Elisabeth Filhol, La centrale, POL

Alors bleu ? Pourquoi un bleu d’autant plus intense que le taux de radioactivité autour de la cuve est élevé ? À l’intérieur, la réaction de fission est stoppée. Le cœur s’est refroidi. Mais des radionucléides continuent à se désintégrer et à émettre des rayonnements. Entre autres des particules chargées de très haute énergie qui traversent les parois de la cuve et interagissent avec l’eau de la piscine à une vitesse supérieure à la vitesse de la lumière dans l’eau — tout de même inférieure à la vitesse de la lumière dans le vide. Il se produit sur le trajet de ces particules un phénomène lumineux équivalent au phénomène sonore qui accompagne le franchissement du mur du son. La perturbation crée une onde de choc. Dans l’air, c’est le bang caractéristique des engins supersoniques. Dans l’eau, un flash de lumière dans les fréquences du bleu et de l’ultraviolet. À la pause de dix heures trente, quelqu’un lui pose la question — un gars comme nous, qui a déjà travaillé sous le dôme du bâtiment réacteur et s’en étonne. Il donne à la question la seule réponse possible, sans rien céder sur l’essentiel, cette couleur, ces flashs de lumière que l’on retrouve produits par des particules cosmiques dans l’humeur vitreuse des astronautes, c’est l’effet Tcherenkov. Bleu. La vraie couleur du nucléaire.
Ce qui est à l’œuvre au cœur du réacteur, c’est l’illustration par l’exemple de la fameuse équation d’Einstein, E = mc2, qui met face à face, dans un rapport constant, l’énergie et la masse, deux choses qu’il n’allait pas de soi de rapprocher, l’une établie comme proportionnelle à l’autre, tant il est vrai que rien ne disparaît mais se transforme. Un neutron libre percute un atome. Plus précisément, un atome lourd, uranium ou plutonium, capte au sein de son noyau un neutron libre. Le noyau devient instable, se scinde en deux, et libère deux ou trois neutrons. Parce qu’il perd en masse, sa fission dégage de l’énergie. À l’échelle de l’atome, c’est une énergie considérable. À notre échelle à nous, elle ne le devient que par le principe même de la fission nucléaire qui veut qu’une fois amorcée, la réaction se propage à des milliards d’atomes en quelques fractions de seconde. La sensation de l’homme qui comprend ça, qui sait être le premier dans l’histoire des hommes à le comprendre ? Lise Meitner La sensation de cet homme, en l’occurrence une femme, Lise Meitner, réfugiée en Norvège en 1940, à l’instant où l’idée jaillit qu’elle sait être la bonne, d’une portée inimaginable, sans commune mesure avec ce qui a été mis au jour jusqu’ici ? En salle de contrôle, un agent appuie sur le frein. Deux, puis quatre, puis huit neutrons libérés, et la réaction s’emballe. L’idée, n’en laisser libre qu’un seul et absorber les autres. Le nucléaire civil, c’est ça. Le ronronnement d’une chaudière. Un neutron, une fission. Une fission, un neutron. Au milieu le modérateur, graphite, eau légère ou eau lourde - dans les années quatre-vingt, les Russes privilégient le graphite. Et les barres de contrôle - bore, cadmium. Tous absorbeurs de neutrons.

Les barres sont mobiles. En position basse, elles plongent au cœur des assemblages de combustible dont la réactivité diminue jusqu’à l’arrêt complet. En position haute, le réacteur tourne à plein régime. Entre les deux extrêmes, les agents de conduite ajustent la puissance aux besoins d’approvisionnement du réseau électrique. Deux mécanismes garde-fous existent. Le premier interdit la remontée de la totalité des barres de contrôle pour prévenir un emballement du système. Le second déclenche automatiquement leur chute en cas de situation anormale - de température ou de pression, par exemple.

Le 25 avril 1986, à la centrale nucléaire Lénine sur les rives de la rivière Pripyat en Ukraine, quinze kilomètres au nord-ouest de Tchernobyl, deux cent onze barres de contrôle sont à la disposition des opérateurs, techniciens, contremaîtres et ingénieur en chef qui pilotent l’arrêt de la tranche numéro quatre. C’est un arrêt ordinaire pour travaux de maintenance. Le réacteur est de type RBMK, une filière à eau bouillante modérée au graphite, développée par l’URSS et exploitée uniquement à l’est du rideau de fer. Sur cette filière, le combustible peut être déchargé et rechargé tout au long de l’année. Tandis qu’en Occident, les mêmes opérations doivent être précédées d’une mise à l’arrêt complet du réacteur. Le déchargement du combustible usagé permet d’extraire certains produits de fission recyclables tel que le plutonium 239. La supériorité de la technologie soviétique est donc de pouvoir satisfaIre à la fois les besoins des civils en énergie électrique et ceux de son armée en plutonium de qualité militaire prélevé en quelques heures à la demande. Cet avantage a des inconvénients au plan de la sûreté. Les réacteurs RBMK sont réputés instables à faible puissance. Et en cas d’accident, l’absence de cuve autour du combustible et d’enceinte hermétique autour du réacteur prive la population d’un espoir de confinement des matières radioactives.

La procédure d’arrêt de tranche est enclenchée le vendredi 25 avril au matin. Cette réduction programmée, par paliers, de la puissance du réacteur avant son arrêt complet, sera mise à profit pour faire un essai d’îlotage. L’objectif est de simuler une perte d’alimentation électrique. (…)

Après une matinée de baisse de charge progressive par insertion automatique des barres de contrôle, un premier palier est atteint à 13 heures. Au même moment, le répartiteur de Kiev doit faire face à un besoin accru de courant sur le réseau local et demande au directeur de la centrale d’interrompre la baisse de charge. Sa demande est contraire à la procédure, mais elle est acceptée. Le réacteur va devoir fonctionner pendant plus de dix heures à mi-puissance. Ce régime anormal de fonctionnement libère dans les réacteurs de type RBMK une grande quantité de xénon, un gaz rare qui a la particularité de capter les neutrons et de faire chuter la réactivité. À 23 h 10, lorsque les agents de conduite reprennent la procédure, l’empoisonnement au xénon provoque un effondrement brutal de la puissance. À ce stade, l’essai d’îlotage devrait être abandonné car le réacteur ne libère plus l’énergIe nécessaire. Mais le responsable décide de mener le test à son terme. Ordre est donné aux opérateurs de passer en commandes manuelles et de faire l’inverse de ce qui a été fait au cours des vingt dernières heures, à savoir relever les barres de contrôle afin de relancer la réaction en chaine. Un dispositif de sécurité bloque la remontée des trente dernières barres. Ce dispositif est déconnecté, de même que les mécanismes automatiques d’alarme et d’arrêt d’urgence. De trente barres, on passe à vingt, puis douze, puis six. Le niveau de puissance remonte. Mais le réacteur est devenu très instable et les opérateurs doivent procéder à des réglages à intervalles répétés de quelques secondes. Un chef d’équipe réclame que soit stoppé le programme d’essai en cours, l’ingénieur en chef s’y refuse. À 1 h 22, la poursuite de l’essai entraîne un nouvel effondrement de la puissance, les dernières barres de contrôle sont relevées. Centrale nucléaire Lénine de Tchernobyl À 1 h 23, une première explosion suivie d’une seconde soulève les mille tonnes de la dalle de couverture. La dalle retombe à la verticale, mettant le réacteur à ciel ouvert. L’afflux d’oxygène enflamme le graphite. Du combustible, des composants du cœur et des éléments de structure sont projetés sur les bâtiments adjacents, et un nuage de fumée et de vapeur d’eau chargées de radionucléides s’élève jusqu’à huit kilomètres dans l’atmosphère. Rapidement, les composants les plus légers, y compris des produits de fission et pratiquement tout l’inventaire des gaz rares, sont soufflés par les vents dominants en direction du nord-ouest. En cette fin d’avril 1986, l’anticyclone s’est installé sur l’Europe. Il a fait beau et chaud ces derniers jours, et dans la ville nouvelle de Pripyat à trois kilomètres de la centrale, des hommes et des femmes dorment la fenêtre ouverte, réveillés par les explosions, certains s’apprêtent à se lever mais se ravisent, très vite le silence retombe, il est 1 h25.


dimanche 7 mai 2017 - samedi 4 mai 2024




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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

Livres : Vers Velvet (Pou, Histoires pédées, 2020). Accident de personne (Othello, réédition 2018) · Le Chien du mariage (traduction du recueil d'Amy Hempel, Cambourakis, 2018) · Mondeling (avec Junkuu Nishimura, publie.net, 2015) · Coup de tête (publie.net, 2013, réédité en 2017) · Accident de personne (publie.net, 2011) · Livre des peurs primaires (publie.net, 2010) · Qu'est-ce qu'un logement (publie.net, 2010)