’elle en d’autres questions. Elles ne sont que ça, autres, clignotant imperceptiblement comme nos écrans flickerisés clignotent à notre insu même, forçant l’œil constament à faire focus X fois par microsecondes car nous sommes ça nous autres : bombardés de toute part.


lundi 1er février 2021 - samedi 27 avril 2024




↑ 1 En l’occurence chez Romain Graziani, L’usage du vide, Gallimard.

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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

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