Nicolas Frize



  • 301019

    30 novembre 2019

    Dans « L’oreille aux portes », documentaire radio sur un compositeur en quête de son(s) dans un hôpital, Nicolas Frize explique qu’une des raisons pour laquelle la musique contemporaine angoisse le grand public, c’est qu’elle est associée par lui à des scènes bien particulières, notamment au cinéma. En l’occurrence, dans des films d’horreur. Et effectivement qui n’a jamais entendu, pendant une scène où il est nécessaire d’accroître par tous les moyens la tension (aussi bien la tension narrative que celle du spectateur plongé en elle), une série de cordes stridentes, des accords répétitifs, des dissonances, ou bien (mon préféré), pour illustrer la prolifération bactériologique ou en tout cas suggérer la présence d’une créature quelque part, ces suites de mono-sons très rapides, cordes là encore le plus souvent, mais néanmoins un peu aqueux, huileux, organiques quoi. On entend souvent ça dans X-Files (qui sont, en anglais, Les X-Files comme Batman est le Batman). C’est cheesy. Par exemple, dans la bande originale de The Thing, composée (je le découvre) par Ennio Morricone, cela donne un morceau comme « Contamination ». Dans ce film, il y a en a un autre particulièrement au-dessus du lot, c’est « Humanity Pt 2 ». Au moment où il intervient dans le film, n’ayant aucune image en visuel, j’ai cru que le générique de fin s’ouvrait là. Ça aurait été le meilleur moment possible pour clore l’intrigue. C’était l’acmé narratif, musical et, tout simplement, d’ambiance générale. Aurais-je eu la même impression en regardant normalement les images ? Le grand public a-t-il cru ce que j’ai cru ? Revoilà ce mot dont je ne sais que faire. Car c’est quelque chose qui revient bien souvent au quotidien dans nos activités. Le grand public. Ou pour le dire autrement, le plus grand nombre. Mais c’est qui ou c’est quoi, ce grand public ? Existe-t-il ? Ou elle ? Que mange-t-il ? Que lit-il ? Il y a des classements de meilleures ventes, bien sûr, mais on s’efforce plutôt de ne pas les regarder. Il y a les impressions d’ensemble (il faut se méfier des impressions d’ensemble). Il y a cette lente montée en tension là encore, au fur et à mesure que le morceau progresse, jusqu’à cette brutale accélération du thème à l’orgue, un thème qui n’est pas un thème à proprement parler d’ailleurs, il ressemble plus à une série de mesures répétitives comme on en retrouve par exemple dans les Vexations de Satie (partition à jouer 840 fois de suite), et dont on trouve une bel épuisement des formes hors piano 1 sur Ubu web. À coup sûr, les Vexations n’étaient pas destinées au grand public 2. Jérôme Orsoni citait il y a quelques mois Morton Feldman : « Si plus de cent personnes aiment ta musique, elle est commerciale. » Du reste, je ne parviens pas à trouver sur le web des enregistrements de Nicolas Frize, qui explique vouloir « contourner toute valeur marchande attribuable aux créations ou à leurs éventuelles traces ». Qu’en est-il de nos écritures ? À qui les destine-t-on ? Quand la réponse à cette question est personne, pourquoi les publier ? J’entends par là, passer par le truchement (littéraire, commercial, industriel) d’un tiers et non rendre public. Comprendre : s’en remettre à un éditeur plutôt que de le publier tout seul sur le web, ou sous une forme de micro-édition. L’autre jour, j’expliquais à T. le principe narratif qui régit Chiasma : deux récits en miroir, dont l’un se déroule à l’envers. Je n’ai pas encore tranché sur ce que j’entends par à l’envers. Est-ce que l’ordre des paragraphes est décroissant au lieu d’être croissant ? L’ordre des phrases elles-mêmes au sein de ces paragraphes ? Je me dis que de composer carrément des séquences dont les phrases apparaissent à la lecture dans l’ordre inverse de leur déroulement narratif, ce serait plus juste vis à vis ce que je veux atteindre, et par là même représenter. Mais serait-ce lisible ? Sans doute que non. Il faut tester. T. avait l’air de penser que non. Et si c’était quelque chose qui m’était présenté par l’un des auteurs avec qui je travaille, je dirais, ou penserais, exactement la même chose. Pendant un moment, j’ai même envisagé proposer ce texte complètement à l’envers : il faudrait donc un miroir pour le lire. Qui lirait une chose pareille ? Nous retombons sans doute sous les cent personnes de Morton Feldman. Est-ce grave ? Qu’attend-on de l’écriture ? D’être lu par le plus grand nombre, ou d’être tout simplement soi ? J’écrivais hier, sur des sujets bien proches, que cette indécision était source chez moi de schizophrénie. Et me voilà à écrire, pour autre chose encore, aujourd’hui cette fois : c’est moins clivant. Que m’arrive-t-il ? J’ai cru un moment que Grieg me permettrait d’écrire des choses plus expérimentales, tout en me laissant la possibilité à côté de publier des romans plus normés. Mais dans Chiasma ou Eff, est-ce que je veux faire un effort quelconque pour être lu par le plus grand nombre ? Non, je veux simplement être juste. Même chose pour Grieg en réalité. Et la réalité, justement, de mon écriture actuelle, c’est que je n’en attends strictement rien : je la pose dans un coin noir de l’écran et je l’oublie.


  • ↑ 1 « Pianoless Vexations ».