Ce texte fait suite à l’invitation de Laurent Margantin d’écrire sur l’état de sécurité, et notamment l’assignation à résidence, dans le cadre de la web-association des auteurs et de sa proposition du mois de janvier. Il s’agit d’un extrait de la fiction Bajir à lire habituellement sur Wattpad, dont il constitue le douzième épisode. S’agissant d’un récit pour le moins aléatoire et éparpillé, la lecture des précédents épisodes est tout sauf indispensable.

Bajir est à la nuit offert. Il marche dans une rue tramée au noir, des lignes fixes, fines fines, paralysées, l’asphalte dur et quadrillé, c’est ce genre de décor. Il a mal mais il marche, le successeur de Ruibé lui a mis de l’argent dans le fond de son poing, on en est là à peu près. La lumière jaune est pleine d’huile, les flaques d’eau dans les rues sont de l’huile, la lumière électrique se prend dedans, d’où la texture, d’où l’onctuosité. À cet endroit de la ville, pense Bajir, il me faudra deux heures pour rentrer. Et puis, une fois rue des osselets, monter voir ton reflet dans la grosse poignée ronde et te laisser tomber quelque part, faire le mort. Bajir a des bleus plein les côtes, il respire. Il respire néanmoins. C’est un mot que Maarko pratique à voix haute. Mais lui, Bajir, néanmoins, ce n’est pas pour lui, ça. Dans l’état où il est, il en est à entendre au loin l’effervescence des cachets ronds qu’on immerge dans de l’eau. Ça lui joue sur les nerfs ce son-là. Il n’a besoin de rien pour l’entendre et c’est ça le problème. L’ours lui disait, avant ou bien après une séance d’entraînement dans un sous-sol en ciment qui absorbait le son des impacts et des coups sur la chair, que des trucs comme ça, des cachets ronds qu’on immerge dans de l’eau, ça valait cher au marché noir. Bajir s’en fout. Il en a vu chez Maarko plein les tiroirs. Il avait mal, sans doute, l’ours n’arrêtait pas de répéter :
— Si tu as mal mais allonge-toi et fais le mort.
Et puis quoi ? Il fallait obéir à l’ours, c’était le deal. Le deal, c’était toujours d’obéir à quelque chose ou quelqu’un. Et plus tard, Bajir donne des coups dans du ciment. L’ours lui fait signe de se taire. D’arrêter. De prendre le temps de la respiration. Il se déplace comme l’eau, pense Bajir, quand elle file aux copeaux des fougères, quand on arrive à l’aube. L’ours est petit, tout maigre, plein de rides, on ne sait pas trop pourquoi on l’appelle l’ours, ça n’a pas de sens. Doit y avoir une raison. Il dit :
— Mais respire.
— Il faut pas me dire ça. Quand j’ai conscience de ma respiration, j’ai l’impression que j’étouffe.
Après l’entraînement, Bajir fume un cul de mégot noir avec ses doigts rongés jusqu’au moigon. On est au bout des choses, on est dehors sans doute. Comme le disait Amelissa Mao, la soleil tombe, t’as vu ? On est au bord de rompre tout contact avec le jour. Il y a encore de la fumée dans une gueule qui ne fume pas, celle de l’ours, on doit être léger au niveau des températures. Une tierce personne a fait son apparition, on ne sait pas grand chose à propos de cette tierce personne (encore un mot venu de la bouche à Maarko), si ce n’est que l’ours la connaît et lui parle avec une certaine bonhomie. Bajir écoute sans écouter, il a l’œil dans le lard du soleil qui descend. Cramoisi dans de la graisse bouillante. Les paroles continuent : on en est à cette blague que tout le monde raconte un peu partout, on ne sait plus trop qui à qui, dans quel sens ou pourquoi, mais elle se propage, elle fait fonction de lien social. Ça commence par une histoire d’internement dans une structure fermée, sécuritaire, psychiatrique ou militarisée (ça dépend des versions), et ça se termine toujours par un détenu qui répète à qui veut l’entendre que c’est une erreur, qu’il n’a rien à faire ici. Et tout le monde lui répond moi non plus. L’histoire se termine comme ça et là personne ne rit de l’avoir trop entendue. L’ours dira aussi :
— Toi, tu sais pas ce que c’est que l’AAR, le vrai.
Bajir savait-il ce que ça voulait dire, AAR ? Motus en tout cas. Il regarde l’ours dire. Raconter son histoire à cette tierce personne.
— Un type à moi (il a vraiment dit ça comme ça cet ours, un type à moi) s’est retrouvé AAR du jour au lendemain. Convoqué chez les flics au matin. Il est revenu chez lui avec un gaffe au cul.
Bajir avale de la fumée mêlée à sa salive, c’est bon. La soleil lui crache dessus, on dirait qu’il fait plus môme quand son visage s’éclaire comme ça parce que le lard commence à fondre dans le rouge, là, au loin.
— Un procès verbal d’AAR, ça se torche en dix minutes. C’est un flic qui fait ça. Dix minutes. T’appelles, t’appelles pas ? Même si tu fais appel tu dois te coltiner ton gaffe le temps que la cour te le refuse, ton appel, alors ça sert à rien d’appeler. Je sais pas si dans les faits Pavlic a fait appel… Il s’appelait Pavlic.
Il ne s’appelait pas Pavlic : en fait Bajir a oublié son nom. C’était consonantique, ça ressemblait à ça sans doute mais ce n’était pas Pavlic. Pavlic c’était le nom d’une fille qui, après avoir foutu la canette compactée entre les jambes de Soch’é, un jour, au hockey, rue des osselets, jadis, relèvera son t-shirt sur sa tête pour célébrer son but et montrer aux gamins ce que c’était, pense Bajir, qu’un torse de fille plein de côtes et de seins pâles aplatis, distendus par la torsion des épaules en arrière. Et les veines bleues dessous, Bajir a ça devant les yeux quand il y pense, des veines.
Bajir : la nuit mord sur les fils de sa barbe, il y a de la sueur je crois, il ferait mieux de trouver quelque part où dormir au lieu de chercher à rentrer à tout prix, il continue de se souvenir de ce moment sans importance à la place, du nom Pavlic et de ce qu’il soulève, on ne sait pas bien pourquoi. L’ours :
— Du jour au lendemain, mais Pavlic n’a plus le droit d’être seul ! Ses sorties sont limitées, minutées, et il a l’obligation de loger le gaffe chez lui. Mais oui, c’est le principe d’une AAR : tu te fais fliquer par un gaffe mais tu dois le loger et le nourrir, ton gaffe, sinon c’est pas humain.
Bajir a du mauve dans les yeux et dessous, des cernes, ça lui donne l’air malade ou camé ou violet quand on le regarde par en-dessous mais ça n’est pas vilain. Ça lui va bien. Il a oublié un bout de cette conversation mais pas la fin. La fin, pense Bajir, c’est la chute de l’histoire.
— Mais c’est comme avoir une sale musique dans la tête en permanence, ce truc-là. Tu te lèves le matin, le gaffe est là à t’attendre. Tu manges, il te voit mastiquer. Tu vas chier ou pisser, tu laisses la porte ouverte pour qu’il surveille ce que tu fais. Il tient à jour un agenda de ce que tu fais, mais où, et en quelle quantité, quelle substance, quelle odeur, quelle texture, mais tu veux que je te dise ? Mais c’est pas ça le pire ! Tu parles à une femme qui n’es pas ta femme mais que tu veux, eh bien, séduire, et il est là à sourire sous son nez. Le jour où ta femme légitime quitte le domicile conjugal, il te regarde la regarder aller et allumer une cigarette, il la partage avec toi, même. Il la voit lui aussi disparaître depuis l’appartement, par la fenêtre, elle est là et elle marche dans la rue avec deux trois affaires qu’elle a emportées et personne ne sait si on est censé se sentir triste ou soulagé ou vide ou autre chose, tu vois le genre ? Mais c’est pas ça le pire. Ça se répète en permanence, en fait le gaffe est là quoi que tu fasses, il ne fait rien, juste il est là. C’est comme essayer suivre une histoire compliquée, un truc qui n’arrête pas de faire des flashbacks et des flashforwards en permanence, on est là à avoir du mal à suivre, à se dire perpétuellement mais on est où, là, putain, dans le présent ou dans le passé ?
Bajir comprend ce qu’il veut dire. Le soleil a fondu, c’est presque noir dans ce qu’il reste de lueur. Ça se prend dans ses sourcils et le cul de la clope qu’il a dans la bouche c’est plus qu’un mégot froid, mouillé.
— Comment il fait pour dormir ? demande la tierce personne. Le gaffe, comment il fait pour dormir s’il doit toujours veiller ?
L’ours n’en sait rien. Ce n’est pas son histoire, c’est une histoire. Peut-être est-ce vrai ce qu’ils disent aux femmes qui viennent d’être mères, les conseils qu’on donne quand on nettoie le placenta sur les cris du gamin : il faut dormir en même temps que lui, quand il dort, si on veut se reposer. L’ours répète souvent les mêmes mots :
— Mais c’était pas ça le pire. Le pire, c’était pas de vivre des heures en sa présence, c’était pas d’être épié pendant la caque, la porte ouverte, c’était pas de plus pouvoir travailler à cause de l’assignation à résidence, c’était pas les repas, c’était pas devoir nourrir le gaffe ou lui proposer un lit convenable (c’est écrit dans le procès verbal tamponné chez les flics, mais oui), c’était même pas de se dire que ça n’aurait jamais de fin, non, même pas, parce que tu veux que je te dise ?
Il n’y avait pas de place pour une réponse dans cette question.
— Ce que Pavlic m’a dit qui était le pire, mais ça n’a rien à voir ! Le pire, disait Pavlic, c’est qu’à chaque fois que j’avais un air dans la tête ou que j’écoutais un truc ou que je chantonnais, je sais pas moi, une chanson, ou que je voulais siffler quelque chose, tu sais ce qu’il faisait le gaffe ? Il était là à siffler autre chose par dessus.
C’était la chute de l’histoire. Pourquoi, comment, quand ce type qui ne s’appelait pas Pavlic avait été fait AAR, personne n’en sait rien. Une quantité de mouvements et de déplacements enseignés par l’ours à l’époque sont partis eux aussi. À Bajir, il lui reste cette phrase :
— Dans un souci d’efficacité, le krav-maga est en perpétuelle évolution.
La mémoire, c’est plein de nœuds cobalt immergés dans une mer malade qui passe son temps à les délier alors, pense Bajir, tout ce qu’il reste c’est des fils.


vendredi 29 janvier 2016 - jeudi 18 avril 2024




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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

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