Ma fille m’a appelé depuis la fac. C’est une étudiante sérieuse, de très bonnes notes, talentueuse à tous les niveaux.
« Quelle heure il est ? », elle a demandé.
J’ai dit : « Il est deux heures. »
« D’accord », elle a dit. « Il est deux heures. Tu peux m’attendre pour quatre heures : quatre heures à cette horloge qui en indique deux. »
« C’était ma montre », j’ai dit.
« Parfait », elle a répondu.
Moins de cent-cinquante kilomètres, un trajet simple.
À quatre heures moins quart, je suis descendu dans la rue. J’avais ces idées en tête : attendre sa voiture, lui garder une place de parking, être là et lui faire signe au moment où elle entrerait dans le quartier.
À cinq heures moins quart, je suis remonté.
J’ai changé de T-shirt. J’ai essuyé mes chaussures. Me suis regardé dans le miroir pour voir si je ressemblais à un père.

Elle est arrivée un peu après six heures.
« Des bouchons ? » j’ai demandé.
« Non », elle a dit, et, non, elle n’a rien ajouté.
Après le repas, elle s’est plainte de douleurs insupportables, pliée en deux à même le sol, dans la salle à manger.
« Mon ventre », elle disait.
« Quoi ? », j’ai demandé.
Elle a dit : « Mon ventre. C’est horrible. Appelle un médecin. »
À quelques minutes de chez moi, il y a un grand hôpital plutôt réputé. Des stars y vont, des hommes politiques, des gens qui doivent probablement savoir ce qu’ils font.
Grâce à l’aide d’un concierge et d’un technicien, j’ai pu emmener ma fille à l’hôpital. En quelques minutes, deux médecins et une équipe d’infirmiers ont pris les choses en main.
Je suis resté derrière, j’ai regardé.
C’était plusieurs heures avant qu’ils parviennent à la soulager et à nous donner enfin leur diagnostique.
Des maux de ventre, une crampe d’estomac, une sorte d’attaque tenace au niveau de l’intestin mais difficile d’être plus précis. Des douleurs diffuses, pas marrantes, mais rien qui mérite qu’on s’en inquiète ou qu’on s’en préoccupe.

Nous avons quitté l’hôpital à pied en passant par une série de tunnels afin de couper court pour rentrer. Rentrer discrètement, je veux dire, puisqu’à ce moment là il est quatre heures du matin en pleine ville, et que même si les rues sont peu nombreuses, chacune d’entre elles à traverser est un défi pour quiconque a la carrure discrète. On s’est donc débrouillés pour traverser les passages souterrains, ceux qui relient entre elles les différentes ailes de l’hôpital, enfin, jusqu’à ce que nous soyons forcés d’en sortir, de retrouver la surface et avec elle tous les dangers du monde. On a débouché sur une rue déserte : déserte jusqu’à ce que je le vois, lui, un homme qui allait de voiture en voiture. Il avait quelque chose sous le bras. Ça ressemblait à un parapluie fermé, mais ça ne pouvait pas être ce à quoi ça ressemblait. Non, non, ça devait forcément être un outil pour entrer par effraction maquillé en quelque chose d’innocent.
Il s’est retourné vers nous quand nous nous sommes rapprochés, avant de se remettre au travail (rôder autour des voiture, essayer d’ouvrir les portes, parfois en se servant de son truc pour forcer les vitres).
« Ne regarde pas », j’ai dit.
Et ma fille a dit : « quoi ? »
J’ai dit : « Il y a quelqu’un de l’autre côté de la rue. Il essaye de forcer les portes de voitures. Continue juste de faire comme si tu ne l’avais pas vu s’il te plaît. »
Ma fille a répondu : « Où ça ? Je le vois pas. »

J’ai mis ma fille au lit et la facture de l’hôpital sur mon bureau, puis j’ai laissé tomber ma tête sur l’oreiller et j’ai écouté.
Il n’y avait rien à entendre.
Avant de m’abandonner au sommeil, je n’avais qu’une seule chose en tête : le garçon dans la salle d’examen en face de celle de ma fille, de l’autre côté du couloir, et combien j’avais eu envie de crier chaque fois que ce garçon s’était mis à crier pendant qu’on suturait sa main.
« Enlevez ça ! Enlevez ça ! »
Voilà ce que le garçon hurlait lorsque le chirurgien essayait de refermer la plaie.
Je repensais à cette sensation qui m’a traversé lorsque j’ai entendu cet horrible son. Le garçon voulait qu’on retire l’aiguille. Je suppose que l’aiguille lui faisait encore plus mal que la blessure qu’elle était censée soigner. Ensuite, j’ai pensé à la facture des Urgences et j’ai converti le montant, d’abord en tickets de cinéma, puis en nombre de chemises repassées, de celles qui vous sont rendues sur des cintres et pas dans ces horribles sacs.

©Gordon Lish, traduction Guillaume Vissac

jeudi 14 juillet 2011 - lundi 29 avril 2024


La nouvelle Fear : four examples de Gordon Lish est tirée de ses Collected Fictions, parues en 2010 chez OR Books. Les nouvelles présentées dans cette anthologie n’ont pas connu, à ma connaissance, de publication en français. Gordon Lish est né en 1934. Editeur et écrivain, il a notamment enseigné la création littéraire et édité des auteurs tels que Raymond Carver ou Amy Hempel. La traduction proposée sur cette page étant purement gratuite et 100% non-autorisée, je m’engage à la retirer si d’aventure l’auteur et/ou l’éditeur de ce texte en fait la demande.
Cette traduction est proposée directement sur cette page, ainsi qu’en formats PDF et Epub disponibles en lien en bas de page.



Gordon Lish - La peur : quatre exemples

Gordon Lish, La peur : quatre exemples (Epub)



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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

Livres : Vers Velvet (Pou, Histoires pédées, 2020). Accident de personne (Othello, réédition 2018) · Le Chien du mariage (traduction du recueil d'Amy Hempel, Cambourakis, 2018) · Mondeling (avec Junkuu Nishimura, publie.net, 2015) · Coup de tête (publie.net, 2013, réédité en 2017) · Accident de personne (publie.net, 2011) · Livre des peurs primaires (publie.net, 2010) · Qu'est-ce qu'un logement (publie.net, 2010)